"Longtemps resté dans un tiroir, ce bouquin est à présent sur ses rails. Bizarrement, aucun titre ne me donne satisfaction. Le radeau de l’infortune? Le vieux fidèle et la mer? Le phare de lumière?.
Voici comment le livre d'Alain Sapanhine qui vient de mourir le 16 février 2019, à l'âge de 71 ans, commence.
Il y avait consacré beaucoup de temps.
A titre posthume, je m'en vais le publier avec le titre "Le phare de lumière", paragraphe par paragraphe comme je le fais pour mes propres eBooks.
Préface |
Chapitre 1 |
Chapitre 2 |
Chapitre 3 |
Chapitre 4 |
Chapitre 5 |
Chapitre 6 |
Chapitre 7 |
Chapitre 8 |
Chapitre 9 |
Chapitre 10 |
Chapitre 11 |
Chapitre 12 |
Chapitre 13 |
Chapitre 14 |
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Préface
Vous allez rentrer dans le petit univers d’Ernesto Che Ciencaminos, un vieux pêcheur d’espadons rencontré à Cojimar, village à portée de fusil de La Havane où Hemingway composa son Vieil Homme et la Mer. Son sosie dont j’ai partagé l’existence durant plusieurs mois m’a fait comprendre que rien n’a vraiment évolué, sinon en pire, depuis la révolution castriste. La trame du roman en découlera. Indépendantiste de toujours, sa vie va basculer suite à une rencontre avec un jeune musicien revenu ingambe de la guerre d’Angola, mais également héritier du plus bel esquif de la coopérative. Trois épisodes dans l’univers de la débrouille plus tard, le petit s’enfuira à Miami avec le bateau. Jugé responsable, il se retrouvera en taule ou paradoxalement son directeur, un autre naufragé du système, l’aidera à se reconstruire. Libéré suite à une erreur administrative, Papito tentera vainement de mettre sur pied le syndicat de travailleurs de ses rêves et, c’était couru, se retrouvera seul comme jamais. Venu à son secours, un cyclone d’anthologie détruira tour à tour les trois symboles du pouvoir, vengeance céleste qui l’amènera à rencontrer le lieutenant Alcaida, lequel va tenter sur son dos un bluff monumental. Apothéose d’enfer, c’est lui qui triomphera in extremis de Yemana l’espadon mythique, mais également symbole de la liberté dans la Santeria cubaine.
Les personnages principaux
Yemana, l’espadon mythique du chef d’œuvre d’Hemingway, seul humain à avoir osé traiter el Commandante de descarado et s’en être sorti vivant
Ernesto Che Ciencaminos, le vieil imprécateur de la coopérative piscicole de Cojimar Miguel, jeune guitariste revenu ingambe de la guerre d’Angola dont il fera son aspirant Gégèncito son petit-neveu de 7 ans, son papa et sa maman, la seule famille qui lui reste Le méchant Roi Maxime, propriétaire latifundiste de l’île d’Absurdistan
Le Saint Ché. Ché avec un accent côté cœur, il flottera tout au long du récit en berne sur son drapeau.
Le Général Shoa et bien d’autres voix d’outre-tombe Dix millions de prolotaires et prolataires, tous réduits à un effarant silence Le si médiocre microcosme de Cojimar Son Phare de lumière qui arase le monde visible.
La louve de Miami qui rêve de réinstaurer le terrorisme capitaliste
Les méchants Ricains et leur infâme embargo Dientuso, l’ultra-totalitaire administrateur de la coopérative
Le Major Delapera, flic numéro un de l’unité territoriale de Cojimar Ramiro, le chef de Sécurité le plus sous zéro du monde
Le Jaqueton, un super barbouze qui va hélas lui succéder
Le Lieutenant de Marine Franco Alcaida, petit terroriste d’État qui boutera le feu à l’intrigue
Chachi, le délégué syndical qui joue sur les deux tableaux sans avoir un clou pour les pendre
Pipo et Orlando qui aideront le vioque à fédérer la coopérative de ses rêves
La Faucille, un directeur de prison vraiment pas comme les autres Et des autres, il en fourmille et quantité de leurs petits secrets y passent…
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CHAPITRE 1
Au doute succéda la certitude, le moteur de la barquette venait de rendre l’âme. Sans égard pour ce vieux pêcheur acagnardé à ses deux rames, débouté par la vie, désillusionné comme il ne l’a jamais été. Sur une mer vague, vague et triste comme elle ne l’a jamais été. Sous un ciel plus sombre qu’il ne l’a jamais été. Regroupés sur la berge, les collègues ressentent la gravité de la situation. C'est qu’on l’aimait bien ce vieil Ernesto Che Ciencaminos. Oh, pas vraiment à cause de son fichu caractère ! On l’aimait bien, c’est tout. Ultime transgression bien dans sa ligne, il franchit d’un ultime coup de rein rageur le poste de contrôle qui barre l’entrée du rio, le sale petit rio Cojimar. D’une indifférence crasse face au courroux de la garde, il se dédouana de cette omniprésente fraternisation avec le Diable :
- Marre de cette chaloupe de merde. La prend qui veut, elle ne mérite pas le nom de bateau!
Surprenante inflexion. Mais vous subodorez déjà le bonhomme. Rien ne le fera renoncer, jamais la mer ne le lui aurait permis.
Heureusement tout s’enchaina et l’occasion de réinventer le futur simple vint le soir même du petit Miguel Piron, un jeune guitariste démobilisé des forces internationalistes de notre bon Roi, main gauche fracassée par une balle perdue au cours d’une opération kamikaze fin fond la jungle angolaise. Fils unique d’un collègue décédé durant sa longue absence, la grosse barcasse reçue en héritage portait depuis un long crêpe noir qui frémissait au gré du vent. En croisière intemporelle, elle avait pris le gîte comme d’autres prennent le large. Seriné par sa maman, l’ex petit soldat de plomb s’était finalement rangé à l’idée d’aller lui en demander la juste valeur de revente, histoire d’éviter que la bonne affaire que les plus renards, les plus finauds, voyaient déjà se profiler le soit trop. Toutes tentations combinées, Papito renversa illico l’ensemble des données :
- Le vendre ? Mais c‘est le plus beau bateau de la coopérative ! Donne-moi trois semaines pour le remettre à neuf et je t‘apprendrai à naviguer, petit….
A sa propre surprise, Miguel avait acquiescé. Pourquoi ? Lui-même ne le savait pas... Une fois l’incroyable nouvelle absorbée, le tout Cojimar s’empressa de crier au fou, mécompte qui ne fit qu’accroître son mérite. Encore parier sur un futur dont il ne verra jamais la couleur, y’a que ce vieux dingue pour s’illustrer ainsi. Depuis le temps qu’il n’y a plus d’avenir pour personne. A son âge, il aurait mille fois mieux fait de fermer boutique. Mais cela, qui se serait aventuré à le lui dire de face ? Quitte à faire fi de leur égoïsme forcené, trois collègues dont le petit dernier lui proposèrent de travailler en duo. Sans prétendre le commander, bien sûr ! Et à cinquante-cinquante évidemment. Rien n’y fit. Aussi sourd à toute argumentation qu’un théoricien marxiste, son entêtement se situait ailleurs, du côté des principes encore bien. Aurait-il la force ou la duplicité c’est selon, de s’abaisser devant l’autorité, puisque c'est bien de cela qu'il s'agissait. Mettez-vous à sa place, solliciter l'aval de Dientuso, notre gros concussionnaire d’administrateur, lui était tout bonnement insupportable. Méthodique par défaut, il partit s’en confier à son ami l’instituteur, un autre vieil ours aussi rongé de passion pour son métier que lui. Sans donner l’air d’y toucher alors qu’il n’était venu que pour ça, il lui demanda de rédiger en son nom une demande motivée en double exemplaire, l’autre étant destinée aux services provinciaux de la Fédération nationale de pêche sportive. La lettre fut donc écrite deux fois. Victime de sa foutue habitude de prendre tout interlocuteur sous son aile et non l’inverse, il lui suggéra l’ensemble du texte de la missive. Bien trop bonhomme pour sonner vrai, il alla jusqu’à préciser que son écriture n’était pas des plus soignées sinon il n’aurait rien demandé à personne. Et de toute façon, avait-il ajouté d’un regard qui ne facilitait rien, il n’avait ni papier ni crayon. Là, c’est carrément provoquer l’audace. Lui, avouer qu’il n’avait jamais appris à écrire ? Très classe, l’instit la joua bon élève. Leçon retenue, il sortit de son scriban un cahier de papier gris, en découpa deux feuillets à la latte de bois et, dans un silence toutes proportions gardées, calligraphia au stylo à bille le texte de la bafouille, persuadé en son for intérieur que ce vieux butor se nourrissait d’illusions. A trop vouloir prouver, sa composition fleurait le pataquès, elle était d’évidence mûre pour le classement vertical. Mais bon, humble d’exactitude, il ne laissa rien transparaître de ses doutes, Ernesto étant de toute façon trop enthousiaste pour s’arrêter à ce léger détail.
Vouée de principe à l’échec, sa démarche n’en aboutit pas moins avec tout le machiavélisme prêté aux nombreux coups fourrés ourdis par Sa Majesté. Plus inattendu, contre nature même, grâce au soutien empressé de notre redoutable Chef de Corps qui avait d’instinct flairé avoir trouvé là un moyen facile de faire valoir à bon compte ce noble sentiment altruiste dont il est par nature démuni. Ou alors était-ce pour faire enrager son fieffé voleur d’économiste ? Vous n‘y êtes pas. Arrondissez les perspectives, bon sang ! Ce loufiat du Roi est encore plus libidineux que ça, c’était pour faire d’une pierre deux coups. Assez calfeutré dans la hiérarchie pour en foutre le moins possible, il se contenta d’un simple coup de fil au Président de la Fédération provinciale de pêche sportive. Le suivi pris comme il se doit, un porteur cycliste vint dès fin d’après-midi lui livrer …en mains propres encore bien ! une licence de pêcheur individuel au nom de Miguel Piron, jeune héros de la Nation revenu mutilé d’Angola. Changement tactique. Victime de son impulsivité chronique, le crapaud lubrique comprit avec retard qu’il n’allait en retirer que des clopinettes. Vengeance à petits crocs du parfait médiocre, il attendit dix jours avant de convoquer cette vieille méduse et son jeune impétrant ce jeudi au bureau de la coopérative. Après s’être longuement ébroué sans raison satisfaisante, il justifia d’un trait sa juste décision d’avoir si rapidement accédé à leur demande :
- Par faveur tout à fait exceptionnelle!, précisa-t-il en coassant comme une grenouille, ce qui était chez lui le signe du pire. Malicieux, il passa à l’ultime ligne droite en réclamant sur un ton des plus méandreux le montant des frais connexes :
- Mille pesos seulement… Rien d’exorbitant ! » gloussa-t-il d’un soupir cancérigène.
C’est la part du chef, le guanikiki pour employer le joli mot d’ici. Ernesto accepta le marché d’un grognement refoulé, formulation sans ambiguïté qu’il réservait l’usage sacerdotal du gourdin à plus tard. Pas au point d’abandonner son calme alliacé, mais ce fut tout comme et bien mieux ainsi. C’est que, sans trop se l’avouer, il ne voyait pas vraiment comment décanter une situation qu’il avait plus que contribué à créer. Contribué ? Z’en avez de ces mots, vous ! Sans son obstination, rien ne se serait mis en place et pourtant tout restait à faire. Des autorisations ? Je t’en foutrai moi, des autorisations. Ce ne sont pas elles qui importent, c’est tout le reste. Est-ce que j’autorise, moi ? Autoriser, non mais !
Premier écueil à valeur de prémices, sa mère vint dès le lendemain matin le prévenir que Miguel respirait à nouveau l’enlisement. Décidé à mener quoi qu’il lui en coûte son beau projet à bien, il enfourcha séance tenante son vieux vélo pour une conversation d’où il ressortait déjà qu’il aurait tout à endiguer lui-même. C’était pour ainsi dire couru, le gamin s’apitoya directement sur son sort. Une vérité gauchie. S’il n’y en a pas d’unique, la sienne en vaut d’autres :
- Ma vie, c’était ma guitare. Alors ton histoire de bateau, tu sais…
Pépère renvoya la balle comme s’il avait à s’extirper d’un brouillard aux fenêtres closes. Mais son sourire ne trompait pas, c’était bien lui qui renaissait au monde :
- Trois semaines t’ai-je dit. Ensuite on partira chasser l'Aruga, Yemana sera à nos côtés !
Trois semaines ? Selon nos normes alors, les seules à ne pas s’aligner sur les vingt et un jours que lui ont alloué le calendrier. A priori cela peut sembler bizarre, mais sur cette foutue terre d’émancipation sociale personne n’a grand mal à le comprendre. Pragmatisme, inconséquence ou abnégation ? L’esquif inventorié avec la minutie qu'on lui connait, il ne sortit pas mécontent du check-up, non sans avoir fait fi de quelques soucis décelés côté moteur et d’une paire de rames qui manifestaient l’envie de se barrer toutes seules. Chaque chose en son temps. Quand on voit d’où on vient… Laissons la sobriété de côté, faut pas jouer au Roi ! Pour clôturer dignement le générique, il lui fallait encore expliquer à son jeune associé les vraies raisons qui avaient poussé Quimbombo, notre mafieux d'économiste, à se fendre d’une offre de prix. Enfin, prix… tout au plus une aumône de pure forme assortie en annexe d’un document alambiqué rappelant en filigrane les droits de la coopérative sur le bateau, en fait le seul intéressant. Démarche cent pour cent légale pour qui domine ses arcanes, elle consiste à laisser le vendeur dénicher seul un repreneur, puis de s’opposer au transfert de licence en excipant l’incapacité de ce dernier à justifier le montage financier de son achat, double infraction concrétisée en toute automaticité par la confiscation du bateau d’un côté et du fric de l’autre. Une arnaque faite pour vous mener à la ruine mais c’est ainsi. Elle connaîtra son point d'orgue du jour où ce pourri d’administrateur procédera à la falsification finale des documents, les authentifiera si vous préférez. Une bombe à retardement. Une fois son compte à rebours enclenché, elle permet de s’approprier en toute légalité du navire pour le revendre ailleurs.
C'est notre morale civique qui veut que nous en passions par là. Faudra vous y faire, les potes: sur le territoire national, on partage les droits sociaux, pas les opportunités.
Routine, routine Raspoutine, simple application de la routine.
Arracher le rafiot de son sarcophage de boue fut un jeu d’enfant, le signal de fin du deuil. Attelé dès l’aube à le remettre d’aplomb, c’est seulement en fin de matinée que Miguel vint le prévenir qu’il l’avait passée à se recueillir devant la fosse collective où reposait son père. Pour ne pas laisser paraître son trouble, il répondit qu'à sa place il aurait fait pareil. Plus ou moins stable sur ses étais, le petit navire était loin d’être en état de reprendre le pas. Resté trop longtemps au sec, des pans entiers du calfatage s’étaient émiettés du côté où il avait pris le soleil. La marque indélébile du laisser-aller, du rafistolage précaire qui nous sert de technologie …sans compter la sempiternelle usure et tout ce qui ne se voit pas, sauf quand c’est trop tard. Le beau bateau n’avait fait qu’attendre que le temps passe, c’était inexorable. Quelques touffes d’étoupe, un fond de goudron récupéré sur la plage et trois jours de stakhanovisme ardent plus tard, le mal était réparé. Le gros problème, car sur cette terre d’indécence il y a toujours un problème, c’était ce fichu moteur. Aidé par son neveu Emilio couvert pour l’occasion par deux jours de maladie troqués contre un poulet sur pattes avec la doctoresse du bas-village, il démonta pièce à pièce le mécanisme avant d’enfin déceler la cause du mal. Les dents du rouage commandant l’axe de transmission étaient usées jusqu’à la racine. Mais comme toujours, tant que cela fonctionnait…
- A part la mer, rien ne résiste à l’usure du temps", hulula-t-il à la manière dont hurle le vent.
Vieux schnock, qui t’écoute encore ? Soudés et voilà qui était d'excellente augure, nos deux compères discutèrent longuement tactique avant de se livrer à notre sport national, cette gageure qui consiste à dénicher – mais où ? l’objet susceptible de nous dépanner. Un jeu de maboules, ses règles tiennent en deux mots. En un, tous, mais alors là tous les coups sont permis. Tactiquement, c’est important ! Deusio, plus le pigeon est dans le besoin, plus salée sera l’addition. Ah oui ! Les règles du fair-play n’existent pas. C’est une fantaisie, elles sont même proscrites.
Animé de cette certitude abstraite qui donne force à l’innocence, il crut venir à bout de l’équation des suites d’un renseignement venu du côté de Matanzas, chef-lieu de la province limitrophe, une ville fantôme où il n’avait plus mis les pieds depuis des lustres. Des informations glanées parmi son cercle de connaissances, l’ami d’un ami recommandé par un autre y vendait, paraît-il, un moteur de facture approchante, espoir un peu fou qui eut don d'annihiler provisoirement l’impossibilité de tirer une ligne entre le peu qu’il y a et tout ce qu’il n’y a pas. Soumis à un mal au genou en pleine résurgence, il souffrit de mille morts pour arriver au bureau local de communications, un blockhaus grisâtre tagué de mots d'ordre du Roi qui, on l’aurait parié, jouxtait le poste de garde des lointains immeubles-tours d’Alamar. Le service public n’ayant pour seule finalité que soumettre l’administré à plus d’efforts encore, il dut se plier au bon vouloir d’un opérateur qui prétexta nombre de priorités incontournables, avant d’enfin saisir que la prestation demandée se résumait au classique dessous de table d’une pièce de trois pesos à l’effigie du saint Ché. Qu’a donc fait Maxime pour entrainer tout un peuple à se raquer les uns les autres ? Après s’être vaille que vaille expliquées entre deux coupures de ligne, les parties convinrent d’un rendez-vous, démarche d'exception pour qui nous connait vraiment. Sous férule de cette réussite effrénée, il fila réserver sa place à la station d’autobus …d’où une nouvelle et pénible galopade à l’autre bout du village et cette fois pas moins de vingt pesos au noir. Aux dires du sous-chef de station, aucun autre ticket n’était disponible avant un minimum de deux, si pas trois semaines, c’est une des nombreuses règles du jeu. Vingt pesos ? Pensez-vous ! Vingt plus deux, le prix légal du trajet… Sous couvert de sa bonne étoile qui pouvait bien lui rendre ce service, il confia son sort à un bus antédiluvien qui mit cinq longues heures à trimballer sa vieille carcasse sur une centaine de kilomètres. Alpagué dès sa sortie par une triade de malveillants légaux qui procédèrent de plein droit à une minutieuse analyse de son autorisation de voyager, il reçut sèchement l’ordre de grimper à bord d’un chariot à herse dont les passagers entaient le veau promis à l’abattage. Échoué sur la plateforme, il demanda à un quidam aux lunettes embuées où se trouvait le quartier de la félicité :
- Par-là !
- Et la ruelle n°15 ?
- Oui compagnon, c’est bien par-là !
- A gauche ou à droite, camarade ?
- Mais par-là, compadre ! Dis, t’as pas l’air d’avoir inventé la lune, toi !
- Pourquoi, toi bien ?
Une demi-heure de cahots périphériques plus tard, deux jeunes gens assis sur le seuil de la masure d’à côté lui répliquèrent en termes choisis que ce jean-foutre brillait par son absence, une des foutues habitudes en ce fichu pays où il n’y a que la foi qui sauve. Apostrophé en désespoir de cause, un voisin d’aspect particulièrement canaille enfonça le clou en lui précisant qu’à sa connaissance ce moteur était à vendre depuis les trois ans qu’une permuta mal négociée lui avait fait planter ses pénates ici. Non, lui-même ignorait de quel type de moteur il s’agissait, ni à quoi ce zouave qu’il n’avait pas l’air de porter dans son cœur passait le plus clair de ses journées:
- Jette un œil par-dessus le mur si tu parviens encore à grimper sur une chaise, Papito ! Ouais, c’est bien le machin rouillé qui traîne sous la bâche. Ne crois pas que j’cherche à me mêler de tes embrouilles mais, même au prix du métal, tu ferais une mauvaise affaire !
Sûr de l’avoir torpillé grave, il rajouta :
- Dommage ! Comme le frère de ma gonze travaille au bureau principal des brigades provinciales d'infrastructure, il se serait débrouillé pour t’assurer le transport, camarade.
Bref, plus de cinquante pesos, une semaine de démarches et un espoir démesuré venaient de s’envoler. Prendre l’autre pour un con, une triste réalité. Elle fait partie intégrante des règles du jeu.
Autodidacte sur ce terrain qui condamne absolument à tricher, Miguel préféra tenter sa chance du côté de la jungle des opportunités technologiques souterraines de la capitale. Peine perdue, deux semaines de réponses évasives, de promesses non tenues et autres prises en considération d’usage plus tard, il n’en était encore nulle part. Mais il était obstiné ou plutôt apprenait à le devenir au contact de ce vieil indestructible qui ne s’attelait qu’à ce qu’il voulait, toujours à fond et sans donner l’air de s’en porter mal. Au retour d’un énième rendez-vous bidon, un gars à rouflaquettes emboité à son pas depuis sa sortie d’un garage sombre finit par lui susurrer à l’oreille qu’il avait de quoi le dépanner avec une des pièces d’une pompe à eau soviétique abandonnée depuis des lustres au fond d’un hangar :
- Viens voir, c’est tout près d’ici. J'te la fais à vingt dollars, prix d’ami !
Déshabillée en moins de deux après transaction traumatique à dix et c’était déjà fort cher, la pompe appartenait au Comité local de la Révolution. Moteur grillé, elle n’avait servi qu’une fois. Les aléas de la situation. Foutue la pompe, bientôt réparé le moteur. Autre règle majeure du jeu, « il » vous le déclare tout net : n’est pas Pic de la Mirandole qui veut ! Aboutissement d'une exigence somme toute mesurée, la couronne de cuivre s’emboîtait mieux que si elle avait été d’origine. Moyennant une légère adaptation, la dernière c’est juré. Elle consistait à en limer un bon tiers des dents, un travail hors de portée d’Emilio trop surveillé à l'usine ces derniers temps et de son vieux pote Fangio le garagiste qui ne disposait pas de l’appareillage. Et une fois encore, c’est à Miguel que revint le mérite de débloquer la situation, brave petit ! Au grand dam de la culture officielle, le leader de son ancien band de salsa évolutive passait le plus clair de ses journées à sculpter d’immenses pierres dont il tirait de longues figures exposées front sa cahute dans un boucan perpétuel de concertos classiques qui lui valait la haine tenace de la jeunesse hip-hop du voisinage. Venu l’accompagner sans trop y croire, le papy demeura un long moment à la merci de ces étranges amulettes géantes. Comment d’autres arrivaient-ils à les trouver intéressantes ? Qu’importe sa vision décalée sur l’art, ce musico aux mille ressources avait dans son attirail de quoi tourner le métal et on sentait en lui l’envie d’apporter une touche personnelle à l’œuvre s’ouvrant au monde …sans même avoir abordé le sacro-saint coût préalable de la prestation. En total regain de confiance, il lui en fut gré. Bon point que Miguel ait pensé à cet étrange violoneux. Il retrouve les autres, il revient au monde ce gamin ! L’affaire reprise en main par le Fangio après partage d’une bouteille de rhum en guise de mise en train, engrenages et moteur furent remis en place comme si nos normes de productivité avaient subitement repris un sens. Ils disparurent ensuite, tout au plus les avait-on entr’aperçus du côté de la rhumerie avant qu’ils ne s’évaporent plein gaz. Allez savoir ce que ces deux-là manigancent encore !
Réveillé tête à la dérive, Pépère n’eut pas à approfondir le constat. Le délai forclos de trois semaines qu’il s’était généreusement octroyé était bel et bien à découvert depuis avant-hier. Dès lors, plus rien n’exista que le bateau et ce qu’il en advint. Un travail de longue haleine sous le regard méchant du Phare qui tournicotait comme s’il flairait qu’il y avait anguille sous roche. Moult péripéties liées à notre technologie périphérique plus tard, ce boulot de titan connut son point d’orgue du jour où il repeint entièrement le bateau en bleu, il ressemblait à présent à un météore. Et vous qui avez du savoir-vivre, cela se voit, n’allez pas lui demander où il avait dégoté pareille quantité de peinture. Sinon il ne vous dira plus rien, d'accord ? Étanche pour des années, brillant comme un sou neuf, le bateau fleurait bon le rénové et le moteur était réglé au quart de tour. Tâche estimée au départ à trois petites semaines, elle avait duré un peu plus de deux mois. Un résultat tout compte fait remarquable.
Papito encaissa mal le troisième report de l’ultime papelard administratif. En revanche, il disposait là d’un prétexte idéal pour mettre le feu aux poudres. Et dans ce cas, l’ennemi était tout désigné :
– Putain, le gros Kermitt n’a toujours pas visé nos documents. Falsification mensuelle du bilan comptable, il en prend pour la journée. De là à l'attraper la main dans le sac, à vouloir l'attraper la main dans le sac. Pff, ça me rend malade rien que d'y penser !
En effet, cela rend malade et ça progresse… Reste le pis-aller, le stéréotype moyennement désastreux à titre de démonstration :
- Soulage-moi de ces dix pesos et va nous chercher une demi-bouteille de rhum. Je dois encore t’expliquer comment l’entuber. A l’abri de tout regard et profond jusqu’au coco, p’tit gars !
Ok, ok ! Les missions spéciales, Miguel en connaissait un bout :
- A tes ordres, Commandante ! Et ta demi-bouteille, j’lui colle l'autre moitié.
Pétés à ne pas s’en laisser compter, nos deux compères arrivèrent avec près d’une heure de retard au local de direction, une pièce à peine éclairée par une ampoule blafarde de vingt watts couverte de chiures de mouches et qui sentait le fauve en rut. Frappé par un reliquat de soleil, un portrait académique du Roi en pleine crise d’amour-propre meublait à lui seul les trois-quarts du mur de fond, le peu d’espace vital étant phagocyté par deux chaises dépareillées en bordure d’un bureau métallique de la grandeur d’une table de ping-pong. Un capharnaüm digne d’un Ministre au moins aussi important que les autres, épars de papiers et de dossiers en cours sur lesquels s’échinaient ce trop-plein de débauche et son encombrant économiste Quimbombo, deux gras du bide explosés de haine réciproque sur le plancher des vaches. Faisant pour ainsi dire déjà partie des meubles, la fameuse licence de pêche gisait scellée sous plastique, un luxe que se permet sa Majesté les rares fois où il estime que les choses doivent rester infalsifiables. Fanatisé par le rhum, Miguel qui en avait sifflé de quoi scier la branche sur laquelle il était assis n’y regarda pas à deux fois, il fourra le document en poche sans demander son reste, la profonde mutation étant la nécessité qu’il ressentait de le montrer. Les nerfs à vif, le noble Dientuso approuva l’injure tout en se demandant à quoi cette légèreté rimait, latitude à lanterner qui contribua à donner raison à l’interprétation détestable qu’il en tirait. Plus archi-nul que nature, une performance à son niveau, il renvoya son funeste subordonné de la fine pointe de l’ongle à seule fin de souligner l’éclatante considération due aux médiocres. Satisfait du parfait estampillé de sa mise en scène, il revint à ses moutons comme s’il éprouvait le profond regret de constater que tout était joué d’avance. D’évidence il regrettait sa bonne action, on ne l’y reprendra plus. C’est qu’il n’est jamais bon d’avoir du cœur, surtout quand on est chef. On s’incline face à ses supérieurs, il le fait bien lui. Il y avait là un manque aveuglant de respect hiérarchique, si pas atteinte directe à son prestige, aveu accablant impossible à relever. Ulcéré par la conduite sapide de ces deux insolents, son estomac se mit à le tenailler grave, aigreur qui, remontée par paliers jusqu’au cortex, irradia au passage son faciès de bureaucrate veule d’expression circonstancielle, celle de la bonne poire d’apparence juteuse mais pourrie de l’intérieur. Son cœur abîmé par les excès.
- j’vous avais bien dit qu’il en avait un, se mit à battre le tocsin. Ce vieux schnoque, il allait l’avoir au tournant. A la première occasion, sans coup férir. Personne n'a le droit de se moquer d’un administrateur. Ce supérieur hiérarchique représente les valeurs traditionnelles, il a la loi pour lui.
Première attaque doucereusement feinte. Un laïus de son cru. Il y procéda de face, là où on l’attendait le moins :
- Par saint Ché, j’ai bien connu le père de Miguel ! Si le paradis post-compartiste existe, ce camarade y repose pour l'éternité. Façon de parler n’est-ce pas. Sans jouer avec la grandeur, loin de moi cette pensée, notre glorieuse Révolution sait ce qu’elle doit à ses pauvres pêcheurs, ces élus de la Nation. Et ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier. A part toi, Ernesto. A part toi, où avais-je la tête ? Une confidence, cher ami. En toute franchise, je le regrette. Il savait pouvoir compter sur ma magnanimité, mon amitié sans failles, ma reconnaissance s’il eut fallu. En toutes circonstances…
Aucune ambiguïté et vous en êtes témoin n’est-ce pas, son auto-panégyrique sonnait faux si pas pire. En proie aux affres d’un certain genre humain, il finit par renverser tous les pronostics en s’enfonçant gueule ouverte dans la spirale du social, sa spécialité, celle dont on ne sort jamais :
- Je l’ai aidé …beaucoup !
Une prestation politiquement conforme, un canular bouleversant de sincérité. Admirable inculte né pour la gloire, Dientuso avait toujours pensé valoir mieux, beaucoup mieux que cette obscure fonction de fish-manager et en avait gardé un arrière-goût d’injustice à compenser sur le dos d’autrui. Écœuré par le cynisme dont l’appareil faisait preuve à son égard, il épancha son trop-plein d’amertume en plissant les yeux à s’en faire mal sur son sort de petit protégé médiocre, pas celui qu’il avait envisagé en tous cas. Impossible rêve entaché de gangstérisme obsessionnel, le délicieux frisson ne dura que le temps d’une secousse, le vieux venait d’émettre un gros gargarisme, presque un rot ! Bloqué net dans son planning en douce, le vautour partit en piqué. Toutes serres dehors, il conclut au pas de course :
- Compadre pescador, je te confie la noble mission d’assurer l’héritage…
Pépère dont la patience s’usait, répondit :
- J’y veillerai …et de façon aussi probe que toi, camarade administrateur !
Derechef lilliputien derrière sa longue table verte, notre rapace ne se sentit pas d’humeur à relever la pique. De nouveaux tracas d’estomac sans doute. Vrai faux naïf avec cette pointe d’agacement qui fait les grands, il se retourna à l’emporte-pièce vers Miguel, tout aussitôt gratifié d’un sourire fait pour vaincre. Un chef d’œuvre d’animalité ponctué en termes plus que flatteurs :
- Jeune héros de la Nation, bienvenue au sein de la plus glorieuse association piscicole du pays. Notre bonne mère socialiste à tous t’accueille les bras ouverts !
Là, c’était carrément trop ou pas assez… Conclusif éclairé dans le registre de la contre-vérité, l’énorme cavernicole fonça droit dans l’axiome subliminal, déformation professionnelle dont il lui était devenu impossible de se défaire :
- Pour la grande cause, bordel ! Pas pour copuler, qu’allais-tu penser ? Avec le tempérament qui est le nôtre, ce sont les capitalistes que nous baiserons un jour. Un à un, juste de quoi faire durer le plaisir. En faire de la chair à pâté, nous qui sommes si doués pour le physique, la démesure, les tours de force. Où que soient nos ennemis, nous les vaincrons !
Du verbiage démocratique à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Sans exagérer, il aurait bien entamé l’hymne du Parti sur une fausse note. Subconscient, quand tu nous tiens… Midi, fin de séance. Ambiance érectile, martiale, saumâtre, alarmiste pour tout dire. Le drapeau national flotte fièrement sur sa hampe mais il est bien le seul dans ce jeu infernal pour lequel notre collectif de fripouilles s’avère si doué et c’est là le principal : le détournement à son seul profit de l’ensemble des nobles principes en évitant à tout prix de se faire pincer. Roi, tu nous les gonfles. On s’arrangera bien pour n’en faire qu’à notre tête !
De retour en ses pénates, Papito s’abîma dans un mur de réflexions kaléidoscopiques aggravées d’inquiétante solitude réfractaire. Pas au point de lui faire regretter son initiative, non. Mais sans ce foutu destin échappé en grande partie à son gré, il aurait continué en solo des années encore. Et c’est bien là où son drame tenait de l’absurde, le rejet viscéral d’une société unifiée dans le non-dit, sous le joug perpétuel du non-vrai. Une société de contrats léonins dont les clauses ne satisfont que sa Majesté qui s’est arrogé le droit de tout dire. Soumis à si forte pression, aucun prolotaire n'est en mesure de résister aux soins prodigués, c’est impossible ! Candide au point d’avoir sincèrement cru qu’il allait se faire soigner aux petits oignons dans un honnête hôpital de campagne, il a maintenant pris conscience qu’il se trouve coincé dans l’annexe psychiatrique sans droit de manifester son désaccord, camisole de force à la clé. Le piège à certitudes… Et s’il hurle, reste le traitement aux électrochocs. Vous voyez bien qu’il était fou ! Bon point pour notre Mathusalem d’avoir résisté. Bon point mais insuffisant. Être opposé est une chose, être opposant en est une autre, c’est comme comprendre et expliquer. Hormis ses cris du cœur face au diktat, il n’avait d’autre solution que le silence, ce silence à cran d’arrêt qui le hante depuis bientôt soixante ans. Un silence parlant, le monumental silence du non sans la parodie du oui. Et pour mieux souligner qu’il n’avait jamais voulu de cette vie-là, il brillait par son absence lors des réunions mensuelles du comité syndical des coopérateurs, entorse protocolaire qui arrangeait trop de monde pour se voir actée dans les procès-verbaux. Vieux butor hors sanctuaire, il ne participait à rien, ne prenait aucun tour de garde et ne répondait à nulle convocation, point. Au pire des cas, il jouait à l’absent, au dur d’oreille. A celui qui n’en a rien à cirer, point barre ! Comportement inconciliable avec les intérêts supérieurs d’une Nation dont il n’a jamais eu cure, son choix de vie c’était la mer. Vieux pêcheur en perdition sur fond d’océan, nul ne l’y remarque et là au moins, le courant passe. Endroit béni, le Roi Maxime y est banni. La Reine, c’est Yemana la belle Aruga. Yemana, Yemana ! La mer te l’a promise …et tiendra sa promesse.
Sorti de ce long voyage dérivatif dû à l’emprise implacable de notre respecté leader de société, Ernesto vit ses intuitions confirmées. Miguel l’attendait à deux pas de la guérite, lui aussi sans émotion apparente et pourtant ! Cristallisés dans un je m’en foutisme étatique à peine déjoué par la lumière braque d’une lampe-tempête au halo de fortune, une triade de plantons débraillés avec recherche n'y trouva pas motif d’interrompre le cérémonial domino du jour. Sans un regard pour ces sans-grades, ignorance tacite et réciproque malgré les directives de ce pouilleux d’administrateur dont le bureau était encore éclairé d’une lueur louche, le vieux pirate y alla d’une seule bordée techno-décibel :
- Mon associé !
Message impie compte tenu de la philosophie qui règne en notre chapelle. Le respect dû à sa qualité d’ancêtre devra s’appliquer à Miguel aussi. De plein droit, sans transition ni pacifisme aucun. Libre à vous de la jouer au plus fin, mais faites gaffe aux crocs-en-jambe... Pas tout à fait idiots les représentants patronaux, moins en tous cas qu’ils le paraissent. L’instinct de défense, une tendance naturelle à la défection pure et une interprétation en arcanes de notions aussi peu extensives que le maintien de l’ordre en avaient déjà sauvé plus d’un. Pieds nickelés de l'ordre établi, on les avait bien sûr prévenus que ce vieil insubmersible venait d’obtenir, par sa seule turpitude encore bien, une licence que certains attendaient parfois depuis dix ans. Méfiants à juste titre, nos tontons magouilleurs refusèrent donc fort logiquement d’exercer leur droit d’analyse. Aucun claquage de talons ni courbettes sur mesure, mais le registre complet du respect craintif sur commande. Exactement ce que sa Majesté le vioque attendait d’eux.
Silence étoffé. La goélette maison frétillait tout doux sous l’œil d’un agglomérat de barques proches de l’état second. Si doux que Papy en partance pour Cythère avait omis de vous préciser qu’elle s’appelait Maryleen, prénom chaud-chaud mais loin de flirter avec l'original. Pétri de certitude qu'elle s’adapterait vite à son pas, il ne l’imaginait guère rouler du ventre en dansant la Conga mais la sentait prête à s’embraser. Sans exagérer, cette sandalette de bois devait valoir soixante mille pesos au bas mot. Yemana, je t’en conjure, fasse qu’en mer elle les vaille vraiment. Fidèle à un passé assumé, il passa en revue l’ensemble du matériel de bord comme si son professionnalisme était en jeu. Comme si l’éthique avait encore un sens. Comme s'il n'avait pas à s'encombrer de vérités toutes faites. Comme s’il était désespérément seul à suivre la bonne direction, déconnecté de tout sauf d’un rêve arbitraire. Tout est en ordre, Majesté. Pardon, tous vos droits, Commandante ! Basculez, je vous prie. L'autre côté du ciel vous ouvre ses persiennes, votre caravelle est prête pour sa grande sortie. Plongé dans la saveur mystique d’un moment tant attendu, il n’avait pas pensé au moteur, ce fameux moteur Ford d’avant l’explosion. Pas un stress au long cours mais assez insidieux pour laisser se propager le doute, puis ses insupportables variantes. Deux minutes d’interminables borborygmes plus tard, le moteur se libéra d’une traite dans un bruit ivre de mitraillette enrayée. Un plaisir démentiel, tout fonctionnait comme cela devait fonctionner. Marquise d’un soir, Maryleen fit palpiter le rio comme une vieille gouine en passe de ravauder le fil du temps. Conformément aux normes d’un plan multiséculaire, Messeigneurs les arbres enracinés selon l’étiquette se retirèrent un à un au passage de cette consœur débitée en planches. Le monde tentaculaire des lucioles abandonné à son sort, un nouveau chapitre épidémiologique s’ouvrait sur une nuit incendiée de mystère pour deux hommes que plus d’un demi-siècle sépare :
- Pousse le moteur d’un cran. Le monde libre nous ouvre les bras, petit !
C’est absurde pour des besogneux, mais c’est comme ça ! Dès les premiers récifs, la déglingue prit la belle au corps à corps comme si l’irréel avait avancé d’un pas. En total report d’immodéré, Ernesto Che Ciencaminos retrouvait son petit univers. Un univers si fédérateur de passion qu’il était devenu incollable sur le sujet. Vieux rat conservateur, réactionnaire disait la gent pour qui médire est une seconde nature, son professionnalisme voyant l’avait habilité à maîtriser courants et marées d’une mer profondément inexplicable où même le soleil ne rentre pas. Soixante ans à y prélever les plus beaux poissons de la création l’ont mené chez lui sur cent kilomètres de côtes serties de cayos grands comme des mouchoirs, hachurées de criques, de rochers et de mangrove, de villages tristes et d’une infinité de bidonvilles en bord de plage. A l’entame du dernier passage, le seul à donner un sens, il s'apprêtait à transmettre les enseignements d’une existence pas forcément différente de celle du temps jadis, mais envahie de keufs à Maxime là même où il aurait tellement voulu mettre en pratique ses propres contours de la liberté. Une vie de dissident placée sous haute protection des Néréides, sous le signe de Yemana. Admirable Milord dont la maîtrise eût pu en remontrer à tous, son unique bonheur consistait à brasser la mer que lutinait la belle.
Magie noire au travers l’obscurité croissante, la petite sardine Manjùa est inconsciente des préparatifs assassins qui se trament au-dessus de sa tête. Attirée par l’irrésistible lueur globuleuse qui balance en surface, elle est montée par bataillons entiers se ravitailler en plancton qu’elle filtre entre ses branchies. Un secret de Polichinelle hélas partagé par nombre de prédateurs nyctalopes tous prêts à se régaler de sa chair huileuse. Bien au-dessous de sa condition du fait de son aversion pour cette lumière livide, l’Imperador aux grands yeux mauves n’a pas perdu le nord pour autant, loin s’en faut. Productivité, productivité… vous connaissez la rengaine. Muré dans un pacte avec tout ce que l’expéditif a d’impénétrable, il se complaît légèrement plus en profondeur dans le sombre dessein de rappeler aux réalités majeures les imprudents qui ont trop festoyé. Hé oui ! Maintenant qu’elle est là, la vie se perpétue à l’infini.
Trois allumettes scratchées en pure perte plus tard, Papito enflamma une torchère faite d’une demi-page de Granma froissée avec rage. Un contre-feu subtil à tous ces commentaires signés Maxime et rien que Maxime. Altérée, la lampe à pétrole qui n’en demandait pas tant exsuda un cerne de fumée noire et grasse baladée en roue libre au gré des vagues. Réservoir inépuisable d’illusions, la voûte céleste prit le pas d’augmenter et diminuer d’intensité sous ce simple effet d’ajout d’une clé à molette que rien n’avait prédestiné au déclenchement d’un mécanisme qui ne charriait que raffinement et rien que le raffinement. C'est la ronde des éléments, il n’y a d’ambiance de guerre que sur le rivage et l’horizon est vaste. Mené grand train par les tocades de la cosmogonie, le vieux bretteur agita son filet à papillons qu’il eut bien collé à ce balcon qui n’en était plus un :
- Coupe le moteur, inutile d’alerter la vie qui grouille dans le coin
Sans vraie précipitation puisqu’un gros remue-ménage ne s’imposait pas, il avança son fanal par-dessus l’eau glauque, mû par le seul plaisir d'encore verser de l’huile sur le feu. Transcendé par ce fil conducteur imaginaire, il faucha sans lésiner la crête des flots avec son épuisette. Trop curieuses pour saisir qu’elles commettaient là une énorme folie, les sardines se précipitèrent aux nouvelles. Sotte erreur ! Dès le premier essai, il en vint cinq d’ores et déjà promises au pays des lendemains qui chantent. La suite tourna au pécule corroboré, ces bestioles prenant malin plaisir à s'aligner sans broncher sur la position rabâchée par Maxime qui consiste à insinuer qu’elles n’ont pas à assumer la faculté de choix, affirmation sans fondements qui revient à condamner sans appel toute unité s’écartant de la masse. Bien fait pour ces connes, on leur a assez seriné d'obéir aux directives venues d’en haut. Personne ne quitte le troupeau sous peine de… Sous peine de quoi, sinon que la leçon restera sans suite pour le demi-peloton dansant la gigue au fond du seau ? Un sort que ces petites Manjùas n’imaginaient pas en cette soirée qui s’annonçait si belle. Rien n’est pire que cette horrible morsure intérieure de disparition prématurée. C’est la fantasmagorie finale et il n’y aura pas de seconde chance.
Deux seaux débordants de sardines tous corps confondus dans une vague perception qui s’éloigne. Rassasié par ce geste de fossoyeur qui ne revêtait guère de signification, le pépé achevait de nouer un sac plastique rempli d’une flopée de calamars labellisés baudruches :
- T’en veux, Miguel ?
- Non merci, patron. Je n’aime pas les calamars.
- Qu’est-ce que t’aimes, alors ?
- La musique, Ernesto ! La musique…
Nouveau décochage à l’horizon sous cette bruine épaissie d’un plaid de nuages laiteux recouvrant dans le lointain l’indicible présence de Cigaro. Citadelle diaphane que rien ne presse, la capitale de toutes nos hécatombes n’en peut plus de lutter contre l’intransigeance qui lui sert d’émotion. Dans le port de Cojimar, y’a des marins qui rentrent le cœur dans les étoiles. Miguel ralluma le moteur. Chaloupée par ce pas de danse qu’imprimait la mer, Maryleen trébucha comme Perette devant les avances d’un rivage de plus en plus présent derrière ce rideau de vagues ternies de dépôts blanchâtres. Aux aguets, le vieux lui dit de se laisser porter par le courant:
- Pas trop vite, petit. En mer, il faut prendre son temps !
- Le temps de quoi, Ernesto ?
- Le temps de vivre, petit ! Le temps de vivre… - Vivre alors qu'il y a tant de nuages plein le ciel ?
- C’est qu’eux aussi se laissent aussi porter par le courant. Par le courant, petit !
Seul en lice dans cet univers glauque parcheminé d’habitudes lancinantes, l'impitoyable Phare de lumière dévoilait par intervalles de dix-huit secondes la présence électrisée d’un petit rafiot bleu je veux remontant une obscurité mesquine constellée d’étoiles qui fonçaient droit sur l’autre versant de la nuit. Succédané d’étreinte, nos deux frères de la côte virèrent de bord à portée de canon de l’inexpugnable Castillo de Cojimar, citadelle passe-muraille que quatre siècles de résistance aux vicissitudes du temps ont conforté dans son statut de forteresse militaire. Épées d’apparat et autres pointes de hallebardes en ont disparu, la nouvelle donne en matière de conservation du patrimoine les ayant fait pendre haut et court aux murs de la datcha du Général Tapioca ou d’un de ses mille trois cents confrères. Aucun de nos dirigeants successifs n’ayant pris la peine de mettre fin à notre dynamique de guerre, elles ont fait place aux antennes radios et autres coupelles-radars de la Patrie la plus jugulaire du monde, celle qui guette, nous surveille et Dieu sait quoi encore. Citadelle du Diable, elle se défendra jusqu’à la mort. Et ce chemin de la mort, c’est tout droit. Messieurs les martyrs, en avant …marche !
De retour au seuil de sa baraque de planches que quelques clous d’ajustement avaient acclimatée à une vague solidarité d’ensemble, le vieux, pour sûr là et bien là, rompit le silence à boulets rouges qu’il s’était imposé depuis sa réponse évasive à la bonne nuit souhaitée par un de ces crétins de gardes :
- Planquons nos sardines au réfrigérateur. Le pauvre, il ne verra jamais les tonnes de volaille que Maxime nous promet depuis la nuit des temps. Sa poule aux œufs d’or, ce vieux pingre ne nous en a jamais offert que les plumes…
Tableau sans perspectives, Ernesto venait une fois de plus de verser dans la machine à décrire.
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CHAPITRE 2
Survolée de très haut par de grands oiseaux qui ne donnaient guère l’impression de bouger, la sobre entité de Cojimar étouffe sous un soleil prêt à conserver contre vents et marées son attractivité d’infini. Sous le regard du boss qui, et c’était à souligner, se gardait bien d’émettre la moindre directive, Miguel abordait sans ciller la rude partie d’esquive qui s'annonçait. Une mer périscopique prolongeant la plénitude à l'infini, il alla jusqu’à frapper aux portes d’une féerie assassine en imaginant avoir le supertanker Maxime dans sa visée. Le rêve destructeur envolé, il embraya dans un magma de pensées plus en phase avec ce ciel implosé de bleu. L’univers est immense. Perdu tout là-haut dans un fatras d’étoiles en recherche d’imprévu, son père devait être heureux de le voir prendre le relais. Notre vieux briscard eut beau manifester l’impassibilité du morse, il savait avoir mis le doigt dans un engrenage dont il ne sortirait plus, mais c’était trop tard. C’était couru, il revint au pas de charge à son unique passion :
- Retiens ce gros rocher conique par tribord, ses alentours fourmillent de poissons. Enfin, en fourmilleraient si Maxime arrêtait d’attenter à la vie avec ses filets dérivants !
Légitimer ses passions au risque de finir en moulin à prières. Les assouvir hors contexte s’il le faut. Un paradis artificiel présenté comme une part de gâteau. Il vaut de l’or, dit-il. Vieux forban, faut-il lui aussi le croire sur parole ? De retour en ses codes de substitution, il mit toute son élégance de vieil expert en douanes à farfouiller une besace marquée par l’usure du temps qui, étrange n’est-ce pas, lui allait comme un gant. Nouvelle ingratitude d’une mémoire qui accentuait comme par jeu l’impossible à caser, il finit par en déverser le contenu sur le pont avant d’y dégoter enfin un sachet d’hameçons bien évidemment glissé dans cette foutue pochette latérale dont il lui arrivait d’oublier l’existence. La guerre étant la guerre, il en empala cinq d’une sardine à la limite du haché menu, attirail de mort envoyé aussi sec par quinze mètres de fond. Et ce temps de rêve dura ce que dure le temps… Bercé de béatitude grand-plus par une mer qui disait tantôt oui, tantôt non, il savoura ce cadeau du ciel comme s’il y avait là marché conclu.
Sans que rien ne l’eût laissé prévoir, Miguel émit un cri rauque à faire surgir le vilain dragon Maxime de son antre :
- Ernesto, le filin bouge. T’as ferré un poisson !
Retour au trime, le vieux grognard fit directement main basse sur la ligne. Et y’a pas à se casser la tête, ce criminel de guerre hisse et hisse. A la seule force du poignet et sans canne à moulinet, s’il vous plaît ! Pêcher à Cojimar n’a rien d’un métier, c’est une vocation, la loi de la mer l’exige. Deux minutes plus tard, une créature aux nageoires zébrées d’épines glissa de guingois sur une couche de bleu parsemée d’écume. Cuirassée d’écailles d’argent serties d’or fin, elle n’aurait pas déparé un arrière plan de triptyque.
- Hombre, superbe Jigùagua qu’on a dégoté là !
- Une quoi ? interrogea Miguel qui n’y entendait évidemment goutte
- Une Jigùagua. Pour une première, t’as tiré le gros lot, petiot.
- Le gros lot ? Mais il est hideux ton poisson !
- Faut que je t’affranchisse là !
On vient d’alpaguer le plus chouette chasseur de crustacés des récifs, un poisson pélagique qui draine plus qu’à son tour d’immenses bancs de Cojinùas dans son sillage. S’il y en a un, il se trouve par bâbord, c’est le seul endroit où la plate-forme remonte. A l’abordage, moussaillon ! » Faufilé dans le trou d’homme, il en extrait un peu comme trime l'araignée un jeu complet de bobines. Dieu l’emporte même s’il en a plus qu’assez des vérités, il lui fallut trois minutes au plus pour les munir toutes d’un quart de sardine qu’il essaima par-dessus bord. Confirmation sous les solives, un des filins se mit à trembler, démarche où Miguel ne sut comment s’inscrire, si ce n’est à s’y poser en instantané sans bouger. Et ce n’est pas à ce vieux fakir qu’il eut fallu donner la leçon ! Il s’agissait en effet d’une petite Cojinùa à des années-lumière de son vilain grand frère aux couleurs panachées, deux espèces pourtant classifiées dans le même ordre générique, celui des Congaïs. Lactescente sous sa touche bleuâtre de pierre de lune, elle eut pu traverser un écran de fumée sans attirer l’attention. Tentative de la nature d’élargir la diversité des espèces ? Désir du Papito de montrer qu’il domine toutes les facettes de l’océan ? Foin de références à bon marché, l’essentiel était que ce petit poisson en annonçait une kyrielle d’autres. De la grande bouffe labellisée Cojimar. Dès qu’il s’en présente sur le marché, tout le monde se les arrache. Avec quel argent ? Celui de sa Majesté évidemment. Celui de Maxime, voyons !
Vieux rat, il vous laisse seul juge. Mais le résultat ne fait aucun doute, n’est-ce pas ? Retour aux réalités de la guerre. Et bon sang, pour une fois elles jouent en leur faveur :
- Ernesto, un autre poisson vient de mordre par tribord. Tu le remontes ?
- Non.
- Comment ça, non ?
- Non. Celui-là, faudra te le faire tout seul, chico ! T’y arriveras, j'te dis
Miguel sua sang et eau à remonter la ligne. A la bloquer du pied, la hisser d’un cran et puis d’un autre. A la hâler disait le boss qui avait ses deux paluches, lui. Fin de plaidoyer habile, se présenta enfin à lui une splendide Cojinùa qui, pour ne rien déjuger, faisait bien le double de celle débusquée par Médor derechef déchu de tout titre et privilèges, n’est-ce pas ? Pour avoir décuplé le solde de tout compte, le jeune héros d’Angola venait de s’octroyer seul sa médaille de pauvre pêcheur à Cojimar. Crénom, le pépé méritait mille fois que cette joie soit également la sienne :
- Une première prise, c'est sacré. Je la mets à part et ce soir, tu la manges !
Sur ces bonnes paroles, il décrocha le petit poisson de sa cimaise comme s’il ne se sentait plus en droit de lui faire le moindre mal. Suite bien dans la ligne entre guillemets prêtée au personnage, il lui écrasa les branchies d'un seul et terrible coup de poing. Chouchoutée mort douce, la petite Cojinùa s’enfonça dans l’inégalable trip paradisiaque qui fait oublier tant les abîmes de la détresse que la vanité des choses …avec la stricte distanciation que ce passage obligé suppose.
Une pêche miraculeuse ? Miraculeuse sans un petit quelque chose qui cloche ? Sans contrordres dictés par un quelconque intérêt supérieur ni marchandage de circonstance ? En moins d’une heure, une armada de pillards rappliquée des quatre coins de la toile se bousculait déjà étrave contre étrave sans que cette solidarité libératrice ne fasse de tort à personne. Tue, tue, tue. Pas le temps de compter ! Récupérant à gauche ce qu’il venait d’investir à droite et vice-versa, principe même de l’économie centralisée, Papito comblait à lui seul les lacunes de la chaîne de production. Tenaillé par le bonheur fétiche du guérillero solitaire tombé sur le coffre aux trésors du tyran dont la tête fichée au bout d’une pique se promène en chantant par saint Ché ça ira ! notre réac' de légende accumulait le butin comme si canaillerie et justice de sang venaient de s'arrimer au progrès social. Une tornade pareille à celles que vous envoient les dieux ! Guerre et paix. Balayées comme fétus, elles étaient déjà au moins soixante emmêlées dans un sublime corps à corps d’ultime rébellion. Plus ce beau Rabirrubia, ennemi d’hier lové par-dessus la mêlée à briguer le tiers de la place à lui seul. Pourquoi ce long poisson d’anfractuosités s’est-il aventuré hors frontières ? Sa curiosité l’a perdu. Mais les deux kilos de chair à la clé, eux ne seront pas perdus pour tout le monde. Un tour d’horloge plus tard, c’était la cata : il ne leur restait plus un appât ! Plongé dans un hermétisme tout sauf subsidiaire, le pépé s’en voulut de ne pas en avoir emporté plus. Il faut toujours prévoir, il l’avait dit luimême. Dit et redit, une erreur impardonnable. Se retrouver en manque alors qu’une bonne moitié des sardines d’hier dormait encore fin fond le réfrigérateur, c’est du compartisme à la petite semaine. Si notre bon Roi s’était élu Commandant de bord, il en serait déjà à constater de sa voix pendue haut et court que vous croyez peut-être que cela ira, mais cela n’ira pas comme ça ! Et il en trouvera le responsable parmi ses opposants, cela ne fait pas un pli. Et une négligence aussi coupable ne se reproduira jamais, comptez sur sa vigilance ! Et il n’omettra pas d’ajouter que le feu du ciel retombera immanquablement sur ses nombreux ennemis, ainsi que tout qui oserait douter du bien-fondé de son engagement. Et il tient également à vous préciser qu'il sera sans pitié. Droit dans les yeux, cela va sans dire.
Assis dos tourné à la récolte, à Miguel, à toutes ces chaloupes en bordée, au ciel qui venait de lui tomber sur la tête, Pépé n’eut plus qu’à saluer tout ce beau monde d’une onomatopée de type outrage à la Cour. Elle n’appelait aucune réponse et personne ne s’y trompa. Recadré dans les considérations pratiques, il partit ranger le matériel dans la soute ...dont il oublia de refermer le cadenas. Non content d’avoir fauté, le voilà et pour la seconde fois de la journée s’il vous plaît, pincé en flagrant délit de distraction. Pire, de désinvolture. A quand le carnage ? Lassé de voir sa mauvaise tête parler pour lui, Miguel voulut lui éviter un final à huis clos :
- Ce n’est rien, Ernesto ! Reprends la barre si tu veux.
- Pas la peine, petit. A bord, le capitaine c’est toi.
Dans l’état d’esprit du militant acculé au hara-kiri pour retrouver l’honneur perdu, il déversa un monceau de Cojinùas qui glissèrent comme pains de savon sur le pont, certaines bougeaient encore. Guérillero n’ayant que mort et justice pour mots d’ordre, il leur trancha en série le ventre au couteau et termina le traitement Monsieur Propre par un passage éclair à la salle de bains, un seau-plastique de naguère fendu sur les bords. Des filaments brunâtres plein les bras, il partit chercher ses deux sacs de jute, des objets à confiner au rêve au point de faire souvent défaut lorsqu’il se produit. Ciel et mer, c’est alors que l’exubérance prit forme ! Il en était encore à ficeler le premier que déjà cette pêche miraculeuse supplantait sa fin en queue de poisson. Outre le Rabirrubia dont la tournure étiolée prouvait combien il est vain de s’appesantir sur son sort, ils avaient levé trois autres Jiguaguas et près de deux cents Cojinùas, certaines de fort belle taille. Cette fois, c'en était fini pour de bon. La fin de croisière étant dévolue à son timonier, il ne s’en mêlerait pas et n’avait d’ailleurs pas à s’en mêler.
La magie du gagne-petit s’en étant allée en reconnaissance, s’insinua cet extraordinaire moment que sont nos contournements d’interdits, autrement dit la nécessité d’arriver à déterminer comment en priver Mad Max, une volupté de grand patron amené à vous prétendre sans ricaner qu’il est juste et honnête d’éluder l’impôt sous prétexte que l'État en assure mal la redistribution, point de vue petit bourgeois loin d’être partagé par l’autorité :
Dès que le mot pêche miraculeuse lui chatouillera l’oreille, Kermitt va mélanger appétit et orgueil et personne ne passera à travers les mailles du filet. Premiers entrants, je nous verrais bien reporter l’opération prestige d’une heure ou deux. Qu’en penses-tu, Miguel ?
- Explique, je marche d’avance ! , répondit son mousse déjà grisé avant même de savoir.
- Parfait, parfait. Du théâtre, petit. Du théâtre et du bluff. Une pantomime que ce sera à toi d’entamer en faufilant Maryleen à ras les récifs.
- Gonflé ça ! Tu crois que j’y arriverai ?
- Si tu m’écoutes, bien sûr que oui. J’te dis pas la rage qui envahira la garde lorsqu’elle nous verra déboucher à deux pas du petit pont. Maintenons-la sur cette bonne impression et fin du premier acte
Miguel que cette conscience élastique satisfaisait pleinement voulut exprimer sa complicité :
- On va se foutre de leur gueule ? J’te reconnais bien là, Papy !
La relance fit mouche. Le vioque se fendit d’un rictus de barbaresque impatient d’en découdre depuis que la vigie a signalé la présence d’un gros navire de commerce à l’horizon. Un navire de commerce ? Et si Dientuso était à bord ?
- Phase deux reprit-il, mettons le Rabirrubia bien en vue comme s’il nous appartenait déjà, imposture que je hausserai d’un cran en pendant la plus grosse des Jiguaguas au palan. J’te parie qu’ils ignorent tout du rabattant sous la banquette. Une cache qui porte la patte de ton père, petit. Et à mon avis, elle a servi pas mal…
- Une cachette à bord ? Ah, il ne m’en a jamais parlé !
- Ici, aucun pro ne partage ses secrets, petit. Ce faux rabattant est si astucieux qu’au début j’ai même failli passer à côté ! C’est là qu’on dissimulera la récolte, la vraie récolte. Ces vampires, je les connais. Comme notre Jiguagua a déjà perdu ses belles couleurs, ils vont direct prétendre qu’il s’agit d’un Gallego, une espèce atteinte de ciguaterra donc à confisquer. Dès que j’aurai remis les choses en place, le troc s’imposera de lui-même. La Jiguagua pour eux, le Rabirrubia pour nous et clôture en fanfare du deuxième acte
Le vioque n’en a peut-être pas l’air comme ça, mais à la moindre opportunité de blouser le système, il se révélait maître tacticien, au point qu’il y a de quoi se demander pourquoi il n’est pas devenu proche conseiller du Roi. Mmh ! Ça, c’est un peu oublier que la subtilité prêtée à sa Majesté suffit à elle seule, non ? Sûr d’avoir trouvé le bon moyen de la lui foutre dans le cul, Papito ne prit pas longtemps à en peaufiner les derniers détails :
- Troisième lever de rideau. Exagère ton coup de barre à l’entrée du premier coude du rio, une maladresse de débutant qui enverra Maryleen dinguer sous les frondaisons de la berge opposée. Caché dans l’angle mort, j’aurai juste le temps de balancer nos deux sacs derrière le premier rideau de joncs, je sais bien où. Aucun suspens, petit. Avec Don Che Ciencaminos aux commandes, c’est gagné d’avance !
L’épilogue maintenant… Oh, il ne s’agit pas d’un interminable prolo-drame hermétique par destination où tout va bien qui finit mal, le Roi en est friand. Encore moins d’un marivaudage totalitaire, tout prolotaire en âge de déraison étant en mesure de vous confirmer, en l’absence de témoins toutefois, que seule sa révolution chérie l’a niqué et pas qu’un peu, évidence qui nous permet de préciser dans la foulée qu’il ne s’agit pas de pornographie non plus, même si le nombre de putes sur les trottoirs compense.
Non, le scénario que le brave Ernesto venait d’inventer n’est qu’un des multiples romans de la vie. Une vie qui tourne rarement dans le bon sens, mais cela arrive ne fut-ce que pour en sortir un jour. C’est assez étrange mais c’est ainsi !
- Suite et fin. On remonte chez moi et je fonce à bicyclette récupérer la récolte qu’on planquera chez mon neveu. Le prestidigitateur peau de chagrin, volatilisé le corps du délit. Pas mal, hein gamin ?
Miguel aurait été bien en peine de rajouter quoi que ce soit, ce plan était net et sans bavures. Habité par le même démon satellitaire au demeurant affable, il n’en avait pas moins d’abord relevé que le vioque était de mèche avec son neveu. Honoré par la divulgation d'une info aussi sensible, il y vit une nouvelle preuve de confiance, un pas supplémentaire dans l’association qui se formait.
Le compliment fusa :
- Toi alors… T’es encore plus futé qu’un compartiste !
Là, c’était comme un rappel dès la générale. Le metteur en scène apprécia.
Amstramgram, pique et pique et collégram, le délit d'escamotage social se déroula en parfaite conformité aux prévisions ...au détail près que les gardiens de la foi, qui n’en méritaient que mieux leur nom, eurent le culot d’exiger en sus la moitié du Rabirrubia, maintenant avec une mauvaise foi digne d’un Président US que l’autre poisson était empoisonné. Comme si cette lamentable tentative d’extorsion ne suffisait pas, ils précisèrent et de manière si suave que cela devait être vrai, qu’ils avaient tout le temps devant eux, leur smala des chefs étant réunie au grand complet depuis midi à la cantine pour un séminaire portant sur l’organisation du travail. Oh, ils n’étaient pas contre un arrangement raisonnable, bien sûr que non ! Mais le règlement, c’est le règlement. Il faut vivre avec, n’est-ce pas ?
- Pas question, chacun pour soi et l’internationalisme pour le Roi, point ! « objecta le vioque dans un registre ma foi aussi inflexible que Sa Majesté.
Remarquable d’indignation, Miguel intervint avec énergie pour le soutenir :
- Bande de vautours ! Mon boss et moi, on vient de se taper six heures de mer au large de Bacuranao pour récolter ces deux misérables bestioles et vous voudriez encore -me les piquer ?
Il venait d’insister sur le me. Bien joué, c’était le clou acéré qu’il fallait planter dans les ailes de ces rapaces. N’allons pas dire qu’ils en furent pour leurs frais, mais n’est pas héros d’Angola qui veut. Et puis ce vieux factieux que rien ni personne ne défaisait, on ne sait que trop où ses excès peuvent mener, mmh ? C'est bon pour une fois, accord entériné fifty-fifty. Tope-la camarade, tant pis pour le rab et qu’on n’en parle plus. Ce n’était que juste, conforme aux principes de la lutte ouvrière en tous cas. Sans plus de manières, la Jiguagua s’évapora derrière les baraquements …et les deux sacs à malices firent pareil par-delà le rideau de joncs de la rive opposée, c’était prévu aussi. L’amarrage à peine terminé, nos éminents corvidés vinrent parfaire l’inspection pour la forme. Aussi ancré dans le mal que notre grand Roi lorsqu’il s’estime dans son bon droit, le vioque acheva son travail de sape en sortant tout et n’importe quoi de la soute et, suite à une promesse faite un peu à la légère, tenta par deux fois d'en envoyer un à l’eau. Point trop n’en faut. Dominés de la tête et des épaules par cet intraitable sadique, les schnocks officiels hissèrent vaillamment le pavillon retraite, ho-hisse ! Dotées du blanc-seing décidément bien élastique de la coopérative piscicole de Cojimar, leurs constatations s’encodaient dans l’immuable, ce bateau ne ramenait pas un poisson en fraude. Un coup de théâtre de toute splendeur, Papito l’avait prédit ! Suite et fin, nos deux gangsters de la bonne cause s’éclipsèrent via la sente à travers bois et fissa les potes. Arrivé à mi pente, le vieux lutin paracheva la divine comédie en se métamorphosant d’alcoolo cireux en franc rigolard, la sagesse même :
- Corrompue jusqu’à la moelle cette nation-phare, c’est inouï ! Des gardes, tu parles ! Des amateurs …et pas plus malins que les sardines. Dommage de n’avoir pu leur refiler un bon gros Gallego empoisonné. La ciguaterra, il faut parfois des années pour s’en remettre
Ernesto Ciencaminos, c’est la morale universelle amendée à sa manière parce qu’il n’a pas le vocabulaire qui tourne autour et la satisfaction dithyrambique du devoir accompli. La vieille école, quoi ! Jamais ce caméléon mâtiné de fausse indifférence ne se serait abaissé à vendre un poisson toxique. Un pro de son acabit reconnait le symptôme aux seules petites taches bleuâtres rongeant la chair aux alentours de la bile. Et ses clients appréciaient son sérieux. Cojimar avait une confiance absolue en ce vieil homme. Tout Cojimar sauf les partisans du Roi !
Miguel ignorant l’abc de cette histoire de poissons empoisonnés, dire qu’il allait de surprise en surprise tournait à l’euphémisme. Arrivé par hasard dans le monde de la désobéissance civique, il commençait à entrevoir l'univers de résistance dans lequel son mentor voulait l’inscrire, sentiment tout à son honneur qui le poussa à lui rendre la monnaie de sa pièce :
- Ernesto, j’viens avec toi pour récupérer les sacs ! » Le vieux pêcheur partit d’un grand rire qu’il comprit mal. Un rire noble et concluant, tempéré de sa grosse voix éraillée, celle des arguments spécieux :
- T’as mieux à faire en allant prévenir Emilio de l’arrivage, chico. Avec sa redoutable efficacité commerciale, demain tout Cojimar aura son beau poisson dans l’assiette ! »
Malgré un mal au genou resurgi au plus mauvais moment, Pépé l’embrouille se rua d’autant plus vite sur sa bicyclette que l’heure coïncidait avec le changement de rôle des guarapitos qui, règlement-règlement, sont tenus de repasser par l'unité en fin de service. Ceci posé, il lui fallait surtout éviter au retour un contrôle abusif d’un de ces maudits caballitos juchés sur leurs motos bleues, des Rambo 14 drivés à alimenter un quota d’amendes fixé à trois fois le montant, élevé, de leur salaire. De l’intéressement bien dans la ligne du grand shérif Maxime, décidément cet homme aura tout inventé ! Quoi qu’il en soit, le vieux forban pour qui contourner l’égalitarisme émancipateur prôné par la loi était également une seconde nature restera vigilant. Un quidam à vélo pouvait les intéresser aussi. Exécution, Ernesto n’a jamais été homme à se laisser distraire de son objectif, que du contraire. Échappé solitaire à qui nul n’avait demandé de rouler si vite, il longeait déjà la lisière du bosquet menant à l’arrière du centre récréatif. Superbe de déontologie, il jeta un long coup d’œil de chasseur d’hérétiques sur ce basvillage fermé à tout environnement. Rien à signaler au fronton, il était seul au monde sous un soleil de clochard. Apprivoisé par l’essentiel, en parfaite conformité avec l’essentiel, il dévala le talus en slalomant parmi les souches déracinées que notre staff d'incompétents n'avait toujours pas fait dégager depuis la dernière tempête. La chance ayant pour une fois choisi son côté, un premier esquif vint pointer le bout de son nez du côté du rio, nouvelle conjonction favorable qui lui donna toute latitude de camoufler son larcin derrière une barrière de marabouis d’une épaisseur à valoir bien des murs. Rappel par opposition, il éprouva les pires difficultés à équilibrer les deux sacs de part et d’autre du porte-bagages. Pourvu qu’il ne tombe pas en rade celui-là ! Magne-toi, Pépère. Les coups de sifflet retentissent déjà… Arc-bouté à son guidon, il ahana dans les parties les plus raides pour remonter cette double, que dis-je cette triple charge jusqu’à la via Blanca. La fin de trajet ne consistant qu’en un long faux-plat descendant, il s’élança pied sur la pédale avant de se risquer à enfourcher l’engin qui tituba sous l’excès de charge arrière. Vogue la galère ! Passé sous la flamme rouge après avoir semé tous ses adversaires dans les lacets du col du Diable, le vieux gregario parcourut en roue libre l’ultime hectomètre de ce final d’enfer en savourant de tout son saoul sa superbe victoire dans une grande course qui ne prendra jamais fin, sauf pour une somme rondelette de poissons prêts à faire leur joyeuse entrée sur le marché boursier. T’es the king, Papito ! T’as super bien blousé la clique à Maxime et ce gros con n’en saura jamais rien.
Sa réputation pour tout atout, Emilio en avait déjà vendu deux douzaines pour la fête annuelle du Comité de quartier dont les dirigeants se réunissaient demain. Parti en négocier paraît-il plusieurs cageots, il avait laissé Miguel en compagnie du petit Gegèncito qui jouait cascadeur sur sa trottinette, une rossinante de jadis boostée GTX par son papa qui venait d’y monter une paire de roulements à billes chouravés hier à l’atelier, pièces que s'était pourtant réservé le contremaitre. Son sourire était aussi triomphant que celui du Roi, lorsque c’est lui qui s'arroge le droit de bousculer les autres évidemment. Hue dada sur le cheval de bon-papa ! Informés par une édition spéciale de Radio tam-tam, des quidams alléchés venaient, qui aux nouvelles, qui aux commandes, à telle enseigne que la masse de Cojinùas se mit à fondre comme si aucun habitant du village ne s'était rien mis sous la dent depuis huit jours. Par saint Ché, serait-ce enfin l’abondance qui nous dégringole du ciel ? Pointilleuse sur ses devoirs d’hôtesse, Martha proposa à nos deux héros de les retenir à dîner. Victime de ses foutues habitudes, Papito commença par refuser, ce qui faisait partie du jeu, avant d’abdiquer sous condition que Miguel mange sa Cojinùa pour respecter la tradition. Mais aussi parce que sa bru excellait dans la préparation du Rabirrubia à l’ail et au citron. Et puis il y avait des patates douces au menu, ce n’est pas tous les jours. Et ce petit Gegèncito qui prenait tant plaisir à agacer son vieux tonton en lui chipant sa cuiller. Et cette foutue bouteille de gnôle déjà presque aussi sèche qu’un désert économique.
- Ouais, ouais. Un désert planifié par un chameau !
Pas de doute, le vioque était d’excellente humeur. Et surtout fort bien lancé !
Commerçant avisé, Emilio préférait voir la clientèle débouler à domicile en la gratifiant d’un petit coup vite fait, un seul et un tout petit. Non seulement pareille bonté d’âme crée un climat propice à l’achat et s’appelle du service mais, c’est sûrement fortuit, la technique s’avérait plus payante que des déplacements toujours aléatoires. Bref, le fonds de commerce tournait à plein avant même le jour béni où l’établissement aura enfin de quoi se transformer en poissonnerie capitaliste avec caisse enregistreuse, fausses factures, projets d’investissements, responsabilité limitée, pignon sur rue et tout et tout. La maison ne faisait pas crédit. Aléa dû à sa polyvalence, le vieux avait remplacé le patron sous statut d’intérimaire et, bon an mal an, tout picolé fifty-fifty pour la bonne cause. Comme la pénurie menaçait au balcon, il n’eut pas trop à faire valoir ses toutes provisoires fonctions pour envoyer Miguel avec mission urgente de… insistant sur le fait que… Mais et que Dieu lui pardonne, tombé en cours de route sur une petite métisse d’enfer, son gamin ne revint qu’en compagnie d’Emilio à bord d’une jeep militaire conduite par un grand noir en treillis qui, une fois son chargement effectué, repartit aussi vite qu’il était arrivé. Quatre cageots d’un coup, on vous l’avait prédit ! Plus un doublon niveau bouteille, mais était-ce un vrai ? Pas vraiment fait pour déranger le vieux braque, ça ! Depuis toujours, le rhum au jus de citron vert était son seul médicament. Élixir contre la toux et les parasites intestinaux, potion magique pour la grippe, le froid, la chaleur, avalée au bon moment, la gnôle a un petit quelque chose d'absolu. Et le soir, le divin breuvage lui permettait de rêver un peu lorsque le monde oscille sur ses bases avant de s’endormir. Dans son cas, il s’agissait également d’un léger somnifère, un placebo de vie. De bribes en détours, la conversation tourna sur ce méchant Roi qui rend la vie si difficile, sur ces foutus espoirs qu’il n’y a pas, pas plus que de marchandises à un prix abordable. Fourvoyés par l'idée qu'ils se faisaient de la fortune, nos trois fervents partisans de l'économie de marché édulcoraient jusqu’à plus soif leur version du boom économique à la lueur morose d’une bougie qui réussissait tout au plus à faire trembloter les murs. Oh, leur libre entreprise de désorganisation de la distribution Maxime ne leur a pas donné de quoi décrocher la lune, loin s’en faut ! Mais c’est promis-juré, demain ils changeront à eux seuls la face cachée du monde. Le taux d’alcoolémie aidant, les projets devinrent délétères. Sûr qu'on fera encore mieux la prochaine fois. Non, Maxime n’est pas éternel. Pas plus que la seconde bouteille de rhum. Propagée par un vent insensiblement passé à l’ouest, la canonnade du Moro gronda comme si elle venait d’être tirée depuis le patio, puis se répercuta loin dans la Sierra. Non, il ne s’agit pas d’une nouvelle révolution qui éclate. Il est seulement passé vingt heures et notre grand Roi vient de signaler l’extinction des feux. Cette nuit décrépie est d’un noir d’encre. Seul le Phare là-bas, au loin…
Dans le VIF de la semaine du 21 février 2019
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CHAPITRE 3
Réduite depuis l'aube à solliciter la paix des braves, la mer est balayée par une météo de quatrième dimension sous les auspices d’un bataillon de nuages déferlant plein feu sur Cojimar, le port d’attache de ceux qui ne voyagent que dans leur tête. Levez-vous, bon sang ! La débâcle ne fait que commencer… Ce n’est un secret pour personne. Lorsqu’Éole dévale du nord, la mer devient plus dure, plus sauvage. Il n’en fallait pas plus pour que le vioque s’emballe, il adorait la voir balancer sec. Occasion idéale de tester le bateau, de voir ce que Maryleen a dans le ventre. Mais son crâne battait encore plein les coteaux. Le yin et le yang, de longs coups de gong à marteler ses neurones. Rien de fondamentalement bizarre, seule l’envie de quitter le couloir de la mort à Maxime et ce besoin irraisonné, c'est comme le grand air ou un de ces salauds de requins, il vous prend à la gorge sans prévenir. En mettant les choses au pire, un petit café ferait passer le cap. Mais voilà, y’a pas de café. Demain peut-être… Hé vieux crabe, t'as pas bientôt fini de regarder passer la vie comme si c’était elle le train ? Magne-toi le tien si tu veux être d’attaque lorsqu’arrivera Miguel. A l’excès de rêves succéda l’immédiate ardoise. Il partit à la recherche de ses deux palangres, comme s'il avait là de vieux souvenirs à remonter en surface. Des siècles qu’il attendait ce moment, depuis toujours. Mais avec ce fichu alcool de canne qui le poussait à décider le soir, il lui arrivait de plus en plus souvent de remettre les choses au lendemain. Pour peu qu’elles se rappellent à son bon souvenir, encore une autre paire de manches. Un trait de caractère qui lui coûtait la journée s’il avait le malheur de se laisser aller. De là le café. Une mesure préventive, une drogue décidément bien chère à se payer tous les matins. Il aurait bien avivé le chrono. Bientôt six heures et demie et le petit n’est toujours pas en avance !
Assis de côté sur le porte-bagages d’un vélo multicolore conduit par un jeune homme à queue de cheval, Miguel se pointa avec le quart d’heure de retard du supplétif déjà bien calé dans ses habitudes de n’en faire qu’à sa guise. Inconditionnel de l'autodiscipline, le pépé roula de gros yeux devant ce qui s’apparentait à un laisser-aller coupable et non parce que le temps c’est de l’argent comme le pensait son mousse, là aussi il y avait faiblesse. Mesure de rétorsion à bon marché, il ne pipa mot de toute la descente en dépit de la salve d’excuses bredouillées par le gamin qui cavalait cinq bons mètres derrière lui en jurant ses grands dieux que pareille négligence ne se reproduirait plus. Dramaturge tous azimuts, Papy ne desserra les dents qu’en vue du poste de garde :
- Enfant de la Patrie, contre nous de la tyrannie. Je crois qu’on va rire » Voilà pourquoi notre vieux stalinien s’était tu. Sa riposte, il avait pris le temps de la préparer ! Crac boum hue, la démocratie en tombe à mes genoux. Trois représentants de la force publique, la vraie force, celle au vrai service du public, patientaient à l'entrée comme s’ils venaient de dégringoler à plein régime d’un des bananiers qui pendouillent à gauche du poste de garde. Le socio-libéralisme version Maxime résumant la société civile en gardes et gardés, ils allaient devoir sous peu s’activer au progressisme, par saint Ché Même sous la drache, scrogneugneu. Ils sont gardiens de l’ordre, on les paye pour !
- Mmh, nos têtes à claques m'ont l’air de tirer celle des mauvais jours » gloussa le pépé, braqué sur le seul rétablissement de complicité …mais fort assez pour susciter d’emblée l’ire de ces frères trois poings loin de faire la paire. Aïe, le choc ne sera guère beau à voir ! A deux doigts de se faire bouter hors cadre, ce qui lui donnait un certain lustre, Xavier-Luis, un échalas d’ébène fait de gomme et de toise, était loin d’être aussi bas de plafond que le requérait sa fonction, son frère était pêcheur. Frisant les deux mètres, chevelure pain de sucre comprise, son unique fonction consistait à grandir son chef. Compte tenu de ce qui va suivre, c’était presque rassurant ! Campant l’extrême droite avec toute la hargne d'un butor surgi d’une impasse, Fausto Barrabas, un gros lard demeuré, tenait tant bien que mal sur ses deux pieds. Bibendum au groin de garçon boucher passé à l’essoreuse, il n'en était visiblement pas sorti intact. Entre ces deux régulateurs à remontoir, trônait le vase de Sèvres, le gros hardi, le bienveillant Ramiro Delvaz, visage vert de gris comme à l’ordinaire et chef de la Sécurité en personne. Peut-être était-il tombé de son lit ce guignol, jamais on ne le voyait si tôt. En grand uniforme encore bien, un apparat d’chic ! Et c’est parti pour l’épouvantable à tous crins. En fonction de ses moyens, bien entendu. De son ardeur aussi. De son ardeur surtout … :
- Alors vieux cafard ? La pêche, qu’est-ce que ça donne ?
- Pas grand-chose, Ramiro. Patience, c’est comme le grade après lequel tu cours, cela viendra bien un jour.
- Pff ! Ce jour-là, mon plus grand plaisir sera de te la mettre profond, gusàno de merde ! A propos, des collègues, bien intentionnés eux, m’ont rapporté que tu ramènes déjà des poissons empoisonnés. Est-ce exact, monsieur l’ancêtre ?
- Empoisonnés, empoisonnés… cela dépend pour qui !
- Ah oui, explique ?
- Ho-ho, ça n’a rien d’un aveu, Chef ! Tout est empoisonné ici, tu devrais le savoir. Empoisonné ou empoisonnant. A commencer par…
Ramiro ne le laissa pas aller au bout de sa phrase, il savait par qui il allait débuter. Retour vif express au règlement, sa seule force de frappe :
- Et tes documents d’accréditation ? Les as-tu sur toi ou faudra que j’insiste ? Un papelard qui manque, l’administration pas de chance. Tu ne serais pas le premier plouc à qui la mésaventure arrive, hein !
- C’que t’insinues n’a rien de gentil pour tes toutous, Chef. Eux, je les vois mal détourner le cours de la loi, comment que t’as fait pour les avoir si bien dressés ? A ta place, je songerais à leur donner de l’avancement. Ils les ont déjà épluchés hier et avant-hier. A l’aller comme au retour.
- Euh… c’était sous mes ordres !
- Ah, parce que te v’là habilité à donner des ordres maintenant ? J’te croyais à peine capable de les répercuter.
- Et hier, où étiez-vous ? » tenta d’obvier le molosse entouré d’une puissante odeur de chien mouillé.
- Au large de Baracunao, pourquoi ? » rétorqua Papy en plissant du nez de manière vraiment peu équivoque. Cerbère dominé par le sentiment aigu que le monde s’était levé dans le seul but de faire tourner l’immatériel autrement qu’il l’eut voulu, Ramiro rougit très fort, trop fort pour que cela paraisse honnête. Affublé du doux surnom de rhinopotame, appellation de terroir rehaussée de féerie lunaire par un mufle aux palpitations humides et deux yeux de parfaite coalition entre frères ennemis, il était prêt à soutenir sans malentendu le point de vue du cadré sous zéro, prise de conscience panoramique qui le rongeait pire qu’un ulcère. C'est clair comme du jus de chique, la jubilation morbide de ce vieux teigneux de merde avait le don de le foutre en manque. Purée, v’là maintenant qu’il hurle ! Pas bon du tout pour les nerfs, ça :
- Parce qu’hier, ça débordait de Cojinùas. De partout, je te dis ! La direction s’est même vue forcée d’en diminuer le prix d’achat, la mort dans l’âme bien entendu. Manque de liquidités dû à l’embargo, pas plus d’un peso la pièce. Que veux-tu, le frigo est à nouveau en rade.
- Encore ? Faudrait voir à le faire réparer. La balance aussi, depuis le temps ! Si j’occupais ton poste, que le saint Ché m’épargne cette honte, ce gâchis me gênerait quelque part. Mais rassure-toi, personne ne te mettra jamais cette responsabilité sur le paletot. Ce serait te faire trop d’honneur, tu comprends ?
Dure à encaisser celle-là. Mais le Chef se sentait pour une fois fort, très fort :
- Ainsi, hier tu serais allé te perdre du côté de Baracunao, alors qu’à trois miles de là tout ce qui voguait entre Regla et Santa Cruz se farcissait des tonnes de Cojinùas. Monsieur joue à la croisière s’amuse, c’est ça ? Te v’là mûr pour l’hospice, vieil illuminé. Le plancher des vaches, tu piges ? T’y seras à l’aise. Après, on te recyclera sur deux roues. Avec un fauteuil au milieu, si ce n’est pas trop demander. Et percé hein le fauteuil, faudra que t’apprennes à gérer tes tares. Ensuite, tu t’élimineras bien tout seul, troufion. On fera de toi de l’engrais pour les légumes, tu serviras enfin à quelque chose ! » Une répartie gros calibre, il lui avait fallu la soirée pour la préparer, c’est dire. Changement de registre. Oui, il s’en avérait capable …uniquement le matin quand il n’était pas déjà bourré :
- Comment qu’y s’appelle encore ton cercueil il flottant ? »
- Maryleen. Et ce cercueil flottant comme tu dis, était à mon père ! » coupa Miguel, toutes griffes dehors pour son grand retour à la vie de combat.
- Ah oui, Maryleen ! Ta gondole en tutu, ma matraque frétille d’envie de la faire monter au mât, monsieur le héros d'Angola. Je la rendrai si bleue de moi que demain sa coque sentira encore le poisson »
Le vieux n’eut guère à s’arracher pour répondre encore plus méchamment que le méchant :
- Ramiro, fous la paix au gosse et tes discours à la con, tu te les gardes. Les Cojinùas, mon métier c'est de les pêcher et quand j’en vois dans les parages, elles y passent toutes. Or, hier y’en avait pas. Ta matraque, faudra te l’asticoter tout seul, chef…
Le traiter de branleur ! Ramiro l’avait senti venir comme un présage, cela ne lui arrive pas tous les jours :
- T’es vraiment le roi des cons, toi. Mais t’es trop naze pour t’en formaliser, gùsano. P’tit détail pour finir, t’achever si je n’avais pas peur de me salir. T’as beau claironner jusqu’à Moscou que la balance n’est pas précise, faut jamais oublier d’y passer. C’est comme celle de la justice, il est toujours trop tard lorsqu’on découvre de quel côté elle penche !
- Guère plus à gauche que tes couilles, camarade. Maxime aurait-il omis de te le préciser ?
Touché dans ce qu’il avait de plus sensible, le chef exhala un immense soupir, un peu comme devant une tache qui ne part pas. Autant l’avouer sans fioritures, il est obnubilé par un seul désir, un désir de chambre capitonnée, une volupté monstre qu’il sait pourtant fatale, celle de se venger de l’humiliation. Hiératique d'intangibilité reine, le pépère donne peut-être l’air d’un primitif modèle mais c’est un sournois. Mon dernier kopeck, il va lui en refiler une de derrière les fagots :
- A ta place, j’irais jeter un œil sur les sirènes qui s’ébattent derrière les récifs, sécuritaire de mes deux. Un nouvel arrivage, c’est après elles que je cours ventre à terre. Comme t’as l’air en manque, je t'en ramènerai bien une. Si tu paies, bien entendu. Sa queue, tu t'y feras. Avec ta matraque, tu penses ! A moins que t’aies travesti la vérité, évidemment.
Corne de bouc, et en plus cet infâme pervers ose le traiter par la bande de maricon ! Mal, vraiment mal embarqué le chef. Un vieux cela reste un vieux et le fait de se défendre contre celui-ci, fut-il un démon, serait d’office mal interprété malgré sa culpabilité évidente. Quant à relater les termes de l’outrage dans un rapport a priori sans a priori, il n’en était pas question. Au moins trois jours pour le seul facteur orthographique, c’est une certitude. Indigné le sécuritaire, on peut tout lire sur un visage. Bien joué, Ernesto… Y’a vraiment que toi pour l’écorcher vif dans sa bauge ! Sans que cela se devine de manière trop compromettante, l’échalas de service esquissa un sourire d’une défection tout ce qu’il y a de plus latérale, lui qui eût tant voulu en dire cent fois moins à ce chef qu’il exécrait. Quant à l’autre, le gros Bartabas, l’échange verbal, qui plus est sous une pluie battante, était allé trop vite pour lui. Soigneusement gardé en réserve par Dientuso pour les missions casse-gueule, ce maestro de la connerie à laquelle personne n’aurait jamais pensé n’en était qu’à son troisième calmant du jour. Le rose, pas celui qu’on casse en deux. Révolutionnaire primitif, il avait compris ce que le socialisme local attendait de lui. Au moindre coup de sirène, c’est boum badaboum samba qu’il leur rentrerait dans le nombril.
- Je vous ai à l’œil, vous saurez qui je suis » éructa un Ramiro rouge comme après l’exercice.
Et il savait qui il était… Oh oui alors, il le savait ! Le vieux nervi comprit l’urgence de couper court. Dit comme c’est, sa volonté de mettre l’ennemi à mal avait déteint sur Miguel dont l’attitude sans fards démontrait qu’il s’apprêtait à décriminaliser l’innocence comme on charge la gueule d’un canon, l’autre n’attendant que cela puisqu’il représentait l’autorité, celle avec laquelle on ne discute pas. L'ensemble du modèle étant à revoir, seule sa tolérance douce emporta l’aval du petit, invité quasi au chantage affectif à rejoindre la vaillante Maryleen toujours en position hiérarchique, la seule qui compte dans ce foutu patelin si peu ouvert au monde. Le cœur en balance, la belle n’attendait qu’un stimulus de son petit vieux pour filer le parfait amour à trois sans demander leur reste. Sous cette drache à temps plein, ça va dinguer. Moteur, vérifications d’usage. Larguez les amarres ...en avant la mécanique ! En quête de quota journalier, le collectif d’oiseaux blancs aligné sur les pitons du chenal se montra à hauteur du programme de socialisation intégrale dont il fait l’objet. Best-off jusqu’à la pointe des plumes, il snoba cette pirogue des temps modernes de la manière la plus royale qui soit. Ce fort vent debout n’a rien de confident, aujourd’hui peu de petits poissons risqueront le découvert. Tant pis pour les collègues en attente. Le Phare… Ah oui, le Phare ! Qu’il aille se rhabiller ce maudit phare désespérément seul au balcon.
Arrachée aux puissances du mal, la bulle bleu horizon se configura dans l’infini et la mer suivit à pas de géant. Piégé d’immédiate affinité, Papy l’entendit ahaner, puis rendre coup pour coup. Par Yemana, cela promet !
- Baptême du feu, petiot. Passé les grands hôtels du Malecon, on fera le point
Miguel éprouva un sentiment de folie en direct. Ah, il avait voulu plonger dans le bain ! Et bien il y est, jusqu’au cou encore bien. Précipitée hardcore dans une effroyable lambada moi je n’aime que ça, la belle de bois entama son pas de deux avec la mer. Une feria suprême, Pépé toréador éprouva le besoin d’y planter ses banderilles. Jusqu’à nouvel ordre – viendra-t-il un jour ce nouvel ordre ? seul un homme de sa trempe avait capacité d’engloutir ces gerbes de mer étrangement venues du trottoir d’en face, de dompter cet amas de fumerolles grisées de sel en habit de lumière. D’une passe irrésistible à faire clamer la houle, il envoya dans le sillage du bateau la plus grosse de ses palangres lestée d’un solide hameçon.
Olé Papito ! Ta maîtrise technique est restée brillante.
D’une précision d’ordinaire mathématique, les bancs transhumants ont éclaté et c’est devenu le chacun pour soi, faute pour eux d'avoir appris d’autres versions de la solidarité. En cette saison, les bancs de Serruchos dévalent plein sud. Entrainés par le fort courant du golfe, ces troupeaux de buffles sous-marins dévorent tout ce qui croise leur chemin, ils pourraient d’aventure rencontrer le nôtre. De grands prédateurs aussi se dit-il, alors qu’il savait que ce type d’amorce n’avait aucune chance d’intéresser les poissons de haute lignée. Dans un sens tant mieux. Avec cette météo aux intentions d’en finir, c’eut été suicidaire de s’y frotter. Alpaguer un gros thon barbare suffirait à meubler son bonheur du jour. Gare aux requins également, ces compartistes rôdent partout ! Il n’y a que trois mois que Miguel est revenu d’Angola, il manque d’expérience. Yemana domine outrageusement cette société secrète, elle en tiendra compte :
- Cap sur Miramar, c’est le Grand Puits, le dernier abîme avant celui de la Nation. Avec ce vent à couper au couteau, la mer va basculer grave, gamin. Au retour je monterai la voile et là, Maryleen filera comme une flèche !
La flèche ne l’effleura pas, Miguel la sentit sourdre, puis lui traverser l’estomac. La cata du silence, il connaissait. Rester stoïque et prendre son mal en patience, il connaissait également. A mille lieues de là, le vioque n’avait déjà plus que la bataille en tête. Toute tête brûlée aurait agi de même à sa place :
- Courage, t’es là pour apprendre ! » concéda-t-il d’un sourire trop mordoré pour ne pas cacher autre chose.
Même hésitante, la réaction ne vint pas. Son jusqu’au-boutisme ravageur l’empêchant d’envisager le retour au port, fut-il d’attache, contre toute évidence, il insista :
- Allons, laisse-toi vivre, petit !
Vivre alors que ce bateau ivre craquait de partout ? Passé au-delà du point critique, Miguel vit le repère surgir plein ciel, puis disparaitre sous une muraille d’eau. Utilisant l’émotion comme une arme, sa voix en dit long sur son état d’esprit :
- L’hôtel Miramar vient de pointer derrière les vagues. Il est temps de rentrer, Ernesto !
Le vioque comprit qu’il fallait abréger la distance. Dommage, il restait un bon mile à parcourir ! Folie annoncée, il hissa le morceau de tissu rabiboché appelé voile sur son gréement, comme on pend un crucifix ou le portrait du Roi par-dessus la porte d’entrée pour éviter tout maléfice. Maryleen qui avait le rêve américain dans ses gènes sut s'improviser offshore pour remonter l’océan. Seul à s’y retrouver dans ce labyrinthe sans alternatives, Papito accrédita ses rêves :
- Petit, j'viens d'en alpaguer un bon !
Pas surpris outre mesure le pépère. Le rififi en sous-sol, cela le connaît. Il savait qu'il en trouverait un. Une légère accalmie ponctuant un énorme pic de vagues, Miguel se risqua à rouvrir les persiennes au monde. Pourquoi l’boss s’est-il flanqué un sac de jute sur les épaules ? C’est insensé, il va se scier le dos. Faudrait qu’il comprenne qu’il n’a plus vingt ans. Est-il seulement en état d'en tenir compte ? Ouf, Maryleen a l’air de tenir le coup, c’est déjà ça. Dans quelle démence de fond s’est-il encore engagé ? Trois énormes bordées plus tard, Papito fit tomber l’attache de voile. Rideau ? Non, entame de la phase finale. La plus enivrante, celle qui consiste à amener le gros poisson à mourir au champ d’honneur, plus beau compliment qu’un compagnon de la flibuste puisse lui adresser. Cramponnées à son filin, ses mains viraient progressivement au bleu et ses avant-bras constellés de tavelures grandes comme des confettis souffraient le martyre. Qu’importe, à ce long jeu de forces l’adversaire s’ankylosera en premier. C’est fini, il commence d’ailleurs à en payer la logique.
Animé d’un je ne sais quoi de souplesse, un long tuyau fendit l’écume avec le chic frivole du guérillero maintenu la tête sous l’eau, puis se décompressa comme un vieux ressort fuyant des deux côtés. De la sorcellerie grandeur nature. Par Ochun, il s’agissait d’une sphyrène ! Le poisson préféré de sa Majesté, un animal d’attaque mieux connu sous le nom de Barracuda royal, vocable générique évoquant fiel et cruauté pure. Piégé par plus mécréant que lui, il canonna l’étrave avec la détermination fauve d’un gùsano impliqué dans une conspiration de rue. Aussi lâche que s’il venait de se faire prendre sous le feu d’une contre-attaque en règle des forces spéciales, il amorça une vrille assassine et clôtura le solo en s’éclipsant sous la coque où il se cabra comme un étalon sauvage. Madre de Dios, dans quel marécage sous-marin a t’il bien pu dégoter un aussi vilain boa ? Il est encore plus répugnant que Julio Lobo !
- Un peu la bête ! On devrait l’offrir au bon Kermitt, rien que pour lui montrer qu’on sait pêcher, nous » glissa-t-il muscles bandés plain-chant pour forcer l’immonde lombric à lui concéder deux nouveaux mètres à l'entame d'un virage désespéré.
Le désir de meurtre l’emportant sur toute autre considération, il positionna l’esquif trois-quarts face pour tirer un maximum de bénéfice des soubresauts du monstre qui, loin d'accepter l'inévitable, se trémoussait en quémandant un sursis lequel, faites-lui confiance, ne lui sera de toute façon pas accordé. Aligné sur les lois du genre, il attendit la détente provoquée par une lourde remontée de vagues pour emberlificoter la ligne au palan ...et à Dieu va pour la mise à mort du mécréant. Victoire et pas que sur le fil. Trois tours de manivelle plus tard, s’invitait à bord une vivance électrifiée qui ressemblait œil pour œil à un monstre du Loch Maxime pris sous une sale douche écossaise. Certains instants de l’existence comptant davantage d’incrédulité que d’autres, il le fixa sur son sort de gibier de potence en le hissant haut et court via l’hameçon qui lui déchirait la gorge de part en part. Du spectacle à la chaux vive, mais surtout de la belle ouvrage ! Franchement, les milices de notre grand leader n’auraient pas fait mieux… Le Barracuda frémit en bloc. Pour le même prix, ce long serpent eut pu dégringoler de la canopée d’une forêt primaire. Une créature d’enfer. Des yeux exorbités et de si belles dents pour mieux vous croquer, mes p’tits enfants. A l’examiner de près, ce monstre hors normes luisait tantôt de vert olive, tantôt de violet constellé de taches noires, comme s’il avait eu à cœur d’enfiler le battle-dress le plus élégant de sa garderobe. The tronche de guérillero en partance pour le plus long des voyages ! Djihad sacramentelle où le mot exécration prenait tout son sens, il s’apprêtait à donner du gourdin pour un coup de grâce dont l’indifférence de façade traînait un lourd contentieux intimement relié à son grand ami Dientuso.
- Non, Ernesto ! Laisse-le crever la gueule ouverte…
- Bonne idée, petit ! Il n’en sera que plus appétissant pour notre grosse grenouille
Fin d’équipée, Maryleen se rua sur le Phare qui tressautait comme s’il piétinait de rage. Ragaillardi, on l’eut été à moins, Miguel avait récupéré son poste clé sans pour autant pouvoir quitter du regard le malheureux supplicié qui abordait comme à regret l’ultime chapitre de la vraie lutte finale. Le pépé lui en fut gré, lui qui n’aurait jamais imaginé avoir un jour à bord un aidant poussant l’obligeance jusqu’à le ramener à bon port. Usé par deux heures de combat sans temps mort pour arriver à ses fins, en fait à rien, il avait dû puiser loin au fond de lui-même pour dévitaliser ce lombric hors format qui faisait bien ses quatrevingt kilos. Un trophée frisant l’acte gratuit. Peu importe, la mer approuve. Calmée, elle tirait même la révérence. Seul le charognard n’arrivait pas à se faire au soulagement ambiant. Branché plein ciel, il frappait le bordé dans de grands bruits mats d’euphorie lente, de refus du panthéon. Garrotté dans la plus pure tradition hispanique, il semblait demander pardon tout en essayant encore de mordre. Magnanime, le vieux pirate resserra la ligne d’un cran. D’un cran et puis d’un autre. En matière de perversité bienveillante, il n’y a pas loin de la coupe aux lèvres.
- Por la Madre, ce fils de pute mesure bien deux mètres cinquante ! » fit-il remarquer à la mer, à Miguel aussi. Dès que le monstre cessera de gigoter sur sa tringle, il vérifiera.
Clapier de toutes les misères humaines, le petit bled de Cojimar vient de se faire reprendre par un vent en parfaite conjonction avec ce que le ciel a de plus grisâtre. Superbe de colère rentrée, la mer renâcla devant cette trahison persistante en laissant au bateau bleu le temps d’en finir en roue libre avec la baie. Fidèle à la tradition qui veut que l’on s’incline devant plus fort que soi, le collectif d'oiseaux blancs heila à pleins gésiers ces deux illuminés revenus à tire d’aile de l’enfer. Par le grand saint Cachalot, l’asticot étrillé par leurs soins était tout bonnement exceptionnel ! Comment avaient-ils procédé pour le bâfrer d’une seule bouchée ? Mouillage moins maîtrisé côté vigiles pris d’allergie subite à l’idée de passer sous la douche qui venait à l’instant de redoubler d’intensité. Rien à voir avec leur saleté repoussante cependant, c’était sur ordre. Enivré du désir tonique de faire le mal quoiqu’il arrive, le gros Ramiro supervisait en personne la partie administrative du débarquement. Signe avant-coureur de ravages incontrôlables, il sentit venir la bouffée d’exécration qu’il espérait. Ah, ces deux cinglés avaient osé affronter une mer aussi déchaînée ! Quelques secondes de fulminations encore et il allait les coincer :
- Halte là, doryphores. Vous n’avez rien à déclarer ?
Pépère qui adorait collectionner les broutilles puis renvoyer la facture comme quelqu’un qui s’y était fait, faillit pousser l’ironie jusqu’à donner lui-même l’ordre d’entreprendre la fouille :
- Pas gentil ça. Dire qu’on a un si beau cadeau pour vous !
- Où ça ? » rétorqua un peu vite l’avide sécuritaire dominé par le sentiment narcissique de remplir honnêtement sa charge :
- Pendu au bout de sa corde, Ramiro ! C’est un Barracuda que j’ai délivré de l’envie de mal faire. Tu ne trouves pas qu’il ressemble à une grosse bite ? Plus que ta matraque en tous cas
Trahi par son moi illusoire, l’éminent martyr de la sécurité rééquilibra sa casquette à visière, signe qu’il ne sortirait pas indemne de ce flou, c’était consigné dans les astres. Fine fleur, le vioque s’offrit le luxe de ne pas briser son élan :
- Allez, sac à puces. Qu’est-ce que t’attends pour prévenir l’administrateur ? Lui, c’est un officiel habilité et tout et tout. Ne t’en prends qu’à toi-même si t’es passé à côté de l’intelligentsia, mon pote !
Exploiter les arcanes du règlement dès qu’il tourne à votre avantage, le vioque connaissait la chanson. Infamie supplémentaire à son crédit, elle obligeait le gros Kemitt à venir exercer son rôle de régisseur dans cette pantalonnade. Pourvu qu’il le dérange en plein travail !
- T’as entendu ce qu’il vient de dire, ducon ?
Là, c’était Miguel venu apporter sa pierre à l’édifice. Chef qui roule n’amasse pas mousse. Son statut d’ancien combattant, les protections occultes que cela implique. Des ennuis en perspective. La pâtée, si… Dûment insécurisé, le sécuritaire accusa le coup pendant un laps de temps désespérément long. Malin lorsqu’il convient de l’être, une altération des sens dans son cas, il eut la divine inspiration de le dévier sur le pauvre Xavier-Luis qu’il traînait derrière lui depuis ce matin, depuis toujours. De loin, ces deux-là ressemblaient à Laurel et Hardy. Chose étonnante dans un contexte aussi délicat, le rhinopotame que la comparaison ne troublait pas renvoya la balle avec le plus grand tact :
- Alors quoi ? T’as entendu ce qu’il vient de dire, ducon !
Mentalement dénaturé par cette liberté inconditionnelle, l’échassier fila à grandes enjambées officialiser la nouvelle au bureau. Pervers dans le sens noble du terme, il revint mini d’une longue planche vermoulue et proposa au vieux d’y étendre en duo la fastueuse dépouille tristement raplapla au bout de son crochet de boucherie. Ho-hisse ! Sursaut prévisible du macoute rond de flanc de voir la situation évoluer sans passer par la voie hiérarchique, c’est à dire par lui seul. Sommer cet infâme subordonné d’arrêter toute forme de collaboration avec l’opposition obligeait Miguel à apporter son concours au port du catafalque. Dilemme, fracassant dilemme, d'où vient qu'il soit capable d'en encaisser autant ? Piégé dans ce qu’il avait de plus cher, sa fureur, le matamore débordait d’impression d’être, plus encore que le Barracuda, le dindon de la farce. Diagnostic correct, confirma des yeux Pépé qui excellait dans le no-comment ravageur.
Sinistre apothéose, l’administrateur rasé à la porc-épic eut l’indécence d’accourir au trot en ondulant de la bedaine comme un cheval de trait déjà bon dernier à l’entrée des starting-blocks. Cravaché par l'ambiance de folie qui régnait au paddock, le hongre qui sentait l’écurie se remit sur selle en s’épongeant d’abord licou et naseaux. Beauté refaite, auto-saboté pour tout dire, il hennit à tous crins, puis félicita mors aux dents les deux hommes d'une ruade dont il avait le secret :
- Compagnons de galère, honorons ensemble la conduite héroïque du companero Miguel Piron, cette jeune recrue déjà citée à l’ordre de la Nation pour avoir fait écran de son corps aux avancées de l’impérialisme. Ce futur membre du Parti que je proposerai à la cooptation est un exemple. Oui, un exemple ! Tous après moi : gloire à ce valeureux coopérateur mort pour la cause ...pardon, qui en est le fleuron !
Une péroraison ultra civique tout en contre-flot suivi d’un blanc. Un long blanc sans écho parmi trois vigiles cataleptiques par devoir et un Ramiro de plus en plus shooté, autant dire rien. Impérial d’assurance, notre valeureux Chef de corps que l’on devinait à deux doigts du poteau finish en termina courageusement :
- Ernesto, Miguel, votre exemple est impérissable, nous ne l’oublierons jamais
Tirade admirable, éléphantesque et c’était bien la moindre des choses, car le Barracuda était non seulement le plus grand de l’année, mais également de toute la période révolutionnaire ! Compulsé pour l’occasion, l’ancien petit carnet gris datant de 1902 permit de rappeler au bon souvenir de tous que, le 18 janvier 1950 exactement, un certain Jack Delmonchoa dont personne n’avait gardé le souvenir en avait alpagué un de deux cents quatre-vingt centimètres, soit trois de plus que le présent exemplaire comme le témoignait sans complaisance l’échelle de graduation du podium en bois réservé à l’exposition des plus beaux trophées. Le vieux eut du mal à y croire et parut ostensiblement déçu. S’il avait su que la victoire de la période révolutionnaire n’avait tenu qu’à ce fil, il lui aurait caressé l’échine, histoire de le détendre sans plus. Soulagé de n’avoir pas à commettre de faux en écriture, Dientuso reprit à la virgule près date et heure de la prise, puis dimension et poids du Barracuda en position garde à vous, fier qu’il était d’entrer par la grande porte dans la liste interminable de ceux dont jamais le souvenir ne périra. Coulés pour leur part en lettres autoclaves rouges, les noms des deux camarades auteurs de la prise passèrent également à la postérité. En seconde place, mais pour la postérité quand même… Les joues en feu, le fulminant Ramiro Delvaz ressentit jusqu’aux tréfonds le cruel manque de soutien affiché par ses supérieurs. A la limite du pathétique que manie si bien notre bon Roi, ce qui implique nombre de dérapages potentiels, il se le jura : ces deux-là payeront cher l’affront qu’il vient de subir ! En revanche, l’immense Xavier-Luis souriait de toutes ses dents. Une bonne humeur à ne tromper personne, celle du traître qui n’a jamais changé de camp. Trahir Ramiro ? Personne n’a jamais trahi Ramiro, personne. Le chef n’a jamais eu d’alliés et on ne trahit pas les cons.
Prévenus ric et rac par un collègue que le vioque s’était farci un Barracuda d’anthologie et se complaisait pour l’heure en pleine cérémonie officielle comme s’il lui restait encore quelque chose à prouver, aucun de ces forts en gueule ne prit sur lui d’aller voir de quoi il en retournait. Solidaires comme le leur a bien inculqué le Roi, le soviet de gagne-petit attendait dans un bel ensemble que s’ouvrent enfin les portes cadenassées de l’unique établissement bancaire du village. Miracle, un alléchant grincement de grille survenu sans crier gare donna latitude au troupeau de mareyeurs de se précipiter avec l’empressement d’une horde de maquisards, tous dominés par l’impératif de négocier en priorité le chèque certifié conforme émis en rétribution de leur mirifique récolte d’hier. Advienne que pourra.
La mauvaise nouvelle tomba comme un couperet, le compte de la coopérative n’était pas provisionné ! Bien embêté ou du moins s'en donnant l'air, le camarade gérant de l’institution nationalisée s’empressa de se dégager de toute responsabilité, constat qui eut don d’entraîner un tollé général - une insurrection à réprimer avec la plus extrême sévérité dirait Maxime ...et des tonnes de sueur froide du côté du préposé aux cheveux argentés qui, mettez-vous à sa place, se demandait en vertu de quoi ces gagne-petit s’en prenaient à lui alors qu’il existait au moins deux coupables directement identifiables dans cette affaire, plus exactement ce guet-apens puisqu’il en était la première victime. D’ailleurs un banquier n’y est jamais pour rien et pour une fois c’était vrai. Conscient de détenir les cordons de la bourse et le pouvoir qui va avec, il réussit à calmer les ardeurs en promettant - sur la tête du Roi renchérit-il, croyant ainsi couper court, qu’il règlerait l’arriéré dès demain malgré les facéties comptables de la Direction dont il était le premier à convenir, mais il avait des influences. Attendre, toujours attendre. Facéties, toujours des facéties. Influences, toujours les influences. La Direction, toujours la Direction. Le Roi, toujours le Roi. Demain, toujours demain… Au secours ! Au secours, docteur Folamour. Dûment remis en place, le bloc de capitalistes inconsolables se réfugia dans l’aigreur amène et digressive face aux entourloupes d’une coopérative assez abjecte pour ne redistribuer le bonheur en espèces qu’à ses chefs. Et un collectif saigné aux quatre veines, c’est plus fort en gueule que l’ensemble de ses membres, constatation amère qui prit un tour ostentatoire lorsque le pack soudé comme à la parade se mit à huer, de loin mais quand même, ce gros cafard d'économiste dont la tronche restituait à merveille qu’il enrageait sec de s’être fait doubler dans une combine où il n’était pas partie prenante et qui jouait précisément les filles de l’air pour en rapporter l’ampleur à qui de droit. La smala des semi-gradés s’étant fait le devoir de rappliquer tous azimuts afin de rehausser la cérémonie expiatoire de son auguste présence, la caste des petits choses en prise directe avec la liberté provisoire y trouva le courage de hurler son inextinguible besoin de démocratie directe, son envie de castagne sociale, ses ultimes supplications pour que cela cesse. Un melting-pot de sensibilité noyautée de moi-je sacramentels et de hargne plus significative que celle du voisin. Et pourtant ces grands gueulards sans anomalies apparentes s’arrêteront à mi-chemin. Comment attendre d'eux qu'ils s’avilissent plus encore ? Parents pauvres du système, ils en connaissent tous la vraie raison. De là à la mettre sur le tapis...Débat stérile. Arrêtons-nous aux constatations et le moins qu'on puisse dire est qu'il y avait matière. Hors cet accablement que Maxime nous interdit formellement d’extérioriser, ne sommes-nous pas plus héroïques, plus baïonnette au canon, plus finassiers que nos semblables ?
Confirmation sur le terrain, claquements de talon en sus :
- Tous ensemble, tous ensemble, Ché, Ché, Ché !
Apologie d’un collectif révolu ? La preuve d’une solidarité raffermie que l’on attendait ? Avec une certaine impatience, faut-il le dire ? Slogan rassembleur en tous cas. Et sorti à bon escient car Quimbombo, irradié d’un sourire taillé pour les parties de plaisir, rentrait au bercail en compagnie d’un grand Amin Dada chauve en tenue de commando aux basques duquel il manifestait une déférence suspecte pour qui connait la roublardise du clébard principal de notre camarade dirigeant, un orfèvre en la matière. Autant prendre les devants, non ? Par Lénine, la démission marron. Celle qui dit oui, qui dit oui, qui peut pas dire non… A défaut d’impossible aveu, la conversation dévia sur le cours du tout ou rien à l’ombre d’un bateau qui attendait depuis des lustres un miracle devenu par la force des choses utopique pour ne pas s’écrouler sur son fonds de tréteaux. Surnommé l’esclave, patronyme qui n’avait rien de péjoratif, son proprio était connu comme larron en foire pour tanguer à perpétuité sans le bateau qui va autour, il avait la tête de qui vit de la charité publique. Ancré dans le malheur sans espoir de sortie, les rares pesos qu’il lui arrivait de grappiller flambaient illico en bibine dont il était capable de siffler trois bouteilles d’affilée sans paraître plus incohérent que de coutume. Un cas plus social que les autres, en somme… D’une pénibilité quasi renouvelable dès qu’il s’agit de têtes de Turc, le tout Cojimar se rappelait encore du jour où, plus saoul qu’un défroqué de l’Armée rouge, le rustre réussit la performance unique dans les annales déjà si riches en péripéties du village d’encastrer son sabot sur un des piliers de soutènement du pont. Un fait divers destiné à rester à tout jamais gravé en nos mémoires, la coopérative s’étant pour une fois montrée d’une solidarité exemplaire. Pas d’autre choix que la solidarité. Coulée par deux mètres de fond, l’épave bloquait l’entrée du chenal !
Irréprochable de retenue tout au long de l'hommage officiel, Ernesto entendait bien jouir pleinement de son triomphe côté tribunes populaires. Libérés par l’alcool, les pêcheurs mis au parfum riaient sous cape du joli coup réalisé hier, le summum restant évidemment le panégyrique haut en couleurs imposé à l’administrateur qui s’était empressé de mordre à l’hameçon comme il l’eut fait d’une cuisse de poulet. Multirécidiviste inamendable, c’est avec un plaisir décuplé qu’il savoura le petit coup de l’amitié. Et des amis, dans les grandes circonstances, les commettants de la marginalité en ont toujours leur compte. Oublié pour un temps le chèque en bois, cette superbe victoire par contumace était un peu celle de tous. Emilio s’étant fait fort de liquider le stock de Cojinùas avant ce soir, il estima inutile d’aller voir de quoi il en retournait, décision communiquée en aparté à Miguel visiblement peu emballé par les réunions branlantes de poivrots radotant des souvenirs de plus en plus édulcorés. Honnête guévariste en mal d’idéal, il lui proposa son dernier billet de vingt pesos, histoire d’épater les copains s’il avait d’aventure à leur relater sa journée. Ah oui ! Quoiqu’il arrive, les comptes seront apurés demain. Ils en reparleraient, mais pas ici. Circonscrit dans l’inattaquable, le gamin refusa l’argent tendu, noblesse de cœur qui lui permit d’y aller de sa demi-bouteille, vite suivie d’une autre maintenant qu’un collègue empressé venait de lui dégoter le citron vert qu’il réclamait, n’allons pas dire à cor et à cris. Une singulière habitude qui avait pris des décennies à s’enraciner. Elle lui permettait le cas échéant de refuser de trinquer avec ceux dont la tête ne lui revenait pas. Ce petit fausset de Rodriguez par exemple, revenu pronto en première ligne puisqu'il y avait moyen de profiter et que la force publique, qui avait enfin compris le danger, s’était nettement rapprochée. Et voilà que cela recommence :
- Ghna, ghna, ghna, je moi. Heurk, heurk, heurk, moi je…
La pathologie compartiste dans toute sa splendeur.
Identique à lui-même, Dientuso trouva rapidement la faille qui lui permit d’en terminer de façon vénérable avec le lumumbiste viandeux que son adjoint lui avait si aimablement fourré dans les pattes. Enveloppé d’un sourire tout ce qu’il y a de plus odieux pour qui connaît le personnage, il se fendit de son registre complet de courbatures serviles durant l’ensemble du rituel d'accompagnement au parking de ce supérieur dont il avait difficile à admettre qu’il fut noir. Un trop-plein de complaisance pour qui n’est pas du métier, il lui coûta un bas de pantalon crotté et un magma de glaise sur ses petits souliers. Pressé par le désir prostatique de se soulager, il galopa ventre à terre en son cabinet privé pour éprouver de toute justesse l’intense plaisir de remettre sa petite vertu à l’honneur avec la vigueur d’un jet de pis de vache au fond d’un seau. L’engin remisé comme s’il avait à réfuter un secret inavouable, c’est avec une candeur dont lui-même ne mesurait pas l’ampleur qu’il délégua son ordonnance signifier au vieil homme le désir, que dis-je, sa volonté intangible de le voir au bureau avant la tombée de la nuit, démarche absconse qui en stupéfia plus d’un. Là-dessus, deux ou trois potes versés dans l’expansif maboule allèrent jusqu’à le traiter de collabo, tout cela en riant bien sûr !
Dix-huit heures, notre bon Roi Soleil s’est enfin décidé à aller voir ce qui se passe exactement de l’autre côté du ciel. En dérive plus ou moins parallèle, le vieux fils à Nérée s’estima assez imbibé de chaleur humaine pour se rendre chez ce sans foi ni loi comme qui de droit. Et ce n’est guère le surcroît d’alcool qui ferait la différence. Entré de façon délibérément fracassante par la porte réservée à la seule direction, il négligea d’un œil râpeux ce gros pourceau d’économiste au moment précis où il formulait son offre dans le montage téléphonique de Dieu sait quel château de cartes. Le terrain de conciergerie déblayé comme à l’exercice, c’est à la manière policée d'un maître d’armes qu’il fonça sur le bureau particulier de Dientuso dont il fit à peine semblant de toquer la porte. Coucou, c’est moi ! Barricadé derrière une table solide assez pour l’avoir encombrée d’un capharnaüm digne d’un grenier, notre glorieux Chef de corps ressemblait plus que jamais à une grosse grenouille mal sanglée de vert olive. Brouillé à vie avec le concept concession, il en était à la sixième version manuelle d’un casse-tête à clôturer avant ce soir d’un grand zéro pointé en bas de page du livre officiel et quadrillé de comptabilité. Soit dit en passant, c’est ce qu’il venait de monnayer, pas trop cher heureusement, avec son visiteur. Pauvre Dientuso aussi mal secondé que sa Majesté. En matière d’émoluments, il n’avait aucune, mais alors là aucune confiance en son filou d’économiste.
- Ernesto, marmonna-t-il en relevant une paire d’yeux corbeau-renard qui découvre une présence fatidique, je n’y croyais pas vraiment, mais je suis amplement satisfait de t’avoir fait confiance » Amplement ? Z’avez entendu l’ironie mise dans le mot ? Et par-dessus le marché, ce faux naïf ose encore poser la confiance. On divague là ? Cette entrée en matière ne cadrait guère mieux que la visée de nos vieux tanks, il ne fallait pas être grand clerc pour le comprendre.
- Mouais… Le petit se débrouille bien
Segmentation nette et sans bavures, le vioque ne laisse jamais rien au hasard. Plus illusionniste qu’on ne le devine horrible, le sumo graisseux jaugea l’adversaire dans le registre oblong, puis dégaza de façon cataclysmique, signe qu’il était prêt à mettre en branle la déconsidération fourchue qui précède le grand massacre libératoire. Décidément, il s’en passe des belles dans ce bureau ! Rythmé par l’unique ampoule de vingt watts qui brinqueballait au rythme inquiétant d’un punching-ball mal arrimé au plafond, l’affrontement vicieux commençait sous d’excellentes bases. Euphorie navrante et brève éjaculée de la bouche même de notre bien-aimé directeur moite de gravité et qui sentait de surcroît la moutarde lui monter au nez :
- Digne fils de son père… Cela va sans dire !
Ah ouais, pourquoi qu’il le dit alors ? Premier point positif, sa glotte se mit à battre comme s’il s’était farci un gros iule. Happé par un semblant de vérité bourdonnante, le gros crapaud n’en prit pas pour autant la mouche, mais au contraire la sortie honorable qui s’imposait en basculant in extenso dans une mystérieuse multiplication, euh… une soustraction d’au moins six chiffres. Oh, l’enflure ! Quelle approche démagogique parfaite de banalité… Sans que cela ne contribue à chatouiller son potentiel agressif, force était au vieux de constater que ce rebut d’administrateur se jouait impunément de sa personne, ou du moins tentait de le faire. Quadrature du cercle, il se mit à regretter le surcroît de rhum au citron vert qui lui embuait l’esprit. Et pour ne rien arranger, son ventre devait avoir lu dans ses pensées, car il se mit à gronder avec toute l’alacrité d’un téléphone égaré dans la pièce du fond :
- Ouais, digne fils de son père, ce petit…
La placidité du rhinocéros avant charge finale. Dieu qu’il est laid ce Chef de Corps ! Choqué dans sa dignité, notre austère administrateur prit le masque vertueux de circonstance. Stoïque, absent de tout, prêt à mordre, à déchiqueter. Déterminé à le niquer féroce, il déposa son crayon à gomme comme s’il venait de constater l’existence d’un important manque à gagner, argument spécieux qui l’empêchait de faire montre de charité chrétienne …pire, de savoir sous quel angle palliatif il allait attaquer.
L’inéluctable émasculation du soupirant approchant à grands pas, il avança les coudes loin sur la table, puis s’ébroua avec la grâce pléthorique du phoque en rut, avant de balancer la tête à répétition et achever le frémissement tout courbé sur lui-même. De la défonce socle dur. On se serait cru au zoo des vingt scènes, sous le coup d’un interrogatoire confessionnel à Guantanamo Beach, sur les gradins du grand Karl Marx Circus, défenestré du nouveau mur de Jéricho, surpris à faire la bombe à Téhéran ou presque à poil sur un char techno qui va à Rio. Mais jamais dans un bureau ! Perplexe le vieux, l’attitude lui allait comme un gant. Décidément, ce grand jeu de la vérité est bien lent à démarrer. Il lui faudrait un coup de fouet, des jurés attendris par la maman d’un tueur en série, un Parlement bleu horizon, de l’ambiance goutte à goutte, un animateur robinet grand ouvert. Cela se lit sur son visage, Papito se contentait d’attendre au coin du bois. A la place de Dientuso on se méfierait, c’est évident !
Si tant est que l’euphorie consiste, bien plus qu’un discours du Roi, en un état de dérangement croissant, le batracien devait flirter avec de très, très hauts sommets. La situation n’évoluait-elle pas en conformité aux lois de l’espèce qui exigent de tout ramener à sa seule petite personne ? Paradoxe, alors qu’on eut pu attendre de lui une chevauchée de géant de la troupe, ce pâle suceur de roues dopé par sa peur lamentable de pédaler dans la choucroute démarra sur un tout petit braquet :
- Ernesto, je suis légèrement préoccupé !
Préoccupé ? Aux clignements sporadiques qui agitaient ses paupières d’alligator en état d’alerte, l’aveu n’était pas feint. Cette préoccupation si mielleusement mise en avant impliquait la présence d’un enjeu, un enjeu établi d’avance… Chronique d’une mort annoncée, Pépé rétablit brutalement sa chaise sur ses pieds, pacifisme à fleur de peau qui en disait long sur son intention de précipiter l’adversaire à l’infirmerie dès la moindre ouverture. Banzai, il se retrouva presque sans l’avoir voulu à distance d’allonge du saurien aux yeux gonflés de vanité rouge et qui ne riait plus sous ses longues oreilles décollées :
- Compagnon administrateur, tu me fais perdre mon temps et j’aime pas ça. Déballe tes salades et qu’on n’en parle plus !
Un maître crochet de chevalier médiéval. L’animal le prit à fond le groin, il ne l’avait pas vu venir. Par saint Ché, ce round d’observation va-t-il déjà s’avérer décisif maintenant qu’il semble contre toute attente renverser tous les pronostics officiels, rien qu’officiels ? C’était sans compter l’adversaire. Entraîné comme il l’est aux coups bas, Dientuso était loin d’être sonné pour le compte :
- J’y venais, j’y venais. Tu sais comme moi que notre coopérative n’a pas les moyens de se doter d’une nouvelle installation frigorifique. Globalement, la faute en revient à l’embargo évidemment. Quoique, quoique… Mes coups de sonde m’amènent également à souligner, en pure perte hélas, que la quantité anormalement basse de poisson que vous ramenez à la collectivité rend par avance impossible l’amortissement d’un si lourd investissement.
Dommage ! Cette dépense judicieuse à plus d’un titre aurait fait avancer les choses au niveau management, le seul qui compte. Intéressante ta nouvelle économie du mano a mano, mon bon apôtre. Mais reste que sans acheter et vendre, il n’y a rien à se partager, mmh ? Tu devrais mieux écouter les paroles de Sa Majesté. Il a posé le doigt sur la plaie lors de son dernier discours, excellent au demeurant…» Le vieux faillit valser de sa chaise. Par Ochun, il ne l’avait pas fait exprès ! Le vénérable bazouf crut sincèrement n'avoir eu besoin que de ce seul swing pour mettre à ses pieds le plus exécrable représentant de ce ramassis de bêtes à cornes …qui n’était pas vraiment à plaindre se ditil comme si c'était lui la vache à lait du village. Le principal n’étant toujours pas sur le tapis, il l’aborda sous l’angle économique, celui-là même où il avait connu ses échecs les plus retentissants :
- Prends également en considération qu’une dotation financière si généreuse représenterait un trou énorme dans le budget personnel du Ministre de la pêche, Abdul Barack Gonzalez, un compagnon de première heure de notre glorieuse Révolution, grand ami de ma famille de surcroît. Nous sommes en contact téléphonique fréquent, il connaît ma valeur. Entre nous, il m’arrive de me demander pourquoi je perds mon temps avec des gagne-petit de votre espèce…
Là, c’en devenait disproportionné ! Soit notre vautour bien-aimé était en toute grande forme, ou alors bourré comme cochon, ce qui revenait au même. Réflexive d’horribles états d’âme, sa voix de cloporte éclata, un contraste lacérant à la mesure de son emphase :
- Dis, ça a beaucoup de hauteur ce que j’dis là. Tu m’écoutes ?
Oh, combien de marins… Et si peu de glorieux capitaines ! Mobilisé par sa foi, le batracien ne discourt plus, il scande :
- Bref, il m’a fallu prendre des initiatives, domaine dans lequel j’excelle. Ma tactique, tu la connais. D’abord les moyens, puis la pression. Ici, elle s’imposait. Ah oui, j’oubliais ! Ceux qui me résistent, je leur vole dans les plumes. Te dire si je répugne d’en arriver à pareille extrémité. En dernier ressort seulement …c’est forcé, mon cher. T’étonnerais-je en disant que cette installation, j’ai fini par les contraindre à nous la livrer ? Hélas, elle a été volée en chemin !
Et le brillant parjure de conclure avec une sincérité peu commune :
- Décidément, on ne peut faire confiance à personne.
Volée, tu parles. Il l’a chouravée, ouais ! Une chambre froide en état le mettrait à la merci du moindre inspecteur, des mecs aussi pourris que lui, donc chers. Kermitt est tout sauf candide. Son intérêt lui commandait de rester sur la même longueur d’ondes que la Révolution éternelle. Depuis sa création, son kolkhoze de mes deux n’a pas rapporté la moindre piécette de trois pesos et sûrement coûté la peau des fesses. Serait-il devenu prioritaire d’inverser la spirale ? A d’autres mais pas au vieux. Tout Absurdistan sait que la fonction d’administrateur ne consiste pas à gérer, mais à se servir de son poste pour assurer l’ingérable et partir avec la différence, le compartisme de terrain repose sur ce postulat. Notre glorieux concussionnaire aurait-il oublié le p’tit cadeau aux protecteurs ? Mmh, là il pourrirait déjà en taule ! Et s’il s’était fait doubler par Quimbombo, hein ? Éventualité intéressante. Alléchante même, n’ayons pas peur des mots. Si elle prend corps, Papito s’invitera aux premières loges pour les voir s’entredéchirer. Lui, c’est le Parrain à Yemana. Pour la vendetta, on se fera un plaisir de rester en famille. Trêve de digressions, ce devait être quelque chose d’encore plus tordu, bien dans la ligne du personnage. Mis en éveil, son esprit évaporait le rhum, distillait les causes. Dégrisé, le vioque commençait à y voir clair. Plus méfiant que parano, quoique… l'ordure se résolut enfin à l’opération cœur ouvert. Après vingt minutes de glissades et contre-plongées, il était temps :
- Ernesto, l’embarcation dont je t’ai fait bénéficier peut s’avérer utile, très utile. En la confisquant pour n’importe quelle peccadille, je ferai même une excellente affaire. Le rabattant par exemple, mmh ? Mais ce n’est pas moi qui vendrai le morceau, nous sommes entre gens d’honneur n’est-ce pas ? Aurais-tu perdu de vue l’étroitesse des relations que j’entretenais avec le père de Miguel ? Un camarade qui s’appelait également Maxime, il ne m’a jamais déçu. Et ça c’est rare, très rare. Nous avions quelques intérêts communs qui sont …euh, tombés en léthargie depuis sa trop longue agonie. Des arrangements fructueux pour les deux parties. Une fraternité exemplaire. Question de déontologie, évidemment !
Le geste d’accompagnement fut sans équivoque. En parlant fric, son naturel revenait au galop et notre plantureux crocodile baissait automatiquement la garde :
- L’autre face de la médaille, c’est apprendre à jongler avec les opportunités. Ce n’est pas à toi que je ferai l’injure d’insister sur ce détail, n’est-ce pas ?
Une tirade pour l’honneur. Pour rien, quoi. Nouvel halètement tout en puissance, le processus zapping inconditionnel reprend cours :
- L’estime que je te porte m’autorise à t’exposer la nouvelle donne, mon cher. En mémoire de son grand ami Ernest Hemingway trop tôt disparu, Sa Majesté vient d’ordonner à nos brigades de s’atteler à la rénovation de la Terrasse, notre célèbre esco... pardon resto-bar où naquit l’idée de son chef d'œuvre dont la renommée a largement dépassé nos frontières.
Comment en douter, en effet !
- A nous de profiter de l’aubaine… euh, de l’opportunité. Inciter le bien-aimé visiteur à consommer ici même nos délicieux crustacés donnerait un sacré coup de fouet à l’économie locale. Notre collectif tant éprouvé par l’infâme embargo y trouverait une formidable occasion de démontrer au monde sa courtoisie légendaire, son égalitarisme forcené, son sens inné de l’accueil. Tout ce qui fait notre charme, quoi !
Ah bon ? S’il se perd dans la clairvoyance notariale, on ne s’en sortira jamais…
- Or, reprit l’administrateur devenu intarissable, notre bien-aimée coopérative ne dispose pas du droit de tirer la langouste depuis qu’un décret de notre bon Roi réserve cette part hautement lucrative du labeur collectif à la brigade prolotaire de Tarrara. Les économistes de la Cour y trouvent bien entendu matière à renflouer leur budget. Mais il s’agit d’une entourloupe comptable, je m’y connais aussi bien qu’eux. Regrettable cette erreur d’appréciation, elle ne tient pas compte de l’ensemble des paramètres. Y aurait-il anguille sous roche ? En bout de course, elle empêche notre village d’arranger ses affaires en petit comité. D’être maître de son destin, si tu préfères. Tranquille… La force tranquille, tu comprends ? » Parangon des causes pas nécessairement perdues d’avance, Dientuso reprit à fond la gomme. C’est qu’une grenouille sur un ring forcément cela fait méchant, même avec les faveurs du public. Mais il lui en fallait toujours plus. Égarée sous les lampions de la gloire, la bête ternie marcha droit sur l’adversaire, subjuguée par la rage de vaincre, celle qui fait les champions d’exception. Et la foule virtuelle de suivre dans l'enthousiasme que l'on devine : vas-y corniaud!
- Pour des raisons comptables trop abstraites à ton niveau, ces langoustes nous seront livrées contre dollars que je …que notre société d’État va devoir verser à leur unité de distribution Ho Chi Minh. Intransigeante cette entreprise sous statut autonome, le claque et le cloaque. Et gérée en dépit du bon sens, j’te dis que ça. L’inspecteur des denrées alimentaires, mon ami Renato, a de fréquentes démêlées avec elle. Rapport à la qualité, bien sûr. Le reste est toujours correct, trop cher mais désespérément correct » Le bon dieu et notre bon Roi. A ne libéraliser que la tyrannie, Dientuso était devenu très croyant, une vraie grenouille de bénitier :
- Où en étais-je ? Ah oui, la qualité… c’est ça, la qualité ! Eh bien, avant-hier justement, un touriste italien du Mar Azul a failli passer l’arme à droite – euh, à gauche – pour avoir consommé une langouste crevée qu’un aide-cuisinier avait laissé mariner trois jours dans un fond d’eau de vaisselle, histoire de faire rire ses collègues paraît-il. Attendons le suivi de l’enquête pour en savoir plus. Quoiqu’il en soit, son suicide serait inconcevable. Quant à l’infortuné macaroni, nos services l’ont transféré par convoi spécial au meilleur hôpital du pays, celui réservé à la nomenklatura. Un lavage de cerveau …pardon, d’estomac aux frais de la princesse. A ce compte-là, espérons qu’il ne finisse pas al'dente La mission du missionnaire pour conclure, aucune chance qu’il fasse l’impasse :
- Pourvu que la louve de Miami n'en arrive pas à déguiser sa mort en crime humanitaire !
Ernesto répondit d'un sourire en tout point idiot. Pour une fois, la bête le lui rendit de bon cœur :
- La gamine qui l’accompagnait est à l’hôpital public, je ne sais pas bien où. Mais elle a le diable au corps, elle s’en sortira. Tu la connais, elle s’appelle Chucha. C’est la fille à Rodriguez, on voit de qui elle tient. Pauvre petite chérie. Quinze ans à peine et c’est déjà la seconde fois qu’elle se fait chopper avec un touriste. A vous donner la chair de poule, ça. Si elle s’en sort, elle est mûre pour la rééducation
Notre péripatéticien de génie hésita une seconde. Serait-il allé trop loin dans la voie des confidences ?
- Et paraît-il, le gérant de l’hôtel a ri. D’autant plus ri que la gamine fait partie de son cheptel. Mais mon ami Renato l’inspecteur ne l’a pas entendu de cette oreille. L’information est remontée aux autorités, cela lui coûtera sa place. Notre Nation ne badine pas avec la santé de ses bien-aimés visiteurs, c’est un crime. N'en demeure pas moins que l’âge de la petite rend l’affaire délicate
La délicatesse, seule chose qui unit ces deux déguenillés... Enfin au moins un. Et il connaît la musique :
- Déjà que les Yankees ne savent plus quoi inventer pour nous dénigrer. Bande de vautours, qu’ils commencent par confisquer les revolvers à l’entrée de leurs écoles, non mais ! Et c'est à nouveau nous qui ferons figure d’accusés, il y a là une fatalité que je m’explique mal. A chacune de leurs tentatives, ces maudits impérialistes ont le chic de nous trainer dans la boue. Mais en la résumant à une vulgaire histoire de cul, ils dépassent les bornes. Regarde où son animalité a mené Clinton ! Comme l’a tant prophétisé le Saint Ché, je crains de nous voir un jour contraints à les éliminer au nom d’une Humanité de progrès
Le progrès, nous y sommes enfin. Enfin presque :
- Revenons à nos moutons avant que je ne m’égosille, Ernesto. Notre grand leader étant seul habilité à rétablir la vraie vérité, il dicte heure par heure au Ministre des Affaires Étrangères la conduite à suivre au mieux de l’intérêt général. J’approuve à deux mains, bien sûr. N’en revient pas moins que cette tentative d’attenter à notre crédibilité, appelons les choses par leur nom, risque de coûter une fortune, c’est navrant. Bien que je n’y sois pour rien, la tournure que prend cette affaire me préoccupe au plus haut point » Se dégager de toute responsabilité, soit ! De là à l'entendre se lamenter pour un malheureux rital, alors qu’il aurait allègrement gazé la moitié du village contre un billet de cent dollars. Et comme si cela ne suffisait pas, ce roi du capuchon se vautrait également sur la petite, du moins à ce que le tout Cojimar prétend sous le manteau. Et les mauvaises langues, à Cojimar ce n’est pas ça qui manque, hein ! Béh oui quoi, médire c’est aussi la liberté, non ?
Fin d’un long round d’observation, la vraie bagarre vient d’éclater. Son idéal, plus grave, son intérêt étant en jeu, la grenouille aux remords mal fondés avait l’intime conviction de s’être créé le champ libre pour mettre l’ennemi à terre, démarche qui s’apparentait en toute innocence au massacre :
- Disons-le tout net, cette histoire ne rehausse pas notre image aux yeux de l’opinion. Dommage, c’eût été une excellente opportunité à saisir ! Avec le tissu relationnel dont je dispose, notre coopérative aurait mille fois dû se voir chargée de l’approvisionnement des stocks. Mais voilà, je n’étais pas au courant de tout, ce sont des choses qui arrivent. Et puis à quoi bon ? La langouste reste sacrée pour le Roi. Elles sont à lui, il n’acceptera jamais. Que le saint Ché m’en soit témoin, on y aurait trouvé de quoi réparer le frigo !
Cette fois le vioque a tout pigé ! Dans ce pays hors écoute, une vraie communication ne passe qu’entre les lignes. Les sujets de sa Majesté ont l’habitude de ne s’exprimer que par périphrases. A cause des micros, le langage ne se délie qu’en famille. Et encore, pas souvent. Et pas trop fort, c’est mieux tout bas. Cela se dessine, le combat n’ira pas à son terme. Pour couper court, Papito le fit de la dynamite dans les poings :
- Ne compte pas sur moi, compagnon administrateur. Je déteste les langoustes
K.O. technique. Clé de Cassius, la croix, la gamme, le coquart et la bannière. Trou noir de 36 étoiles suivi du traditionnel jet d’éponge et du lâche abandon de deux incisives dans le crachoir. Direction l’infirmerie et c’est urgent. Victoire écrasante du challenger …en attendant l’inévitable processus de réhabilitation sur tapis vert, où avez-vous la tête ? Catché dans les règles de l’art, le gros poulpe vomit une bile d’un noir d’encre. Jamais qui que ce soit, sauf ses éminents supérieurs, ne s’était permis de l’enfoncer si bas dans la médiocrité. Une trahison aux idéaux révolutionnaires les plus purs, refuser une proposition juteuse au moment où elle arrivait sous la table. Sous prétexte que Môssieur n’aime pas les langoustes encore bien. Lui, ce vieux débris qui se pavane sur le bateau d’un autre ! L’entretien était terminé. Le pépère compta jusqu’à dix, bouscula le dossier de sa chaise et quitta le local sans autre commentaire. D’ailleurs, il en avait assez dit. Oublié sur sa potence, le Barracuda vert et mauve oscillait encore et toujours au vent…
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CHAPITRE 4
Empreinte d’étoiles mourantes, l’aube vient d’abattre son jeu sur un hameau que miroite une mer soyeuse à l’infini et une petite boule d’ivoire fleurant la magouille brouille déjà les cartes sur cet immense tapis d’un bleu plantureux. Banco, le grand Roi Soleil découvre un à un tous ses atouts et s’apprête à rafler la mise pour marier le temps au plus que parfait. Avec une telle martingale, tout Cojimar balance. Faites vos jeux, camarades ! Cette journée s’annonçait magnifique. La nuit porte, dit-on, conseil. Surtout une nuit aussi magique. Jamais le Papy n’avait vu autant d’Arugas au plus profond de ses rêves, promiscuité à vau-l’eau qui l’avait poussé à changer d’avis. Passer sans transition au gros, c’était le retour à sa raison d’être mais aussi l’éventualité de rencontrer un requin. Or, le petit est loin d’être en état d’affronter ces bêtes immondes, il pourrait perdre les pédales ou en sortir dégoûté à jamais. La sagesse et tous les reculs qu’elle implique lui commandaient de se rabattre sur les bancs de Palometas en perpétuel délire de carnage ou d’aller piéger parmi les récifs ces intelligents Balistes qui nagent comme des dirigeables, leur surnom de cochinos désignant également les fidèles serviteurs de qui vous savez. Familier des lieux, il connaissait un tas d’endroits où ces espèces abondent, un jeu d’enfant. Soyons objectifs, l’erreur il l’avait commise en se précipitant trop vite dans l’extrême. Un extrême concrétisé par un Barracuda d’anthologie, soit ! Mais entre-temps son entêtement aurait pu coûter cher. Bof, le gamin s’en relèvera. Ceci dit, un pêcheur ne se forme pas en un jour, c’est évident.
Porté par un tempo d’anthologie sous ce dôme de chlorophylle orchestré de chants d’oiseaux qui le protégeaient des registres d’un soleil montant altissimo sur le village, Papy descendait d’un pas assuré la sente à travers bois qui fait liaison avec le parking de la coopérative. Une déconnection coupable et bien mal lui en prit ! Surgis à la fauve d’une Lada beige rehaussée du sigle des forces spéciales, deux sumos en uniforme de terrain l’immobilisèrent d’une clé de bras et lui menottèrent aussi sec les mains derrière le dos. Aïe ! Il ne s’agit pas d’un secret d'État noyé parmi tant d’autres, la police royale n’a rien d’un nid d’altruistes. Elle n’est d’ailleurs pas formée pour ça et c’est assez logique car, au pays, il y a si peu d’innocents qu'on se demande même s’il en existe encore un seul. Le temps de réaliser que c’était bien sur lui que venait de porter l’étude, il s’enquit d’un ton qui ne lui ressemblait guère des raisons d’un tel déploiement de brutalité, puis se raidit au timbre de voix grasse de ce gros cochino de Delvaz resté à distance pour jouir plus intensément du spectacle :
- Et tu oses encore jouer à l’innocent. Vieille lopette, va ! Pff, j’te donne pas une heure pour me le cracher en détail ce pourquoi !
A la mine parabellum du sécuritaire en pleine refondation idéologique, il comprit qu’il s’agissait d’une nouvelle chiennerie signée Dientuso suite à une enquête rondement truquée par Delapera. Des êtres prêts à tout pour rendre le monde aussi mauvais qu’eux, ce sont des choses qui arrivent. Sur ce, la pensée de Miguel l’assaillit. Bon sang, où est passé ce petit. Déjà mis au frais ou tout bêtement en retard ? Peu probable. Un traitement spécial alors ? C’est sans compter qu’ici tout est traitement et tout est spécial. Supputer, toujours supputer… Maître de la situation et pour cause, Ramiro se laissa aller à ouvrir lui-même la portière, le geste type du larbin en mal de reconnaissance. Virtuose des deux pieds dans le plat, il ordonna aux pandores d’enfourner ce vieux débris de manière protocolaire, pied au plancher si nécessaire. Implacable dans ce que ses supérieurs avaient concocté d’avance, l’envie le prit de lui botter le cul, de le passer à la moulinette comme Maxime lorsqu’il expédie les affaires courantes. Bordel, il avait assez attendu ! Investis du lâche désir de contenter le gradé farouche, les ragondins se montrèrent un rien trop précipités, aléa dont le crâne au vioque subit les foudres au passage de l’arête de porte. Jusqu’au-boutiste dans sa campagne de syndicalisme armé contre ce répugnant coupable qui se donnait déjà les apparences d’une victime, le Chef accentua la pression en pesant de tout son poids sur ses épaules. Une situation qui tourne au vaudeville, dites-vous ? Mais non, il l’eut tellement voulue tragique… Lancé dans la grande opération salut, Pépère opta pour la défense passive. Tactique adéquate, il se retrouva plaqué sur les ressorts à vif d’un siège arrière qui n’en avait plus que le nom. Ça va, il respire encore. Un peu froissé seulement, c’eût pu être pire… Satisfait de l’engagement de ses ouailles, Ramiro le regarda avec les yeux du bovin signifiant qu’il vous mène droit à l’abattoir sans que ce dernier voyage soit une erreur. Sur cette révoltante lancée 317ème vivisection, il éructa une volée de borborygmes teintés de sous-entendus baveux, espérant du fond du cœur qu’ils ne disent rien qui vaille, ricanements d’ahuri vite défaits par ce fameux dentier baladeur qui ne tenait pas trop bien. Toujours plus à l’ouest raillait sa chère épouse dès qu’il rentrait bourré. Mission impossible, son ostracisme naturel envers les couilles molles le rendait hors d’état de résister au mépris qu’Ernesto laissait deviner de manière transparente, perversité vengeresse destinée à ne l’affaiblir que davantage. Bordel, ce vieux crétin de merde allait se mettre à parler de droits, c’est sûr ! Ou alors à rire, ce qui serait un comble. Et le pauvre rhinopotame de s’abîmer dans le stimulant du révolutionnaire en pleine crise de vocation, ce fatidique check point Charlie du non contrôle de soi qu’il redoutait et le comblait d’aise à la fois. Trop, bien trop désireux de transformer ce pestiféré en petites boulettes de chair éparse, le mufle ne s’en sortirait pas, c‘était inscrit dans les astres. Acculé par son jusqu’au-boutisme ravageur, il crut trouver la solution en se rabattant sur le clapet de portière mais il ne fonctionnait pas, tentative de réhabilitation qui se solda par un geste de répulsion du vieux lorsque l’insécurité le toucha du bras :
- Alors quoi, punaise… on ne se sent pas à l’aise?
A l’aise, non. Mais défait, cours toujours ! Ernesto esquissa un sourire à délimiter les nuances. Un rictus singé sur celui de Delvaz, plus assassin que celui que ne voulait surtout pas voir ce pauvre Ramiro Delvaz. Les crampes d’estomac, vous comprenez ? D’une jovialité d’ordinaire sadique au vu des réjouissances futures, le chef en pleine impasse psychologique ordonna aux deux malfrats à ses bottes de l’expédier manu militari à l’unité décentralisée de Cojimar. Et en vitesse, comme si ce vieil insubordonné était un assassin ! Sous le coup d’une émotion pléthorique, le moteur de la Lada hoqueta longuement avant de se mettre de la partie, trêve dont le papy profita pour tenter d’arracher un indice concernant son petit. Chou blanc, il eut juste le temps d’entrapercevoir par-dessous les aisselles aromatiques de Ramiro le grand garde d’ébène qui l’avait aidé à transporter le Barracuda. Saucissonné aux barreaux d'une chaise par les bons soins du Chef qui n’admettait pas qu’on le trahisse, le bougre n’en menait pas large. L’énigme se compliquait, il n’y avait aucune raison de s’en prendre à ce sous-fifre. Ce devait être autre chose, mais quoi ? Une nouvelle atteinte à nos droits civiques ? Barbe Rouge et ses corsaires ?
- Où est Miguel ? » questionna-t-il du ton rétrocédé de qui regrette, non de s'être fait cueillir, mais d’avoir entraîné un innocent dans l’aventure.
Irrémédiablement perverti des sens depuis son long séjour formatif à Villa Marista, le très redouté jardin des supplices de la police secrète, Ramiro y vit les prémices d’aveux terrorisés d’un supplicié ranimé à coup de seaux d’eau au cas bien improbable où l’un ou l’autre souvenir lui reviendrait en mémoire avant le grand silence libératoire. Fouetté par l’obsession, le brûlant factionnaire aux génomes staliniens filait droit dans le sadisme d’apparat et cela le rassurait. Ce tocard de merde, il va en faire du hachis. On dira encore que c’est du chat.
- Et t'oses encore te foutre de ma gueule en demandant où est ton complice !
Complice ? Oh, l’idiot ! L'info devait lui brûler la langue. Ouille, Miguel est mouillé, c'est ce qu'il y avait de pire à craindre. Voilà qui écarte pas mal de possibilités mais en ouvre, hélas, beaucoup d’autres. Lesquelles ? Mauvaises de toute manière ! En plein varech, il se mit à raisonner sur base du peu d’éléments dont il disposait. Auraient-ils perquisitionné la masure de mon neveu ? Plausible, c’est sur le chemin. Qu’importe, il y a belle lurette que les Cojinùas se sont évaporées. Ces ragondins seront revenus bredouilles, d’ici à ce que cela les gêne. Ne dramatisons pas, la regrettable erreur, ils l’auraient déjà commise. Sauf injustice majeure, ils devront nous libérer ce soir au plus tard. Un peu vite dit, ça. Beaucoup trop vite, vieux dissident…
Non, nous ne sommes pas le trente-six du mois, le Roi vous aurait tuyauté. En revanche et là c’était patent, cela sentait la toute fin de parcours pour notre Lada des services d’intervention, ultime rescapée du charroi de l’unité territoriale qui, du temps de sa splendeur, a compté jusqu’à douze véhicules. En plein échappement libératoire, elle ahanait comme une tubarde pour s’arracher de la pente en attendant la mise en service des trois super rapides Peugeot 204 promises par le Minint dont une est d’ores et déjà réservée au Chef d’unité qui, si la libéralité se confirme, dépassera Dientuso d’un rang. Construit et pas qu'à la chaîne pour rouler mille ans dans la toundra, le fidèle ancêtre soviétique implorait dans un raffut du diable l’inertie des saints du Parti pour qu’ils reportent, au troisième et dernier stade du compartisme de préférence, le moment fatidique de son désossement et du don tutti quanti de ses organes pour alimenter le marché noir. Écoutez-la crier sa révolte, son pare-brise fendillé concurrençait à lui seul toutes les étoiles du monde ! Main droite crispée à une attache de cuir rivetée au chambranle, le convoyeur de service était le mieux placé pour savoir que l’implosion de la toile d’araignée ne tenait plus qu'à un fil. Non candidat à l’accident de travail, sauf à le causer sur ordre mais il s'agit là d'un aspect plus professionnalisé de la question, il avait pris la saine habitude de se décaler dos à la portière et, de guerre lasse, fini par en revendre la clenche qui lui rentrait par trop dans les reins. Rôdé à toute connerie sur demande, durant les heures de service du moins, ce Rambo 14 de bas d’échelle n’avait pas réussi à s’en faire une raison et avait contourné le problème en protégeant son regard convulsif derrière une paire de lunettes modèle flic à Miami subtilisée lors d’un contrôle routier à un touriste inattentif, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Vainqueur sur toute la ligne, Ramiro n’avait pas manqué de remarquer cette vigilance proche de l’excès de zèle. Même si dans la police, surtout la criminelle, il n’y a jamais assez d’excès de zèle, il y vit l’expression d’une conscience révolutionnaire grand cru, une rareté par les temps qui courent. Une fonction de sousbrigadier racketteur se libérait d’ici peu, dommage qu’il l’ait un peu vite promise au cadet de sa sœur, ce bestiau de première aurait parfaitement fait l’affaire. Revenons à nos moutons. Bigrement efficace son dispositif. Et le vioque a compris, y bouge plus. Une Lada en ordre de marche, un conducteur expérimenté, un poulet sur les dents, et un Chef dûment conscient de ses devoirs pour superviser le tout. Que Sa Majesté vienne seulement inspecter, il n’y trouverait rien à redire ! Peut-être même qu’une médaille ?
Au carrefour de l’indéfectible amitié entre les peuples, le directeur de course évita d'emplafonner un cycliste en maillot jaune qui dévalait la colline à fond la caisse. Un merckxiste à vrai dire très rapide, à l’excès en tous cas. Sans y voir de quoi mettre sa responsabilité en cause, un euphémisme en ce qui concerne la force publique, ce coach de la route n’était pas parvenu à neutraliser dans les délais escomptés les effets d’un signal stop aux trois quarts rouillé et positionné en bas à gauche du sens de la circulation. Enivré par la victoire, il avait franchi la ligne blanche sans y prêter attention. Phénoménal d’adresse, le gregario solitaire évita le bolide d’un pneu, sans quoi la collision eut amené un peloton compact à lui fondre sur le dos pour le fusiller à l’hôpital. Quant à revenir dans sa roue, avec une Lada domestique ce n'était pas la peine d’y penser. Un moteur en roue plus ou moins libre, trois sécuritaires pignon sur rue et un vieux dérailleur quasi hors d’usage, cela vous situe la démultiplication ! En toute équité, l’obscur forçat de la route eut mille fois mérité de lever les bras en signe de triomphe, à tout le moins de le commenter au poste. Mais le triomphe, vous savez ce qu’on en pense ici. Et le poste, hormis celui du pilote, hein ! Hanté par la peur d'un contrôle inopiné, l’échappé-bidon relança la machine en mordant sur son guidon, puis s’enfuit au sprint en menaçant la lanterne rouge du poing. Ça, du suivi longitudinal ? Va donc, eh patate ! Au dernier virage, le combi voyageur crissa longuement entre deux haies de ploucs tassés le long des balustrades. Victorieux sur toute la ligne, il s’immobilisa pile face à l’entrée principale du poste de police, il portait le dossard 51. Paralysés à l’idée de commettre l’impair de leur vie, un de plus, les troufions se fendirent d’un garde à vous d’esthétique irréprochable destiné à rendre les derniers honneurs à leur bienaimé chef de la Sécurité d’évidence victime de la sorcière puisque pendu langue à terre par la fenêtre ouverte. Un cas relevant des sirènes. Pas celles de la mer ou de l’ambulance, qu’allez-vous penser là ? Non, non. Les vraies, celles de la force publique. Ramiro les avait d’ailleurs exigées :
- La batterie est trop faible, Chef ! Le gyrophare ne fonctionne pas... Et le klaxon non plus
Sorti sans résistance, sans cris, sans désespoir, le vieux parvint encore à hausser le pathétisme d’un ton :
- Allons, rhinopotame. Du mou, on nous attend !
Ramiro voulut répondre, se devait de répondre, enragea de ne savoir quoi répondre. Sans la certitude de garder cet ascendant qui permet toutes les iniquités, il se ravisa, craignant, c’eut été un comble, de se faire tourner en ridicule devant son escouade de subordonnés. Avant que la comédie ne tourne à l’aigre et il y avait danger, il mâchonna sa rancœur à l’idée que ce vieux pervers allait d’ici peu subir le traitement basique réservé aux invités : pied au cul et envoi direct au placard en attendant mieux. Disséquer le cas, épicer et saler l’addition relèvent de la cuisine interne. Les séances de conditionnement anatomique n’ont pas à se dérouler sur les trottoirs, même celui en cendrée face au bureau. Il y a les cellules capitonnées du fond, elles sont dotées du matériel de pointe qu’il faut pour cela. On n’y entend moins les cris, parfois des aveux. Dans ce nouveau monde du bon sauvage, tout peut venir, tout doit venir… Tout sauf l’indignation, le capitalisme et les Ricains ! Un claquement de doigts plus tard, les quatre factionnaires se chargèrent sans autre forme de procès d’encadrer cette nouvelle victime de l’ordre national. Mission ? Le cloîtrer au fin fond d’une cellule étroite et vraiment très sale du second sous-sol. En avant, gauche ! Gauche ! GAUCHE !!! Dans la troupe, y’a pas de jambes de bois.
Un cachot du tonnerre. Forme locale de transcendance méditative, une lampe gainée au plafond aveuglait de lumière crue cette salle d’accueil strictement individuel au décor moisissures et vert de gris. Un cinq étoiles chaudement recommandé par le guide Maxime, il faut presque y réserver d’avance. Le papy comprit vite qu’on l’y laissait croupir à seule fin de le mettre en condition. En condition pour quoi, là c’était la bouteille à encre. Hors l'implication de Miguel - merci Ramiro, il avait beau tourner l'énigme sous tous les angles, il ne parvenait pas à y déceler un quelconque rapport avec les Cojinùas. Quant aux lois de la connerie, aussi étrange que cela paraisse, elles s’appliquent ici aussi. Se moquer d’un chef de la Sécurité, surtout de ce calibre-là, n’a rien d’un crime. En y réfléchissant, on ne fourre pas quelqu’un en taule pour si peu. Ou alors il ne resterait plus un habitant au village, ce n’était donc pas cela non plus ! Quoi alors ? A force d’arpenter son sanctuaire comme s’il changeait continuellement de trottoir, notre patriarche tressauta avec la vivacité d’une langouste extradée de son vivier, il n’avait rien entendu venir. Matraque hyper sport en angle d’attaque, un Rambo 14 luciférien auquel ne manquaient que les cornes lui intima l'ordre de vider les lieux. L’entame à vif du cantique des cantiques, l’arrivée impromptue du Padre Pinochet ou une levée d’écrou signée Benzema Ben Laden ne l’auraient pas fait bondir davantage.
- Par-là, gùsano ! » brailla le pénitent qui, toutes insuffisances dehors, câlinait l’embrase métallique de son engin de maîtrise, virilité emblématique dont il eut été incapable d’expliquer les motivations.
Il s’en sentait bien, c’est tout. Et puis ce maître de cérémonie se doutait-il qu’il n’existait pas d’autre issue ? Sommaire et cela lui suffisait pour toute sommation, il le prit au collet pour le guider à travers un dédale d’étroits couloirs d’où par endroits le plafond partait en lambeaux. Possédé par sa propre version de la loi, c'est avec un sens délicieux des convenances qu'il ouvrit une nouvelle grille, de bois cette fois. Fouetté par une lueur pâle de toutes les compromissions, Ernesto réalisa que le jour pointait depuis peu. Surenchère dans ses malheurs, sa part d’odyssée allait-elle s’achever dos au mur d’une arrière-cour de caserne au moment où l’Aruga prenait son envol ? Soulagement, le convoi, puisqu’il s’agissait bien de cela, bifurqua à hauteur d’un blockhaus annexe et sans fenêtres pour partie percé dans les rochers et protégé d’accès par une porte blindée ornée d’une tête de lion mordant un anneau de cuivre. Affreusement méthodique, le poulpe relâcha son étreinte et le fit reculer de trois pas en le pointant avec son revolver. Conscient de l'impact de sa mise en scène, il éructa un rire complètement barge, puis sortit de sa poche une grosse clé qu'il fourragea dans une serrure qui n’avait pas été huilée depuis des siècles. Déprogrammation ultime d’ego avant derniers outrages, il le débarrassa de la paire de menottes qui lui appartenait en propre. A vous de partager ses évidences, ce vieux faiblard était psychiquement apte à comparaître aux bons vœux de sa Majesté, invite qui consiste à échafauder la différence entre socialisme local et socialisme à visage humain, question dont ses chefs l’avaient chargé de la partie pratique dans la petite salle annexe. Résident permanent de l’unité pour raisons de sécurité, cet agent de liaison interne dont le hobby était d’empailler les animaux morts n’avait pas son pareil pour émietter les os avec sa chère matraque. Ceci dit, un ancêtre aussi décharné ne résisterait pas longtemps au traitement de base, il avait trop d’expérience pour s’y tromper.
Dos à un immense poster sur pied du Roi en uniforme d’apparat, une troïka d’apôtres des brigades rouges occupait le côté cour d’une table à tréteaux recouverte d’un drap noir portant en surimpression l’effigie du saint Ché et un tabouret sur trépieds était posé en contrebas pour l’invite. Étrangement passif, Ernesto s’y assit comme un vieux noble aux prises avec sa rotule, froissant au passage le logo de l’idole victime entre autres vétilles d’un piercing au niveau de l’arcade sourcilière gauche qui soulignait la parfaite modernité de son traficotage médiatique en bourreau des cœurs de grand chemin. Au courant du caractère nécrophile des mœurs locales, il chercha où se trouvaient pinces et chalumeaux mais à son grand soulagement ne découvrit pas trace de ces instruments de travail aux murs. Rassuré, dans l’immédiat du moins, il croisa les bras à la façon d’un druide sabbatique attendant du Roi un geste moral significatif ou mieux, la divulgation rapide du secret de la potion magique. N’ayez crainte, notre vieux serpent de mer restait d’une extrême vigilance, une vigilance de Barracuda puissance mille. C’est dit comme c’est : faites gaffe à vos têtes, les mecs ! Plus rouge qu’un apparatchik au col trop serré, le chef de la Sécurité occupait le siège de gauche, le plus directement éjectable. Pit-bull homogène, il était rongé de haine jusqu’à l’os et fier de l’être. Dommage pour son estomac déjà si malmené par l’alcool et pas d’autres commentaires. Aucun, ai-je dit ! Passé à droite, son regard butta sur un petit crevard à lunettes en tenue civile qu’il avait déjà maintes fois vu rôder aux alentours de la coopérative, toujours en compagnie du gros Kermitt auquel il devait servir de complément nécessaire. Mises en chambre d’incubation, leurs qualités intrinsèques devaient se situer aux alentours du tiers de celles communément attribuées à notre bon Roi. De retour au centre comme cela arrive à n’importe quel bourgeois aux idées préconçues, il eut tout loisir de mettre sa version de l’ennemi du peuple au diapason du haut rang dont se prévalait le major Delapera, chef du dispositif d’abat-jour qui s’est un jour abattu sur la légendaire unité territoriale de Cojimar. Une déclaration de guerre concentrée sur l’envie pas possible de faire valser à la hussarde sa farde cartonnée qui venait d’écraser le béret du saint Ché. A la vigueur mise en œuvre par cet enfoiré mal rasé pour la délacer, il se dit qu’il n’en possédait pas deux et qu’il était le seul à s’y retrouver. Peut-être était-elle même conçue pour ça. Cheval de frise number one du village, mais attention au pouvoir occulte de Dientuso, Delapera trouva rapidement le feuillet qu’il cherchait, un papier gris, si gris qu’il paraissait de chiffon. Interruption étudiée, il chaussa comme on la perquisitionne une paire de lunettes à monture proéminente. Oh, la vache ! Son regard déboula de façon vraiment désapprobatrice sur le prévenu :
- Accusé Ernesto Ciencaminos, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
Réponse du tac au tac :
- Défense ! Vite dit ça, défense… Et d’abord, contre qui dois-je me défendre ?
Désastre prévisible, il s’attira illico les foudres haut calibre d’un chef de sécurité aux zones érogènes à ce point troubles qu’il se voyait déjà commander le tir le jour béni de son exécution. D’un geste intimant la modération, sa version de la modération, le Major fit taire l’hypocondriaque :
- Du calme, Ramiro… Le zèle, c’est sur commande. On reste sage, on reste sage, hein !
L’ectoplasme dûment remis en place, il repositionna ses sacro-saintes lunettes et mmh, mmh-mmh, se répandit en un torrent d’injures sur ce pauvre boat-people en fin de croisière. En joue… feu!
- Vil insecte, je t’accuse formellement d’avoir organisé l’évasion d’un groupe d’opposants fichés à notre grand Roi. Un crime contre la Sûreté de l'État. As-tu entendu, vermisseau ? Un crime !
Au mot crime contre la Sûreté de l'État, le bon Maxime se raidit sur son poster. A la pâleur roide émanant de ses grands yeux cruels, il était clair que sa Majesté ne perdrait pas une miette d’un interrogatoire qui prenait déjà le tour outrancier tant redouté par la loi. Quel cynisme destructeur ! Victime collatérale d’un terrifiant coup de poing asséné par le Major sur la table, l’imperturbable saint Ché en trembla d’indignité sur son suaire… Retour tonitruant à l’ordre public et là, Delapera n’y allait jamais de main morte :
- Ce n’est pas tout, traître à la Patrie. L’investigation que nous allons approfondir par paliers, j’ai bien dit par paliers, ne fera qu’étayer une culpabilité déjà évidente. Te voilà mûr pour le voyage organisé, valet de l’impérialisme
D’une incrédulité croissante, Ernesto se frotta les yeux, interrompant du même coup l’objecteur de toute conscience qui crut sincèrement avoir un tantinet forcé sur l’aspect furibard. Une lourde respiration entravée de mauvaise graisse lui permit de reprendre son calme, sa déontologie, peut-être les deux à la fois, difficilement dans les deux cas. Habilité à rendre le mal pour le mal, étreinte à saveur présomptive qui lui laissait une marge importante, il le soupesa avec l’embarras intellectuel d’un capitaine au long cours tombé sur un soutier déroulant une longue mèche d’amadou en pleine sainte Barbe. Sus à l’erreur médicale :
- Et circonstance aggravante, tu as dérobé un bateau appartenant à la coopérative piscicole de Cojimar
- Quel bateau ? » coupa le vieux subitement pris d’un effroyable doute. Passé en mode suraigu, l’organe vocal du Major décolla à la vitesse d’un coup de fraiseuse tout en haut l'entre-deux chaussettes :
- Arrête de nier. Nous sommes au courant de tout, misérable insecte. Ton comparse Miguel et toi êtes partis hier soir, soi-disant pour vous constituer une réserve de sardines. Curieux d’ailleurs, vous passez des soirées entières à collecter des appâts, mais vous ne ramenez jamais le moindre poisson, mmh ? Fausser le jeu à perpétuité, jusque-là rien d’anormal, n’est-ce pas camarade ? Téléguidés par l’infâme propagande ennemie, les aveux que nous t’arracherons le confirmeront, trois parasites suspectés de longue date d’apologie contre-révolutionnaire vous ont rejoint derrière les récifs à bord d’une chambre à air de camion équipée d’un filet de fond. Et toi, pour des raisons que nous ignorons encore, provisoirement tiens-le toi pour dit, tu t’en es servi pour rentrer à Cojimar. Tentative de fuite suivie d’une rentrée illégale sur le territoire national, double peine selon nos lois. Et cette bouée, nous l’avons déjà retrouvée, tu ne l’avais même pas dissimulée convenablement. Nouvelle atteinte à la Sécurité de l'État. Avec toi on ne les compte plus, gùsano !
Bon sang ! se dit Ernesto, c’est la chambre à air pleine de trous que je comptais réparer pour Gégèncito. Ces chiens sont dingues ou quoi ? Flinguées par l’impact, ses pensées fusèrent vers Miguel et le bateau… Rien de nouveau sous les ténèbres. Aligné sur le rituel traumatique codifié par le camarade Thémis, le Major tendit le bras vers le document que venait de déposer en bord de table un chef de Sécurité obséquieux, un brin timide et doux comme un mouton. Un papelard forgé d’occulte, tamponné de mauve et luisant de taches de graisse, le procès-verbal de première investigation sans doute. Geste un fifrelin trop hâtif. Happé par le déplacement d’air, le feuillet fila comme lettre à la poste sous le cou du saint Ché qui, pour rappel, périt bêtement dans l'altiplano bolivien pour avoir, sous conseil avisé du Roi, tenté d’y créer son propre royaume de la cause internationaliste. C’est digne mais cela ne durera pas. Maître de la situation, Delapera conclut en force :
- Ramasse, Ramiro !
Le fier à bras s’exécuta avec l’agilité d’une cucaracha super welter motivée par l’attrait d’un alléchant saut de grade offert au vainqueur d’un parcours du combattant. Au risque de se faire vraiment tourner en bourrique, ce qu’il refusait d’admettre, il essuya la honte de devoir trotter à quatre pattes par-dessous le cou de notre héros qui ne tenait déjà plus qu’à un fil. Queue basse et cul par-dessus chemise, il récupéra ce satané papelard qui léchait la trompe – euh la paire de combat-shoes de son bien-aimé Major. Ernesto mit l’instant à profit pour lui botter les fesses du bout du pied. Oh, pas comme on shoote un crétin dehors ! Juste pour l’exaspérer en douce, c’était la moindre des choses. Incité au meurtre sans y être, hélas, déjà habilité, le lapsus humanitaire lui lança depuis le bas du pavé un regard angulaire aux multiples significations. Redressé sur ses pattes arrières comme s’il venait subitement de monter de plusieurs grades, il osa contre toute attente la contrepèterie d’un salut zoologique sorti droit de West Point, si pas de nos meilleures Académies. Poing gauche à hauteur des reins et main droite tendue comme s’il quémandait un généreux pourboire ou la matérialisation d’un juste racket, c’est avec un sens louable de l’infériorisation acceptée qu’il représenta ce fameux rapport taché de mauve à son destinataire. Militant haut de gamme, il se paya le luxe d’y ajouter trois pas de l’oie, suivis d’un raidissement archimaniaque parfait en hommage au Roi. Bordel, à quoi veut en venir ce gugusse ? A retendre la nappe avant qu’elle ne s’affaisse au sol, tiens ! Et subséquemment la tête imperturbable et digne du… Ouais, on sait ...on le sait !
- Bravo. Tu as enfin pris le pli du parfait révolutionnaire, Chef ! » conclut le Major qui, lorsque les circonstances s’y prêtaient, n’était pas entièrement dépourvu d’humour. Le gros beauf rougit d’aisance. De cette fierté ardente qui le payait de tant et tant de sacrifices. Du plaisir cash et lascif résultant du don de sa personne à la cause, rien qu’à la cause. Ce n’est pas tous les jours que le Roi, euh… le Major reconnaissait ses mérites, qui plus est devant le responsable des services spéciaux, lequel observait depuis un bon moment le spécimen de façon très épurée. Un abruti de haut vol, il l’avait jugé au premier coup d’œil. Pressé d'en finir avant déjeuner, notre glorieux bœuf-carotte revint au prévenu qui, coup de chapeau-claque à prendre pour ce qu’il était, le regardait à présent avec bienveillance :
- Avoue, larve. Ton cas est gravissime. Évite les souffrances préalables à la vérité. Rien qu’à la vérité. A toute la vérité, j’te le jure !
C’est quoi ce cinéma ? Le vioque avait passé la nuit en compagnie des alevins d’Arugas, un rêve happy end et tout et tout. N’avait-il pas été le seul sur un million à passer à travers les mailles du filet ? Sur un million ou sur cent mille ? Là, y savait plus très bien. Mais il s’en était sorti et facilement encore. Mieux, Yemana l’avait même réveillé peu avant minuit pour lui dire que c’était couru d’avance. Reste le petit. Il s’est barré. A son âge, j’aurais fait pareil. Que la Virgen le protège, il connaît si peu la mer. Ouf ! En cette saison, les vents jouent en sa faveur. S'il a mis cap plein Nord, Maryleen file déjà bon train dans les eaux internationales. Le Roi peut toujours nager, il ne le rattrapera plus. Ses garde-côtes sont aussi futés qu’au temps de mon fils Elliancito. Si j’avais su, j’aurais donné son adresse au gamin ! Intimé de la même certitude amère que Maxime lorsqu’il parle de sexe, il rajouta presque pour lui-même :
- La mer aura épargné le petit. Que Neptune et Nérée soient avec lui !
Incroyable ce vieil espion, en conclut le malingre. Stupéfiant ! D’ordinaire, ces infâmes prévenus demandent déjà pardon avant l’énoncé de l’accusation et ce relaps réussissait encore à blasphémer. Qui sont les deux refuzniks qu’il vient d’appeler à la rescousse ? Plus lentement, à la limite sans insolence, Papito aborda son propre sort :
- Sans bateau, ma vie n’a plus aucun sens. Faites-moi assumer, seule l’Histoire me jugera !
Tirade heureuse, elle fera date le jour où Maxime le Rouge la reprendra à son compte. Surtout son final, tout un peuple n’attend que cela… Retour aux choses importantes. Le petit est passé, le petit est sûrement passé. Tous les paramètres sont réunis, Maryleen accostera peu avant l’aube. Comme le bateau n’a pas été volé, les Ricains lui accorderont ce fameux refuge politique que leur curieuse législation n’octroie qu’aux balseros ayant réussi à fouler le sable sec. Aussi brutal que le nôtre, leur collectif de gardes-frontières adore ces séances de placage mouillé issu de leur curieux football où il n’y a jamais de penalty et presque pas d’armures. Du sport rentre-dedans pour lequel sa Majesté manifeste un intérêt poli depuis qu’une convention bilatérale dénotant un léger dégel dans nos relations lui confie les perdants. Encore un jeu où tout le monde triomphe sauf nous… Hostile par nature au concept de parfaite innocence, le bon Maxime se bornait à analyser avec sa froideur coutumière les divers composants de cette affaire pourrie là-haut depuis son poster. Si les punaises qui le collent au mur ne le retenaient pas, il aurait applaudi à deux mains, lui qui s’est donné pour mission de défendre les plus faibles, sans même se rendre compte que ce maudit galérien tirait et retirait le linceul de l’idole à seule fin d’accentuer la déchirure. L’oriflamme sacré va d’ici peu s’affaler sur le sol bétonné de ce bunker de la Patrie et le conte de fée finira à nouveau en drame. Qu’importe, Ciencaminos le grand est venu, avait tout vu et, bien entendu, il a vaincu. Vivement le retour en cellule, il y sera plus à l'aise. Maintenant il sait et c’est là le plus important. Le reste dépendra de la justice du Roi. Autant dire qu’il était mal barré vu le poids de l’accusation. Rageur, le petit malingre aux airs de portemanteau étriqué ouvrit grand les portes du désordre et hurla de sa voix de fausset :
- Foutez-moi ce vieux rebelle au trou et qu’il n’en sorte plus. Exécution !
Et Sa Majesté de confirmer le verdict : crac dedans ! Issue prévisible, le suaire sacré perdit définitivement la face aux pieds de l’ignoble gùsano, preuve que notre djihadiste à la burqa étoilée restera pour l’éternité le digne défenseur de la cause des opprimés …à condition que Sa Majesté le lui ordonne poliment. Admiratif devant l’héroïsme morbide dont venait de faire preuve cet opposant idéologique en fin de carrière, le maton se fit tout miel durant le grand voyage retour au cœur de ce labyrinthe grisâtre ponctué d’enfilades et de marches glissantes. Requinqué par leur traversée en duo du couloir de la mort, il s'aperçut avec effroi qu’il avait omis de lui remettre les menottes. Solidarité bienvenue, sa matraque s’en retrouva toute penaude au moment d’ouvrir grand la porte de la cellule. Le papy cligna des yeux. Décidément cette lumière stroboscopique était aveuglante ! Pris dans l’engrenage de la machine à broyer, il était bloqué au fond d’un trou, sous coupe de notre bon Roi qui rend également la justice…
A l’exemple du Christ qui ne s’était pas méfié du dépassement de sa carte de crédit en réglant l’addition de la dernière cène, on le laissa d’abord mijoter trois jours et trois nuits en sa catacombe de béton armé. Voué à l’extinction, il se retrouvait tantôt crucifié de léthargie, tantôt sur le qui-vive. En sempiternelle alternance, quoi. Hé oui, innocent de tout, il était le seul coupable ! Par trois fois le maton, toujours le même, lui apporta un fond de nourriture, toujours la même. La lampe aveuglante rongeant le vide à elle seule, il finit par perdre toute notion du temps dans ce froid humide, sombrant à mesure qu’il dépérissait de l’intérieur dans un monde déficient peuplé d’une congrégation de créatures inquiétantes, un foyer de guérilla grouillant de rats suppliciés dans toutes les positions comme sur un tableau peint par Hieronymus Bosch. Privé de cette belle Maryleen qu’il avait mis tout son cœur à rénover, il était même l'unique perdant. Mais bon, Miguel réfugié en Floride, ce sacrifice avait sa raison d’être. Oui c’est vrai, il aurait pu avoir l’élégance de l’avertir de son projet. Au moins lui dire qu’il n’avait pas tout manigancé depuis le début. Mais ça non plus, il ne le saura jamais. Touché-coulé le vioque. Une mine oubliée d’Angola venait de lui sauter aux pieds.
La porte blindée s’ouvrit pour saluer l’irruption d’un personnage évoquant directement l’affaire classée qui s’empara par son seul volume de l’espace exigu de la cellule, le vieux dut se faire tout petit pour le laisser s'asseoir. Affalé dans les règles de l'art, le divin patapouf eut l’heur de se montrer d’abord ironiquement poli, puis chaussa une paire de lunettes cylindriques qui eut don d’accentuer une ressemblance déjà frappante avec Mister Magoo, il émanait de lui comme une odeur rance. Embué comme au sortir d’une longue sieste, il sortit un feuillet dactylographié d’une mallette sans autre contenu administratif qu'un cigare au tiers consumé qu'il ralluma au briquet après plusieurs essais infructueux. Une entrée en matière pachydermique sans le magasin de porcelaine qui va autour. Recroquevillé dans les lois de la chair, le vieux se dit que ce fossoyeur en exercice venait lui annoncer avec toute la solennité de mise que son exécution était programmée pour demain à l’aube. Pas du tout, kamarad ! Il s’agissait du modeste licencié Julio Eklesiast, avocat de poids commis d’office à sa défense mais pas plus véreux qu’un autre. Fonctionnaire émérite du Ministère de la Justice, ce farouche défenseur du régime était enfin admis à rencontrer son unique client de la semaine afin de lui communiquer de jure que sa condamnation, euh… que le jugement aurait lieu jeudi. Ernesto le ressentit comme un sursis.
- La procédure d’accusation est à présent bouclée et tu t’obstines encore à nier toute participation. Cela ne fait pas sérieux pour un coupable, tu devrais t’en rendre compte. Si tu tiens à éviter le télescopage, je n’ai qu’un conseil à te donner : plaide la folie passagère. C’est de bon ton par les temps qui courent, j’en ai fait libérer pour moins que cela. Les plus retors sont ceux qui ont la bonne idée de charger leurs complices, cela tombe sous le sens ! Et si t’as la bonne idée de faire semblant de jouer au repenti, compte tenu de ton âge, je dispose là d’une palette d'arguments pour t’en sortir. N’inverse pas les rôles, bordel ! C’est à moi d’exploiter ton cas …d’autant qu’il y a des témoins.
Satisfait du parfait agencé de son argumentaire, l’abominable homme de robe inhala une formidable tétée à même le bâton de chaise élégamment calé entre deux chicots, flatuosité buccale qui l’entraîna bien malgré lui à tousser dans un registre proche de celui du goret en passe d’être dessalé pour de bon. Coup du lapin, en v’là un auquel il ne s’était pas attendu, tiens ! un court-bouillon de salive jaunâtre jaillit de ses commissures de lèvres, puis s’étira comme un fil conducteur qui vint tâcher son pantalon. Soupesant le vieux d’un regard à l’en tenir responsable, il collecta du doigt tout ce que le glaire avait de gélatineux qu'il projeta à terre d’une chiquenaude à faire frémir un mille-pattes pris de fièvre galopante:
- Continue à t’aiguiller sur de mauvaises voies et ton attitude inepte te vaudra les foudres de la justice. J’te préviens, mon pote : un accusé est d’abord un coupable qui s’ignore. Et comme nos juges ne sont pas inamovibles, ils ont tendance à l’excès de zèle. Quant au pardon royal, sauf en numéraires, il ne faut pas y compter. Tous les juristes l’apprennent dès leur entrée à l’école du Parti et la plupart en vivent très bien. Le maillon faible, ce sont les victimes. Autant dire qu’on n’en a rien à foutre, elles seraient encore capables de s’enrichir sur le compte de la Nation. Notre système judiciaire étant le plus rationnel du monde, la seule victime, c’est la société dans son ensemble. Ici, il n’y a jamais d’innocents » conclut-il en toute logique. Jamais ! Assuré d’avoir desserré l’antépénultième boulon rattachant encore à l’existence ce vieux tchouk-tchouk démuni de titre de transport, le tortillard s’égara dans les traverses sinueuses du rauque lugubre, un chemin d’enfer.
Son cigare au débit étagé de chauds nuages en rougit d’indignation, d’escarbilles aussi :
- Gare au Procureur, ce machiniste incarne le sens de la marche. Vu les rapports très enrichissants que j’entretiens avec lui, ma maîtrise parfaite des itinéraires me donne entière latitude de contrôler toutes entrées et sorties. Même celle de secours, tu penses ! Et j’ai beau tirer le signal d’alarme, faire valoir mes pistons, évoquer un réseau étendu de correspondances, tu t’obstines à rester sur le marchepied, compagnon de troisième classe ! Arrête de naviguer de rame en rame. T’es mal embarqué, vieux passager de la nuit. A ta place, je descendrais vite à quai me confondre en excuses pour l’ensemble de mes retards de compréhension. On ne se moque jamais impunément de la loi. Et moins de la loi révolutionnaire que de toute autre !
Accroc sur sa ligne, le gros cheval de fer dut se farcir deux pelletées de coke pour ne pas dérailler sur ses rails. Les yeux du coup aussi fixes que ceux du Roi, il attendit que sa chaudière repasse à niveau avant de pousser un énorme tchouff bien mérité après tant d’années de service. Tamponné à la loi du plus fort, il lui conseilla d’adopter express un profil banquette, histoire d'éviter qu'il parte avant l’horaire :
- Accrocher le bon wagon, cela te dit ? Aucun usager ne s’est jamais plaint de mes services. Y compris entre deux soufflets, j’te signale ! Dans un grand jour, je pourrais même t'arracher la clémence du tribunal. Si le système avait eu le laxisme de te faire comparaitre devant une cour populaire, ce n’était pas la peine de la convoquer, elle t’aurait direct aiguillé vers les traverses de l’au-delà. Les tribunaux d’exception laissent plus d’opportunités à l'État de droit, c'est une chance à saisir. En suivant ma ligne, te voilà à une courte tête de sauver la tienne …donc de remettre le terminus à plus tard
Notre vieux tombereau se contenta d’un pâle soupir. Le Midnight Express, c’est au moins l’assurance de voyager dans le temps, non ?
En rupture de charge, l’affreux omnibus à Sa Majesté parvint de justesse à éviter la voie sans issue où cherchait à l’entraîner ce poinçonneur de lilas démuni de titre de transport. Hagard et encore le terme était faible, il lui souffla les scories d’une haleine pestilentielle plein la fiole :
- Bordel, j’ai du poids, des influences. Avec un guanikiki raisonnable, je t’organise l’aller-retour en moins d'une semaine. Je t’arrange ça …pour vingt tickets, tiens !
Plus rouge qu’un sémaphore, le vieux voulut lui rentrer dans le lard, le désagréger, le faire disparaître. Maître Eklesiast n’eut nul besoin de plus amples précisions, la consultation était terminée. Mais le concept force de loi étant par nature plus extensif lorsqu’on se trouve du bon côté des grillages, il se mit à braire dans le registre haut en couleurs du baudet privé de sa carotte, puis attendit en toute sérénité lâche d’être sous protection directe du Rambo 14 de service accouru dépatouiller tout cela pour plaquer Ernesto contre la paroi, comme l’eut fait un tueur qualifié. Médusé, le corps gras lui susurra sous forme d’amnistie :
- Vieux cafard, tu vas en prendre plein la gueule, fais-moi confiance. Comment, moi qui suis honnête, en suis-je arrivé à devoir défendre un cas aussi pourri que le tien ? Tu es un être répugnant, camarade Ciencaminos !
Le lendemain matin, notre lapsus humanitaire comparaissait en toute légalité devant une Cour révolutionnaire d’exception convoquée pour juger de son seul cas. Après les sempiternels trois coups de marteau sur la tête hâtivement recousue du saint Ché, un petit roquet parrainé par un inquiétant bourreau militaire entama la casuistique de circonstance en égrenant une liste interminable de chefs d’accusation, comme si l'espoir n'avait plus de raison d'être. Victimaire plus par instinct que par fonction, il compléta l'arsenal légal en demandant au gros avocat légèrement requinqué ce qu’il avait à faire valoir pour la défense, à vrai dire symbolique, de ce plus que présumé coupable. Sans laisser à son défenseur central le temps d’entamer d’inutiles effets de manche, Papito clôtura les débats en se déclarant prêt à assumer les rigueurs de la loi pour ce qu’il avait fait, c’est à dire rien. Un garde sous le coup d'un abandon de poste l’accusait d’avoir accompagné le petit cette fameuse nuit ? La belle affaire, il jouait sa peau. Quant aux élucubrations du chef de la Sécurité, il ne prendra même pas la peine de les relever. Le jour viendra où... Cette inéluctabilité lui suffisait pour solde de tout compte. Bref tout, mais alors tout ce qui n’était pas à dire ! Abusif comme s’il s’apprêtait à prononcer son acquittement, le maître de cérémonie après sa Majesté le fit mettre au garde-à-vous pour l’achèvement du cérémonial. Carence supplémentaire, il marmonna comme à regret :
- L’accusation d’espionnage n’étant prouvée qu’à trente pour cent, tu échappes d’extrême justesse à l’application de la loi martiale. Coup de bol supplémentaire, ton âge avancé ne me permet pas de t’infliger les huit ans de travaux forcés, tarif minimal pour ce type de méfait
Erreur manifeste et grande première à Cojimar, mais la loi reste la loi. Maxime aurait pu se montrer moins négligeant en fourguant un décret d’exception, cela lui aurait pris trois minutes au plus ! Le juge en bavait, cet homme a de mauvais instincts…
- Ne crois pas t’en tirer à si bon compte, Je te condamne à porter désormais l'étoile rouge accolée au proscrit social, misérable traître à la Patrie !
Loin d’imaginer le sort qui l’attendait, Ernesto se dit qu’il s’en sortait plutôt bien. Ce verdict sous-tendait qu’on l’envoyait en rééducation dans un centre de travail obligatoire, il commençait à entrevoir la vie en rose… Aïe, le petit juge n’en avait pas fini ! Il débuta en douceur :
- Au cas où les rapports à ton sujet nous font part d’un improbable renouveau moral, tu seras libéré sous surveillance après neuf mois et un jour
Le pire allait venir, un coup de faucille à décapiter l’espoir :
- Conformément à la loi, notre bon Roi te confisque également ta licence de coopérateur. Jamais plus tu ne pêcheras, pauvre pécheur. Apprête-toi à sombrer dans l’oubli, ignoble individu !
Le vioque eut beau crâner, ce sale coup, il l’encaissa très mal. Une manœuvre signée Dientuso, elle lui arrache le cœur. Sans licence, plus moyen d'affronter un jour la grande Aruga. Par Yemana, la mer la lui a pourtant promise. Comment va-t-elle tenir sa promesse ?
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CHAPITRE 5
La catharsis… Pardon, quelle catastrophe ! Le lendemain matin dès poltron minet, trois sécuritaires modèle usuel débarquèrent botte à botte d’un camion soviétique aménagé en fourgon cellulaire. Par pure solidarité professionnelle, cette noble triade à tête d’ivrognes patentés refusa tout net le moindre contrôle de ses faits et gestes. Mission prioritaire et le moteur grondait pour le préciser, ils étaient porteurs d’un ordre dûment tamponné d’une kyrielle de cachets rouges officialisant la prise en charge étatique modèle B52 de l’ex companero Ernesto Che Ciencaminos :
- Et tu oses t’enquérir de la destination ? La perversité vient de changer de camp, vieux bougre. D’ici un mois, tu fileras plus doux qu’un mouton !
Coup de grâce, la porte arrière du bahut se referma en attendant l’improbable réhabilitation et qu’on n’en parle plus… Surprise peau de banane, le pépé n’était plus seul dans ce périple graduel vers l’enfer. Menottés à une barre courante pour avoir osé refuser leur incorporation forcée dans les brigades de construction du nouvel aéroport, deux gosses moisissaient depuis l’aube dans ce sombre cachot sur roues. Plus suspects que leurs géniteurs, nos prolotaires en herbe savent que penser du compartisme de terrain. Penser seulement, pas s’y opposer. Une organisation mafieuse, dites-vous ? Difficile en tous cas d’y échapper.…
Seul à savoir vers quelle honte nouvelle il se dirigeait, le camion emprunta le réseau secondaire, secondaire selon nos critères falsificateurs. S’ensuivit un surcroît de caramboles sur une piste à défonces, auquel ce qui restait d’amortisseurs répondit en hennissant à la folie. Sapé par la décade préalable passée dans les congères de Sibérie, l’engin termina sa sobre prestation en se cabrant au beau milieu d’une mare de boue. Ploutch jusqu’au bas-ventre ! Grimpés via l’échelle latérale, les molosses défirent la main-courante comme s'ils étaient en devoir de s’épargner la moindre salissure. Mission accomplie, leur barbaque humaine était livrée franco de port à un énigmatique ensemble de baraquements sur pilotis à peine moins délabrés que les locaux de la coopérative, mais avec plus de barbelés autour. Un tableau de genre, n’y manquait qu’un croquis du Roi en justaucorps et petit bonnet rouge surgissant d’un bosquet, le trident à la main pour réclamer justice. Arrivé d’un pas monocorde, un maton au naturel de veau très étudié les laissa d’abord se dégourdir, c’était aussi poli qu’inattendu. Toute gamberge ayant ses limites, il leur intima l’ordre d’aller se présenter aux pieds du loustic à la mine de déterré qui faisait les cent pas sur le patio de l’unique bâtisse en préfabriqué. Façon déplaisante de laisser la malignité courir, ce militaire sans atours attendit que ses nouveaux obligés soient à vingt pas pour battre en retraite derrière la porte de son office. Il n'en fallait pas plus pour ponctuer l’inanité d’un destin qui les avait conduits à se faire anesthésier ici. Démarche s’apparentant au cliché, le bonhomme qui s’était donné le temps de bien se caler sur sa chaise entama son speech de bienvenue d’un ton signifiant exactement l’inverse :
- Companeros bagnards, la zafra n’a rien d’un marché de dupes. Montrez-vous à la hauteur et rien de pire ne vous arrivera !
Quel élément de réponse soulever à pareil lever de rideau sur l’inquiétude ? L’élocution subitement roide, il corrigea cette impression grevée d’irrémédiable en se réservant le droit de reporter à plus tard le cas du plus vieux, un subversif catalogué dangereux dont il avait déjà compulsé la fiche signalétique mais qui lui paraissait trop déglingué pour le travail de coupe. Retour supersonique à l’ordre du jour. Ne parvenait-il plus à sortir d’un cycle devenu immuable ?
- Toute tentative de s’échapper des limites du camp équivaut au suicide par procuration, la garde ayant le droit, que dis-je ordre de tirer. De toute façon ajouta-t-il d’un ton frisant l’affable, les fuyards qui n’auront pas été happés par les crocodiles ou les sables mouvants ne s’en sortiront pas pour autant. Dès que nos milices civiques leur auront mis le grappin dessus, ils seront expédiés dans un bagne à côté duquel mon camp est un centre de vacances agréé. Insérez-vous dans le moule, amigos. Vous saisirez vite le sens de vos nouveaux devoirs !
Rebelote et là c’était manifeste, ce programmateur à Maxime se bornait à étayer un discours cent pour cent mécanique dont il ne savait comment se départir. Venu pour ainsi dire à son aide, son siège craqua et il y eut grand bruit suivi d’un silence d’autant plus trouble-fête. Façon comme une autre de reprendre la main, il saisit la cruche à eau d’un geste économisé :
- Z'avez soif, les gars ?
Mais l’homme parut hésiter, le regard de ce vieux foudre de guerre l’attirait comme un aimant :
- Vous ne répondez pas ? C’est votre affaire. D’ailleurs, ici vous n’êtes rien. Ni vous, ni moi, ni personne !
Sentence désespérément insuffisante…
- Besoin de précisions ? Bon, j’explique ! Vous, c’est planter, sarcler et couper la canne de sept à dix-huit, sauf le dimanche et c’est tout. Vous serez jugés à la production. Partie prenante ou prisonniers, je vous laisse le choix. Le bon, vous auriez dû y penser avant » Nouvelle envolée affligeante, il y a de la défense d’entrer dans cette façon de procéder.
L’illumination ! Elle était devant son nez et il ne l’avait pas vue :
- Gardes, tant que je serai aux commandes de ce camp, il n’y sera pas question de chaînes. Ôtez-leur les menottes et envoyez-les au baraquement 4, exécution !
Honnêtement, le Papy crut que Maxime avait été renversé hier. Jamais de toute sa chienne de vie il n’avait entendu un compartiste rendre sa liberté de mouvement à un gùsano dont il avait charge. Plus étrange encore, aucun portrait du Roi n’ornait son bureau, un bureau spartiate où tout semblait si bien en place qu’il eut été dérisoire de le mentionner. Sous ses dehors de gardien de la foi, ce gradé donnait l’impression de prendre les choses à revers. Que fiche-t-il dans ce camp ? Un camp mais pas une prison venait-il de spécifier en préambule. Du moins pas une prison telle qu’on est en droit de les imaginer dans un pays d’aussi haute sécurité que le nôtre. Toutes proportions gardées, en voilà un auquel il aurait bien dit patron!
Pour ainsi dire livrés à eux-mêmes et c’était à tout le moins inattendu, nos trois aspirants végétaux furent aiguillés vers un baraquement bois et paille calqué sur l’habitat traditionnel d’obscurs paysans condamnés au compartisme de terrain sous férule d’un chef de village. Manque de tout, travail de brute, vassalité du plus beau rouge et alcool de troisième zone. Délations tous azimuts, du disciplinaire plein la gueule, la dévaluation absolue de soi, rien devant, rien derrière. Une vie de rampant, ces rouges macabres n’en ont jamais connu d’autre. Demi identité ou peu refusée à nos pensionnaires interdits d’accès à l’autobus de campagne du dimanche ou de picoler le rhum de distillerie. Loin de tout et nulle part ailleurs. Sinon où iraient-ils ? Comme le requérait sa fonction, le chef de chambrée leur assigna une paillasse dans une piaule bourrée de châlits, longue comme un jour sans pain et qui puait le moisi. Proche de l’encoignure, la place attribuée au vieux portait le numéro 042. Malgré un désir affiché de rester en sa compagnie, les deux gamins furent illico relégués en fond de phalanstère, là où il faisait encore plus sombre, plus lugubre, plus suspect. L’installation à demeure réglée, il leur indiqua les rudiments de la vie collective, l’endroit où se trouvaient les latrines et l’unique douche dont la citerne était à remplir au seau :
- Quand il y a de l’eau, seulement quand il y en a. Et de l’eau, il y en a toujours trop ou trop peu, hein ?
Tenu de consommer le dépaysement, il boucla le tour du propriétaire par un détour aux cuisines, un âtre à ciel ouvert dont les flammes léchaient le ventre d’un chaudron noir de fumée débordant de petites bulles brunâtres qui éclataient en cadence alternée. Au menu du jour, boulette de graisse vitaminée, marinade de racines au grand rien et riz pierreux, point.
- Et demain, on vous le resservira !
Survivant quasi académique, le guide touristique s’avérait aussi bavard que complexe dans ses mises en garde. Toute hyperbole suivant sa propre logique, le vieux ressentit qu’il y avait de quoi se fier à ce qu’il disait, analyse au pied levé confirmée dans les faits lorsqu’il aborda la philosophie du campement :
- La révolution en totale autarcie » asséna-t-il en regardant les deux gosses dans le blanc des yeux. Non, n'y voyez aucune menace, c’est le programme. A bien y réfléchir, on devrait tous abonder dans ce sens. Vous êtes nouveaux dans la maison, il vous faudra du temps pour le comprendre.
Récusé d’office du fait de son air inconditionnel d’être débarqué de la lune, le plus grand crut malin de s’enquérir des conditions de travail, une question hyper déplacée en ces lieux. La réponse du faire-valoir tomba dans un bruit de hachoir :
- D’où c’est que tu sors, bleusaille ? Demain - justement dimanche, tiens ! constata-t-il d’un ton à se redonner courage, les autres se feront un plaisir de t'apporter toutes les informations voulues. Moi, mon job s’arrête à prévenir les conflits à l’intérieur du camp. Une idée du Directeur. Vous allez voir, il est bizarre c’t hommelà !
Pour donner plus de poids à ses dires, il se mit à ricaner dans cette pénombre qui s’installe :
- Bientôt dix-huit heures. Si l’horaire est respecté, la brigade reprendra ses quartiers sous peu. Toutes les questions, ha, ha ! Vous aurez largement le temps de leur poser toutes les questions que vous voulez » Rien à voir avec une prison en effet, tout au plus un lazaret sordide… Au temps désormais de faire son œuvre.
Marchandage qui traînait dans l’air, il fit un rapide volte-face et rappela le vieux tout seul :
- Viens, toi. Faut qu’on parle
Jusqu’ici le pépé n’avait écouté que d’une oreille, mais il s’était déjà imprégné de l’incroyable solennité dégagée par cette intégrale de champs de canne étalés dans une fausse quiétude piquée de palmiers qui faisaient la nique au cours de la rivière. Où diable conduit ce stalag du bout du monde ? Que draine-t-il à sa suite ? Contraint et forcé, il avait quitté un village âpre, bouillant de vie, sans concessions ni grandes joies. La vie de toujours, quoi ! Et dans ce camp où le concept rééducation avait déjà pris tout son sens, il ne ressentait que le silence, un silence qui chuchote sous un vent infiniment trop pauvre pour lui résister. Un souffle de vie symétrique à ses états d’âme, de temps à autre interrompu par le piaillement feutré de la nature. Morbide mais au premier abord seulement, Ernesto Che Ciencaminos n’est pas homme à se laisser abattre. Son regard dit la vie, l’émotion, la révolte et cette horrible innocence si dure à assumer. La thérapie, il devra la suivre seul... Des oiseaux noirs, sans doute des Tinôsas, planaient haut dans le ciel. Pour évacuer ce trop plein d’idées nuisibles, il se dit qu’avec un dôme si bleu, le beau temps allait se maintenir pour la semaine. Angoisse lucide, lui en resteraient encore au moins quarante à moisir ici.
Un petit chemin gainé d’herbes folles suivait les courbes de la rivière au cours fermé par des barbelés à hauteur du poste de garde. Les prisonniers avaient le droit de s’y baigner et d’y laver leur linge de corps.
- Le dimanche uniquement » ajouta le présentateur au vieux qui trottinait derrière lui comme un chien de compagnie.
Même si ça ne fait pas ton affaire, t’as de la chance dans ton malheur. Hormis les impératifs de production, le régime est sévère mais acceptable. Toutes les fortes têtes et demi-dingues disparaissent l’un après l’autre pour le bagne, c’est le jeu. P’t-être même à Ciego de Zapata, la ferme aux crocodiles, vat’en savoir ! » Sur ces bonnes paroles, il s’assit à même la berge et l’invita à en faire autant :
- Toi, t’as sûrement déjà remarqué que le boss évite de nous traiter en déchus. Tout Kilo 7, c'est le matricule du camp, le surnomme la Faucille. C'est assez paradoxal quand on cerne mieux le personnage, je me suis toujours demandé ce qu’il foutait dans ce trou à rats. A sa manière, je crois qu’il essaye d’être juste. Ici, cela n’a rien d’une sinécure
Et la conclusion de tomber comme s’il se la confiait à lui-même :
- Oui, juste. Mais je ne suis pas le seul à penser qu’il en a sorti un petit quelque chose de plus
Ernesto avait donc également vu juste ! Assez renard pour arrimer son regard à celui d’un vieux novice qu’il estimait bon à prendre, il précisa avec toute la solennité de l’ancien que lui-même croupissait ici depuis quatre ans, transféré du bagne sans que personne n'ait daigné lui expliquer le pourquoi de cette curieuse mansuétude. D’ailleurs, en quoi aurait-ce changé la donne ? Débarqué peu après le nouveau Directeur, ce dernier lui avait confié cette fonction de prime abord aberrante vu d'où il venait, mais qu'il ferait désormais tout pour garder. Oui, ce job lui plaisait. Il se demandait pourquoi mais c’est tellement bon de se sentir utile à ses semblables, non ? En veine de confidences, il prit son interlocuteur par le coude d’une main trop ferme pour que cela ne cache pas une vérité impossible et lui ajouta avoir passé au préalable sept longues années dans une prison :
- Une vraie… ! dit-il en exagérant l’effet tenaille, histoire de bien se faire comprendre. En tant que droit commun » haussa-t-il sur le ton du galérien encore brûlé au fer rouge :
- Le chef avait volé une palette de conserves destinée au réseau militaire et ça s’est vu.
Dans ces cas-là, la horde à Maxime n’y va pas de main morte, il y eut enquête des services économiques et c'est moi qui ai tout pris sur le râble. Comme par hasard, le Minint en découvrit deux boites en perquisitionnant ma baraque. Je ne savais même pas qu’elles s’y trouvaient, sinon je les aurais bouffées, tu penses. Toute ma famille s’est tirée en 60, tu comprends ? Et moi qui suis resté de gauche, dix ans plus tard j’avais également compris. Mon visa était prêt et il ne me restait plus que l’ultime formalité à passer. Tu sais bien, cette fameuse visite médicale à 200 dollars où ils te font foutre à poil et tourner en rond, soi-disant pour t’examiner. Avilir, toujours avilir comme si penser autrement doit faire honte, tu saisis ? J’avais déjà liquidé tous mes biens pour payer le billet d’avion. Mille quatre cents dollars pour un aller sans retour de 180 km, tu te rends compte ? Sans aide extérieure, il est quasi impossible de réunir une telle somme qui doit être payée d’ici. Un détail fait pour leur laisser une ultime possibilité de te les voler, te voilà forcé de dormir le couteau entre les dents. Maxime a beau prétendre qu’il ne retient personne, il n’y a pas d’autre porte de sortie. Tyran, j’irais bien en enfer avec lui ne fut-ce que pour m’assurer qu’il ne s’en échappera jamais. La prochaine fois, tu me prêteras ton bateau, hein ? Ses petits camarades ont dû se partager mon fric, c’est sûr ! Peu importe, tout cela est si loin… Encore quinze mois à tirer, pêcheur. Ici, rien d’autre ne compte. »
Impressionné par la montée en puissance de ce paria égaré sur les chemins détournés de la vie, le vieux s’expliquait à présent pourquoi il lui avait fait d'instinct confiance. Et cela contribua à remonter son moral, à rallumer un feu plus fort que lui. Un feu à attiser le Diable, à l’exorciser avant de le faire partir en fumée. Touché à son tour par la grâce, il fut pris d’un flash de toutes les couleurs, un flash contradictoire par rapport à ce quotidien qu’il ne connaissait pas encore, mais se présentait avec une précision à ce point suspecte qu’il se retournait déjà contre lui. Une résistance encore imprécise se fit jour. Une lueur névralgique dédiée pêle-mêle à Miguel, à Maryleen, à Kary son épouse morte il y a dix ans déjà, à son fils Elliancito, au petit Gégèncito. A cette bulle de liberté accaparée par sa Majesté, une liberté d’autant plus précieuse que partout ailleurs c’est lui qui serait en taule. Et la belle Aruga avec laquelle il a toujours composé de bondir à cinq mètres sous un soleil honteux de flamboyer en rouge avant de se coucher…
Une cinquantaine de prisonniers encadrés par deux fois deux gardes portant chacun une Kalachnikov au baudrier arrivèrent en vue du camp. Misère, le pépé crut en la survenance d’un quadrille d’aristocrates à la lanterne. N’avait-il pas face à lui le condensé de tout ce qu’il avait à ignorer ? Une énorme conformité non désirée prit corps qui le frappa plus qu’il n’eût pu l’imaginer. Confronté à cet essaim de retour au guêpier, il comprit beaucoup de choses. Non, il n’était pas encore en enfer. Seulement en périphérie ! Pauvre vieux, il lui était donné là quelque chose d’horrible à voir. La sirène se mit à beugler, impromptu qui chassa les oiseaux des arbres. Domestiquée comme s’il lui en coûtait d’assurer la continuité, la troupe de zombies se mit en file indienne pratiquement sans bousculade, l’heure du repas sans doute. Sans préjuger à quoi cet amalgame le mènerait, il se mit en queue, suivi comme son ombre par ses deux jeunots qui donnaient l’impression inimaginable en ces lieux de lui avoir délégué capacité à les extraire de leur tourmente. S’ils avaient su, c’est à deux mains qu’ils auraient signé pour l’aéroport. Fallait y penser plus tôt, les p’tits ! Leur tour venu, le préposé aux fourneaux leur refusa la pitance en cognant violemment sa grosse louche sur le chaudron qui en résonna d’indignation décousue :
- C’est le règlement, ces trois-là ne portent pas l’étoile rouge des prisonniers !
Heurté dans ses prérogatives, un maton fit mine de rudoyer le maniaque qui, la mort dans l’âme, se vengea en ne leur servant qu’une portion congrue de riz mouillé d’un fond de sauce colorée façon haricots. Submergé de fatigue après ce festin, il vit quelques prisonniers rejoindre leurs quartiers et décida de les imiter. Son matricule 042 déjà gravé en mémoire, il retrouva facilement son chemin puis sa place, la seconde dans le baraquement quatre, le pire, le plus sale, celui qui était à l’extrémité du camp, adossé aux barbelés. Issue de partie prévisible, il fléchit comme jamais depuis son arrestation et s’affaissa d’une pièce sur sa paillasse malgré la chaleur, les rats sûrement, la vermine aussi. Un trois étoiles, les scorpions devaient y pulluler en été. Correctif, cher insecte. Alors qu'une kyrielle d'acariens sonnait déjà la charge pour se faire son cuir, une cucaracha grand-luxe se mit à galoper en territoire conquis parmi les lattis du plancher. Que la créature meure, par saint Ché ! Sans même envisager qu’il pourrait la rater, il l’aplatit d’un maître coup de sandale. Un assassinat à fond la caisse et croyez-le, il y mit toute sa rage. Du cadavre exquis ajusté de deux caresses au nerf de bœuf, le temps que l’insecte crémeux arrête de trépider, cesse de morfler, d'en baver et d’en morfler encore. Raplapla le vilain cloporte. Un bien fou, c’est comme bastonner le requin en plus petit. En moins crapuleux car la bestiole a sa chance, sa conformation caoutchouteuse lui donnant toute facilité de se faufiler dans le moindre interstice, ce qui la rend pratiquement imprenable. Et des interstices, au pays ce n’est pas ça qui manque ! Hormis le traitement plein fouet administré au présent exemplaire dont les antennes proéminentes semblaient encore animées d’un ultime mouvement de ressort, dernier sursaut dont il ne se relèvera pas, ce n’est pas la faiblesse de l’espèce qu’il faut mettre en cause. La poisse, c’est que ce soir le vieux, pourtant doté d’une âme sensible, avait un incoercible besoin de passer sa rage sur le premier compartiste venu. Cela arrive même aux meilleurs, non ?
Fidèle à ses habitudes, Pépère se réveilla peu avant l’ultime assaut de la nuit, tout le campement dormait encore. Le visage ballonné de piqûres d’insecte et le corps sans doute déjà couvert de gale, atteint d’un tas de petits boutons rouges en tous cas, il décida d'aller se baigner dans la rivière. Comme il n'avait plus eu l’occasion de se rafraîchir depuis son entrée en fanfare à l’unité de défense territoriale de Cojimar, il faut dire la vérité telle qu’elle est, il pue… Il pue et corne de bouc, il n’aime pas ça !
Rien à l’horizon si ce n’est un petit soldat à tire-bouchon sous une lune flippée comme un ballon accroché tout là-haut le mirador. Le cœur léger au point de reconsidérer sa captivité, le tout frais 042 fit chorus. La totale. D’un plongeon à ne plus peser sur rien, il se retrouva pratiquement sur l’autre rive. Coulé dans une douce somnolence au point d’en avoir négligé la présence notoire des crocodiles, il fut brutalement privé d'accès au rêve par le hululement sourd de la sirène du camp venue lui rappeler qu’il n’était désormais plus rien en tant qu’individu. Rentré en hâte au bercail parce qu’il sentait confusément qu’il devait en être ainsi, il s’y fit tancer par le responsable de chambrée qui, les yeux encore embués de sommeil, le pria de ne plus quitter le dortoir sans le prévenir sinon lui-même risquait de gros ennuis, il fallait se mettre à sa place. Interloqué de s’être en prime entendu qualifié de suicidaire, le vieux eut le geste involontaire de qui tient à démontrer toute absence de mauvaises intentions. La lucidité de l’autre que rien n’émoussait allant de pair avec sa prise de conscience, il finit par s’incliner sans sourciller, investi de la certitude qu’en y mettant les formes il en apprendrait plus à son contact. Mission accomplie. Le soir même, Che Ciencaminos avait tout appris ou presque de la philosophie royale de réhabilitation par le travail. Une thérapie frustre sans autre finalité qu'une stricte conformité aux diktats du plan, le chef du camp les payant en retour par une paix relative. Une forme de donnant-donnant, leur part du gâteau.
- Un gâteau sec, tiens-le toi pour dit ! » précisa l’ange gardien dont le rire sarcastique s’affermit tant ce vieil indomptable paraissait déterminé à tout écraser sur son passage.
- L’omniprésence de cette maudite canne finit par te ronger aux alentours, c’est là le piège. Toi aussi, tu détesteras tout, tu verras. Mais il n’y a pas lieu de s'alarmer, les chiffres sont là. A ce jour, notre brigade compte plus de dix caballerias d’avance sur les prévisions.
- C’est énorme ! » ajouta-t-il comme s’il en était fier.
Quelque part ce devait être le cas. Le correctif s’ensuivit, il allait de soi :
- Fausse tranquillité, mon vieux. Le moindre déluge remet tout l’organigramme en question. Retranchés du monde comme nous le sommes, il n’y a qu’un cyclone ou le pardon du Roi pour justifier le non-accomplissement du plan. Rien qu’un cataclysme… Tu comprends, Papy ?
Les yeux brillants d’incandescence, il commençait à cerner les raisons qui avaient amené ce vieil agoraphobe taiseux à échouer ici. Aucune appréhension ne s’ensuivit. A cet hérétique également revenu de tout, on était obligé de livrer le fond de sa pensée. Il le fit en laissant tomber les bras le long du corps, un geste de totale impuissance :
- Faut s’y habituer, vieux !
Il n’en avait pas fini pour autant. Ce pêcheur d’Arugas lui plaisait. Ses onomatopées nuancées valaient tous les discours et de surcroît, il ne posait que peu et rien que de bonnes questions :
- Comment t’appelles-tu déjà ? Ah oui, Ernesto ! Moi, c’est Clémente. Vieil escogriffe, j’irai pas jusqu’à te souhaiter la bienvenue, mais le cœur y est. Sérieux, t’as jamais goûté au bagne ? Comment que t’as fait pour tenir aussi longtemps ?
La crise du logement. Allait-il lui laisser entrevoir un monde plus terrible encore ?
- Le pire, c’est la séance hebdomadaire de réhabilitation. Notre bon Roi tient tellement à nous montrer qu’il nous aime qu’il désire nous faire prendre conscience qu’il remédie à nos faiblesses. Faute d'égarements plus sophistiqués, il nous a délégué notre propre commissaire politique, c’est ce qu’il appelle les soins ambulatoires du vendredi. La gamme complète des humiliations y passe. Bassesse et confessions publiques pour tout programme. Tu verras. Toi aussi tu toucheras le fond, camarade
Irrévocablement hors d’atteinte, il partit d’un grand rire soulagé. Un rire impulsé par cette indulgence qu’il croyait voir dans les yeux du vioque, alors que ce dernier débordait d’une pitié qu’il gardait pour lui :
- Surtout en fin de séance pour les cris d’allégresse envers le Roi et sa Patrie. Higo de puta ! Il nous a mis à son tableau de chasse, sans plus
Vive cette dernière envolée réparatrice… Victime de ses penchants envers les squales, Ernesto avait également plaisir à tuer mais il haïssait l’humiliation. Force lui était de constater que plus d'une décennie de privation de liberté, même à degrés divers, vous détruisent un humain confronté à la seule image d'un leader à vénérer jusqu’à la mort. Un conditionnement d’enfer pour deux boites à conserves que ce pauvre zig n’avait même pas volées.
- Et toi vieux pirate, combien de temps réussiras-tu à faire front à l’injustice ?
C’était le timbre de voix de Yemana. Elle ne lui avait plus donné signe de vie depuis huit jours. La mer a promis. Elle a toujours fait au mieux, l’a toujours soutenu, ne lui a jamais menti. L’espoir renaît…
Lundi matin, l’Empereur, sa femme et le petit Prince. Aïe ! Un temps à ne pas mettre un chien dehors est aussi venu chez nous pour nous serrer la pince. Bizarrement, la brigade avait hâte de se retrouver aux champs comme si son avenir en dépendait. Non preneur dès avant le salut au fétiche, le vieux se fit littéralement harponner par ses deux petits jeunots. Chamboulé par-delà ses dires, le grand lui relata d'un ton qui ne pouvait tromper qu'ils avaient passé la nuit à faire front aux avances d’un gros vicieux à l’air porcin. La suite lui étant restée dans la gorge, l'autre prit le relais en précisant n’avoir pas osé l'éveiller de peur que leur intégration en ces lieux ne joue encore plus en leur défaveur. Chauffé au rouge par cette histoire à perdre encore un peu plus d’âme, un désir incoercible de meurtre se fit jour. Ce pointeur à l’aspect malsain l’avait déjà frappé hier et lui était aussitôt rentré dans le collimateur. Punaise, il ne faudra pas longtemps pour qu’il le retrouve. Il va lui péter la gueule. Un plouc à la barbe d’islamiste pratiquant trancha net l’intention en leur ordonnant de se rendre séance tenante au bureau du chef de camp, comme si quelque chose d’important les y attendait. Tout vieux qu’il soit, Papy que le taliban mortifère ne lâchait pas du regard dut ronger son frein sur le patio en attendant que le boss en termine avec les deux gamins. Toute forme de compromis relevant de la lâcheté, sentiment inexprimable depuis que sa Majesté remplit l’espace réservé à la conduite de soi, il décida que, quoiqu’il lui en coûte, il aborderait le sujet.
- A toi, antéchrist ! » éructa le vigilant subitement fort présent au moment précis où il allait devoir s’effacer.
Moins que jamais zygomatique, le chef de camp ne manquait pas d’allure derrière un petit bureau qui reflétait bien son caractère ordonné. D’ailleurs tout chez lui était petit ou mitigé, à commencer par la taille, l’uniforme étriqué et un visage coupé à la serpe qui allait de pair. N’eut été cette ambivalence souveraine, il ressemblait à un autre mais qui n’était pas d’ici. Si tant est que le physique trahit le mental, il connaissait les règles du jeu. De là à y jouer… Ernesto récapitula ce qu’il avait déjà glané sur ce gradé d’où refluait plus de solitude qu’il ne pouvait en recevoir. Son expérience de ses semblables le confortait dans l’idée que ce naufragé involontaire vivait une histoire au long cours qui tarde à se dissoudre et avait la fâcheuse manie de se mordre les lèvres comme s’il s’agissait d’un tic tout en n’étant pas un tic. Il émanait trop de refus d’édulcorer de ce visage pour donner le change. Insituable avait spécifié Clémente et c’était exactement cela. Toutes impressions mises bout à bout, il revint à sa première opinion d’hier, il se trouvait face à un homme d’honneur perdu chez les gens d’armes. Par quels détours y avait-il été amené, c’était une toute autre question. En revanche et là c’était patent, ce long parcours du combattant l’avait d’évidence immunisé contre le mercurochrome. A l’inverse de ce que l’on eut pu croire, l’uniforme lui allait comme un gant. Ce gars ne trichait pas, ne s’abaissait pas à tricher. Décidément, quelque chose de trouble se trame dans ce camp. Ce conspirateur en chambre serait-il l’exception dans ce prodige qui nous a menés au saccage ? Très classe, il le pria d'aller chercher une des chaises qui dormaient dans un coin et de s’y asseoir. Surpris par cette avancée hors cadre, le pépé veilla à se caler bien droit sur le dossier auquel il prit soin de ne pas s’appuyer. Foin de politesse, le langage ne fut pas celui qu’il attendait :
- Compagnon Ernesto Cienfuegos, euh Ciencaminos... ainsi c’est toi le vieux torpilleur de Cojimar ? Désolé d'avoir à t’accueillir parmi nous, camarade ! J’ai là un monceau de rapports me signalant que tu es une forte tête, cela t’étonne ? Méfie-toi. Ici, l’autogestion de soi relève de l’impossible et j’ai de quoi te transformer en prolotaire soumis, te peaufiner en conformité au programme. Une seconde gestation précise sa Majesté qui, à l’entendre, s’est également rendu maître de la génétique…
De l’intello pur jus. C’était sans accroc, mais il n'allait pas s’en tirer comme cela. Sous ses dehors simplistes, Ernesto possédait également l’art d’ajuster des pointes d’obus enrobées de gentillesse. De distiller à petites doses son efficacité candide en vue d'assurer la remise en place des grillages. Égalité-fraternité si vous voulez… Parce que la liberté, hein !
- Compadre Directeur, mon autogestion, c’est à Cojimar que je l’exerce. Alors, ta seconde gestation, hein… Vu sous cet angle, ça passe. A travers un immense trou noir, mais cela passe. En fait, y’a qu'une chose qui me chiffonne. Est-on loin de la mer, ici ?
Que de provocation indirecte dans cette déclaration gauchie à plaisir…
Assez fin pour ne pas user systématiquement de ses prérogatives, le chef de camp avait pour règle de prendre son temps dès qu'il s’estimait confronté à un cas intéressant. Profond retrait qu’il avait appris à répéter à l’envi, il se coula dans un silence introspectif et sans préjugés. Un silence normatif eut dit Ernesto, s’il avait connu le mot. Le silence de qui assume un rôle mais à sa manière. Un silence suspect vient-on de souligner entre les lignes. Le vaillant Maxime vous le confirmera, il est si redoutable ! Procédons par ordre. De prime abord, ce pirate devant l’éternel ne communique que sur coussinets que c’en est une énigme. Il devine tout, voit tout et rien ne lui échappe. Vu son parcours, il ne s’agit pas vraiment d’une surprise. A quelle tâche l’utiliser, voilà le dilemme. Même dans une société aussi impitoyable que la nôtre, il n’est guère humain d’envoyer un post-retraité couper du matin au soir des plants de canne à la machette. Mais ce traqueur d’Arugas s’en balance, il a la rudesse de qui vous la renverra. Les options en ce qui le concerne deviennent dès lors limitées. Encore faut-il ne pas se tromper, il est trop âgé pour goûter aux joies du bagne. Il l’ignore, encore une chance ! Oui, mais une intuition extrêmement persistante lui susurrait qu’il se trouvait confronté à un déstabilisateur. Un indépendantiste prêt au combat, son combat à lui. Déjà qu’on a le Roi pour cela, du moins laissons-le lui croire. Non, il n’arrivait pas à le cerner. Il n’y parvenait pas pour la simple et bête raison que ce vieil entêté courrait crânement sa chance. Très, très embêtant, ce client... Ballon d’essai pour la mise en train. Là au moins, il était sûr de ne pas se tromper :
- Mmh ! Quand t’as du poisson en bout de ligne, t'es pas du genre à céder, toi… Non, nous ne sommes pas loin de la mer, pêcheur. A moins de quarante kilomètres si tu veux le savoir. Te voilà en cure de travail forcé à l’unité spéciale de rééducation Kilo 7. La canne à coup de neuf mois renouvelables jusqu’à ce que tu comprennes, c’est le tarif. Et cela commence mal, je ne sais que faire de toi. Mais le travail tu connais, cela se voit. Tu te débrouilles en menuiserie ?
- Non, répondit le vieux qui, sous le coup de la surprise, eut bien franchi une ou deux vagues du siècle.
Mais j'ai déjà remarqué qu’il y a du poisson plein la rivière. M’autoriser à le pêcher pour tout le camp donnerait de quoi améliorer l’ordinaire des hommes, non ? Réfléchis-y, on en reparlera plus tard comme dit Maxime lorsqu’il cherche à noyer le poisson. Moi, c’est du gros porc qui sévit dans notre baraquement que j’veux qu’on cause. Si je le vois encore rôder autour des deux gosses, je n’écouterai que moi, camarade directeur ! » Illustration immédiate de ce que je pensais. Ce vieil impénitent me déroute. Ingérable, il est ingérable. De là à savoir s’il se fout du monde ou si sa manière déconcertante d’aborder les choses est naturelle… Quoiqu’il en soit, la Faucille se devait de répondre. Réalité d’une certaine solitude sans faiblesse, il tenta le contrepoids visuel avant de lui communiquer sa décision :
- J’en prends bonne note. Le porc, je sais qui c’est. Dès ce soir, il valse au mitard. J’apprécie ta franchise, monsieur le chevalier blanc. Mais ici, celui qui prend les décisions, c’est moi. Et le montant de la facture, c’est aussi moi qui le fixe. Demain matin, ancêtre ou pas, tu pars couper la canne avec les autres !
Première passe d’armes, le chef de l’unité Kilo 7 venait de faire la connaissance du vieil homme...
Constellée d’absolu et tout le tralala qui l’entoure, la canne à sucre est l’instrument majeur de l’implacable mainmise de sa Majesté sur les revenus de la Patrie la plus productive d’illusions au monde. Sans zafra à coups de millions de tonnes, point de salut. Réalité poignante d’une démagogie qu’il est de bon ton de n’aborder que par bâbord, son exploitation ne repose que sur la sous-rémunération prolongée du monde paysan, là n’est pas le moindre de ses paradoxes. Marche ou crève, qui peut se targuer d’autant d’alternatives ? Avant de broyer ceux qu’il appelle ses enfants chéris dans sa machine à uniformiser, Maxime le libérateur sincère leur dora la pilule en parlant de reconnaissance sociale, de libertés à ne plus savoir qu’en faire, de terres à répartir sans négoce, de tout ce à quoi ils pouvaient rêver. Une opportunité trop belle pour ne pas en profiter. Âmes damnées de la terre, ils tuèrent et moururent au nom de l’idéal, c’est le destin ! Il y avait urgence, un monde nouveau était à inventer. Un monde juste et éduqué, ce monde de générosité qui créera l’égalité. Vive les lendemains qui chantent ! Vive ce socialisme si bien décrit ! Des coupeurs de canne libres d'exploiter leurs terres sans avoir à les repayer aux riches, z’auriez pas marché, vous ? A peine installé dans ses fonctions, le Roi qui n’est que ressentiments et patience leur fit le même coup qu’aux pêcheurs. Après leur avoir appris à lire comme s’ils n’étaient que de vulgaires échantillons, il les cloîtra dans ses kolkhozes à ressources, histoire de les habituer à la nouvelle donne, de leur faire comprendre qu’il n’était plus temps de rêver surtout. En utilisant toutes les facettes du mal, il leur reprit de la main gauche cette belle terre de latérite rouge, rouge sang d’avoir passé cinq siècles à faire reculer toute notion d’impossible. L’esprit coopératif n’a jamais existé ici, on a dû vous donner une fausse adresse. Rendons-lui cette justice, sa Majesté pérennise vigoureusement la cause. Seuls ses fidèles connaissent l’abondance, faut-il en être ? Bien sûr qu’il faut en être. Vive le Roi Maxime !
Couper la canne, c’est un métier. Un métier sans limite par rapport à l’horloge du temps. Écarter plant par plant, un coup de machette en biseau à ras du sol, effeuiller et passer au suivant. Quand on ne récolte pas, on plante. Deux morceaux d’un pied par sillon tous les cinquante centimètres jusqu’à l’infini, même opération au retour. Et quand on ne plante pas et qu’on ne récolte pas non plus, on sarcle et on irrigue. Du matin au soir... Sous la fournaise… Qu’il pleuve ou qu’il vente… La vie durant ! Mine de rien, la déconnexion entraîne parfois des résultats surprenants. Sans jouer au foudre de guerre, le vieux attrapa vite le coup de main requis. Jour après jour, plant après plant, il réapprenait le plaisir platonique de la terre. Alertée par cette transparence inattendue, la garde s’aperçut, non sans embarras, qu’il était en fait un des prisonniers les plus productifs de l’unité. Plus imprévu, à l'instigation du commissaire politique qui tint à en faire un spectacle de troupe, la Faucille dut un jour le montrer en exemple, les circonstances faisant qu'il était impossible qu’il en fut autrement. Seul le vicelard disparut au bagne, Ernesto l’ayant pour ainsi dire exigé avant d’accepter cette citation à l’ordre. En dehors de ça, rien à signaler. Rien ou presque. Pour pallier à son infortune, notre vieux clodo faisait ce qu’il voulait quand il le voulait, sans plus. Absence relative relevée d’initiatives parfois surprenantes, utiles à l’occasion car il aimait également les plantes, la nature, les oiseaux et tout ce petit monde en lisière du travail forcé. Une vague teneur de poète un peu fou qui lui valut le surnom de 042, le numéro de sa place, la deuxième dans le baraquement quatre... Tous les détenus l’aimaient bien ce 042 et c’est vrai, il n’avait pas son pareil. Lorsque son genou ne le faisait pas trop souffrir, il profitait du retour au bercail pour faire insensiblement accélérer l’allure. Un piège apparenté à celui de la carotte. La garde finissait par traîner la patte et les rangs partaient en accordéon, cela faisait désordre. Propension naturelle à affirmer une indépendance sans dissensions, il passa ses dimanches coulé dans le rio à capturer une quantité parfois mirobolante de poisson à mains nues, récolte aussitôt confiée aux bons soins de la marmite du soir, si bien que le cuistot l’eut vite à la bonne. Trois semaines plus tard, c’était prévisible, tout le camp barbotait dans le ruisseau, jeu de vilains auquel la Faucille dut mettre fin en n’autorisant la prise de poisson qu’au seul 042. Voyant là permissivité douteuse, Ernesto voulut refuser mais les autres l’en dissuadèrent. Le lendemain, le dirlo lui offrait une pelote de nylon …juste de quoi se confectionner un filet. Au bout du compte, cette médaille du mérite que le national-socialisme militant de notre bon Roi eut mille fois dû lui conférer, ce bon sauvage se la pendit lui-même au cou en déformant la symbolique scabreuse attachée aux séances hebdomadaires de rééducation politique. Repris par ses vieux démons, il usa et abusa de sa persuasion patronale avant d’enfin convaincre le groupe d’applaudir à tout rompre les envolées lyriques du sagouin de service, puis de se liguer dans l’incantatoire lors des « Vive le Roi ! « donnant le signe tant attendu de fin de messe. Généralement abattus par ce traitement sans raison d’être, les supposés fidèles eurent tôt fait de transformer la séance castratrice du vendredi en distraction favorite du camp. Et un, deux, trois …ça gueule - ça gueule. Et un - deux - trois …ça gueule vive-le-Roi ! Curieusement, la Faucille fit comme si de rien n’était. En revanche, le commissaire politique nota à nouveau dans son registre d'énormes progrès dus à l’influence de ce prisonnier modèle et son rapport mensuel à l’autorité supérieure en tint compte. Un jour de grâce, Che 042 réussit l'exploit d'abattre d’un coup de machette un cochon sauvage débusqué entre les plants. Sans rien signaler à personne – pourquoi l’aurait-il fait ? il l'avait traqué deux heures durant et le plus pénible fut de le ramener au pavois. Le soir de ce coup de bol, tout le camp, y compris la garde, fit bombance. Pour n’avoir écouté que sa seule version de la vie, Ernesto le gentil désorganisateur l’avait transformé en résidence de vacances. Et pourtant ce vieux pêcheur extrait aux forceps de l’entité de Cojimar sans autre raison que les griefs d’une société de rancune n'était pas aussi solide qu'il le laissait paraître. L’été touchait à sa fin. Les Arugas Castero ne l’avaient pas attendu, c’est l’époque où la collectivité remonte se perpétuer au Nord, la fin des plus belles prises. Et cela faisait plus de huit mois que son amie la mer l’attendait à quarante kilomètres. Sans qu’il ne sache si c’était au Nord ou au Sud, peut-être les deux !
Le vioque fut convoqué au bureau aux environs de la mi-septembre. Les champs de canne irrigués depuis trois semaines avec l’eau de retenue du barrage, il s’y rendit le cœur léger... La Faucille l’attendait sur le patio. Submergé de soleil, il lui fit signe de le précéder :
- 042, tu seras libéré demain ! » dit-il dans un sourire à douter s’il était heureux ou forcé.
C’en est fini pour toi, je te regretterai, pêcheur. Le rapport d'évaluation à ton sujet ne tarissait pas d’éloges et l’ordre de libération est venu en retour. En droite ligne de Cigaro et non du CDR de Cojimar, mais peu m’importe. Et tienstoi bien, c’est à ton ami le commissaire politique que tu le dois. Il a appuyé ton dossier, tu as dû l’impressionner sans t’en rendre compte. Voilà, tu sais tout… Entre nous, je ne comprends toujours pas pourquoi les services de sa Majesté ont estimé nécessaire de te faire embastiller, Ernesto ! » Ce serait mentir d’affirmer que le vieux s’attendait à un tel préambule. Mais ce gradé éloigné du discours officiel, il avait appris à le connaître. Lorsqu’il se plaisait à aborder les choses, c'était toujours avec franchise, quand bien même cela l’exaspérait de le voir enchaîner les silences avant de les exprimer. Il suffisait qu’il s’en fasse la remarque pour qu’elle donne lieu à l’inverse. Il est vrai qu’en ce jour de fête, la Faucille se serait bien coupé en quatre :
- Depuis ce fameux jour où tu m’as fait envoyer le vicelard au bagne, je ne parviens plus à trouver un motif d’insatisfaction dans la gestion du camp. Oh, je vois bien que chaque prisonnier donne l’air d’y agir à sa guise mais, restons objectifs, je n'ai eu aucun conflit à déplorer depuis la création du collectif des détenus. Oui, je le sais. Dès avant sa mise en place, ne t’en déplaise ! Officiellement non, ce serait faillir à mon devoir. Mais entre nous, j’approuve. En revanche, ce qui demeurera pour moi une énigme, c’est la facilité avec laquelle tu as retourné notre Seigneur des anneaux du vendredi. Sans doute est-ce là le résultat le plus inattendu de ton passage dans cette galère. Un passage-éclair dans ton cas. La solidarité Kilo 7, c’est en priorité le dessous dont j’ai charge et il ne fait pas bon y voir. Mais il y a progrès. En toute honnêteté, je pense que la nouvelle répartition des tâches entre brigades autonomes y a contribué. Les augmentations de rations ont suivi sans trop de ponctions au passage et le potager en lisière dont Clémente et toi revendiquiez la création assure dorénavant la couverture de nos besoins en légumes. Vu ton implication dans cette recherche aléatoire du bien collectif, je finirai par croire que tu m’es indispensable, 042 ! Que tu le veuilles ou non, j’ai l’impression de voir filer mon meilleur allié…
En général, le pépère était insensible aux compliments et plus encore au bien collectif, un truc dont il se méfiait comme de la peste depuis sa confiscation par sa Majesté. Mais puisque le chef ouvrait grand le chemin du noviciat, ce sera sans barrières. En sautant aussi haut que l'Aruga :
- Foutaise, s’estimer indispensable au bon fonctionnement d’une société revient à la rendre mécanique !
Ouille ! Si ce vilain coco de Maxime avait ouï ne fut-ce qu’une bribe de cette envolée, il se serait crispé sur ses ergots et pas compliqué, le vioque prenait une nouvelle volée de cinq ans dans les plumes. Cinq ans assortis de… Une fois n’est pas coutume, un sourire en jeta plein tube sur le masque d’ordinaire austère du chef de camp. Pareil émolument s’apparentant à un tableau de chasse, Papito en profita pour décapiter les canons du compartisme économique. Depuis le temps que le mot changement lui trotte dans la tête. Bien plus que dans celle d’un Ministre qui n’a jamais rien à dire. Fatal, le voici redevenu ce qu’il était :
- Si tu veux que ton show tienne le haut de l’affiche, offre-leur à chacun cent jours de remise de peine par récolte supérieure au plan. T’auras toute la canne que Maxime exige de toi et pas un ne s’échappera
Pointilleux jusque dans sa volonté de tempérer, la Faucille ne pouvait se contenter d'une version expurgée. Non, ce vieux grognard en partance était là pour l’aider. Il le sait bien, allez !
- Si cela n'avait tenu qu’à moi, cher 042 ! Mais tu connais le topo. Sur cette île, émettre la moindre idée revient à se heurter au mur. La perversité suprême du compartisme, c'est qu’il barre la route à toute forme de contradiction. Changer ? Changer quoi ? Changer de Diable ? Non mais tu rigoles ?
Foin de frustrations, la Faucille n'en avait plus que faire de la pléthore d’avanies qui s’étaient abattues sur lui. Sa vie durant, il avait poursuivi des tas de chimères. Des chimères sans valeur pour autrui alors qu’elles représentaient un énorme engagement pour lui. Elles s’exprimaient maintenant sous forme de constat sans scrupule. Un hurlement de dément pour lui qui s’était juré de ne jamais se venger :
- Ton regard me fait mal, vieil homme. La vérité n’est pas un discours sur le monde et faire partie des élus de Dieu, cela finit par te griser, non ? Mais Dieu, tu sais ! Encore une marotte à sa Majesté, autant dire que... Le plus curieux de ce périple, c’est que la justice, j’y crois toujours. Mais j’ai maintenant compris qu’elle est l’inverse de ce que l’on attend du Droit. Retiens cette maxime, on la doit au camarade Montesquieu : il n’y a pas de justice et il n’y en aura jamais parce que l’égalité par la loi est illusoire. Elle n'est qu’un instrument de la primauté de l'État, c’est un défaut inhérent à toutes les lois
Une vérité que seul notre grand leader est en droit d’aborder… en ne la brocardant que sous l’angle de la justice de classe, évidemment. L'État c’est bien lui, non ? Embrasé comme jamais, la Faucille était loin d’en avoir fini avec un règlement de compte d’autant plus implacable que c’était le sien. D’ailleurs, il avait l’auditeur pour le faire :
- Un jour de printemps, enfin je le pensais, le Comité de salut public me confia une affaire qui touchait aux rouages les plus secrets de l'État. Lorsque mes supérieurs – un mot que je ne l’aime pas mais il a force de loi ici – comprirent que je n’allais pas arrêter en chemin, ils ont trouvé plus sûr de m’écarter en m’offrant une promotion. Honneurs ou voie de garage, c’est la verticalité qui veut ça. Le carrito dit-on ici. Et ma promotion à moi, c’est Kilo 7. Voilà trois ans que j’y moisis et je suis toujours dedans. Ton sort est plus enviable, 042. Tu vas la revoir ta mer !
Le vieux se contenta de hocher puissamment de la tête. Sans l’avoir cherché, il venait de percer la carapace d’un individu libre de son passé. Envoyé au gnouf pour raison d'État, naufrage à bien des égards parallèle au sien, la Faucille y avait répondu en dotant sa version rééducative d’une haie de façade. Il n’y a pas de socialisme à visage humain sans participation libre. Si Kilo 7 fonctionnait plus ou moins en autogestion, c’était par choix délibéré. Un peu par dérogation, un peu pour franchir le pas, il redevint le fidèle serviteur de l'ordre dont il lui fallait porter l’image. Pour en finir avec ce par quoi il eut pu commencer, il lui annonça du ton le plus officiel de son registre qu’un camion affrété par le Minint viendrait le prendre en charge demain entre huit et neuf, la confirmation officielle venue par télex de Cigaro datait d’il y a une heure à peine :
- A sa manière, justice est faite. D’ici là, vieux baroudeur, tu as quartier libre. Plonge une dernière fois ton attirail dans la rivière, il faudra un jour que tu m’expliques. Confie-le à Clémente, il sera en de bonnes mains. Il t’attend dans la cour. Je parie que vous avez encore bien des secrets à échanger, vous deux
Hommage étriqué au bonhomme, il précisa avoir l’obligation de lui passer les menottes pour la dernière étape de ce long voyage et justifia l’usage d’un salut aussi monomaniaque que bref :
- Désolé, ta relaxe ne prendra cours qu’à l’unité territoriale dont tu dépends. L’ultime vexation fait partie des règles. Il va falloir réapprendre à t’absurdister, mon frère !
Le lendemain matin, il y eut comme un air de fête triste. Alignés sous un soleil ultra-décidé à répondre présent, les prisonniers désignèrent leur fidèle companero 042 pour commander le départ aux champs. Sans que n’eut couru le moindre mot d’ordre préalable, ils l’applaudirent à tout rompre, puis s’égosillèrent dans les « Vive le vieil Ernesto ! » plus fort qu’ils ne l’avaient jamais fait en hommage au Roi. Liberté gauche-droite, un deux. L’héroïque collectif des sans foi ni loi de Kilo 7 partit au pas cadencé, droiture que n’eut pas dénié une unité d’élite. Il y mit toute sa fidélité car, sans en montrer davantage, il venait de contresigner un pacte avec la terre. Assistant au spectacle depuis la fenêtre de son bureau, la Faucille laissa faire. Une fois la troupe dissipée dans la perspective prenant cours après les barbelés, il proposa au vieux de l’accompagner au camion chargé de le convoyer à destination. Retour au point départ si l’on veut. Conforme, strictement conforme aux normes, non ? Arrivé au marchepied du fourgon cellulaire, il lui tendit une cordelette en riant :
- Sérieux, t’as vraiment cru que j’allais te menotter ? Mais non, Ernesto. Il s’agit d’un cadeau pour mes confrères de Cojimar. Une espièglerie, impossible de te dire d’où elle m’est venue. Sans doute n’avionsnous plus rien à préciser ? Sers-en-toi pour leur lier les mains, cela les empêchera de voler. Mieux, utilisela pour les pendre !
Ce vieux zouave était devenu son ami. Ils ne se verraient plus et l’un et l’autre en avaient conscience. Ému comme si c’était lui qui avait consenti à le laisser revivre, ce qui était en partie vrai, le chef de Kilo 7 apprécia pour la dernière fois la teneur roide de son regard avant qu’il s’en aille en claudiquant vers l’autre bout du monde. L’ultime tirade était prête depuis hier, il savait qu’il ne l’oublierait pas :
- Et ferre-moi vite ta belle Aruga, vieux pêcheur !
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CHAPITRE 6
La porte arrière du camion cellulaire s’ouvrit en grinçant sur ses gonds et un rai de lumière crue venue droit d’un ciel asphyxié inonda d’une diagonale de mauvais aloi les trois quarts de la partie réservée aux invités. Assommé par une demi-journée de voyage fait d’entrechocs, d’impatience moite et de roulés boulés, le vieil Ernesto cligna des yeux. Fin d’errance, il était de retour au siège social de Cojimar ! Misère à l’autopsie, une silhouette vaguement bulbeuse de bonhomme Michelin piétinait d’impatience à la sortie de ce bunker réputé imprenable. Point Godwin, c’était son grand ami Ramiro engoncé dans un uniforme gros cube taillé dans un sac de chanvre rehaussé de passementerie rouge du meilleur aloi. La tenue ad hoc d’un Monsieur Loyal échappé du cirque. Et sans lions aux fesses, s’il vous plaît ! Pour parfaire cette audacieuse entreprise de dépréciation individuelle, un élégant pantalon en accordéon monté sur bretelles était censé porter au top son élégance de clodo charnel. Toute comparaison en échafaudant une autre, cette tenue de dignitaire dernier cri évoquait le liftier d’ascenseur des années trente. Ne lui manquait que le petit bonnet rond, mais si ses chefs l’avaient exigé... Désir légitime de bon sauvage, le nouveau body-bodyguard commis à la protection rapprochée de Delapera, mais qui n’avait encore exécuté personne, en était resté au niveau Pavlov dès qu’il était question d’alternance entre ses deux molosses préférés, l’un pour le su-sucre et l’autre pour le ronger jusqu’à l’os. Officier de semaine, en titre seulement, il avait été prévenu hier en début de soirée du retour impromptu du vieux bâtard par un coup de téléphone. Noyauté à vif par ses tendances obsessionnelles, il en avait déduit qu’il avait tout avantage à ne pas ébruiter la nouvelle, sa fatuité courante …et un taux d’alcoolémie à coefficient multiplicateur l’ayant laissé préjuger qu’il aurait le temps de préparer une mise en scène de derrière les fagots. A sa décharge, le Major, seul supérieur qu’il se reconnaissait, était passé en coup de vent sur le coup de onze heures, mais ce fut pour aussitôt filer déjeuner à l’hôtel Mar Azul avec des gens importants.
Quinze heures quinze, notre grand sachem de l’ordre local allait bientôt réintégrer son tipi après cette journée harassante de service ordinaire. En plein raisonnement spécieux, son tout frais second adjoint de district en avait un peu vite conclu que le vieux lui servirait de digestif approprié, attention dont son bien-aimé chef direct lui serait divinement gré, c'était évident. Aubaine, son pépé prodigue était enfin à ses bottes :
- Terminus, tout le monde descend. Les retardataires, on les jette à la mer !
Le pépère eut tôt fait de retomber sur ses pattes. Voir Ramiro décuplait ses forces. Une bouffée d’air frais, mieux qu’un comité d’accueil à lui seul :
- Là tu me gâtes, patapouf ! Drôlement chic ton uniforme, on se baigne à deux ?
Un électrochoc de première. Vainqueur aux poings alors qu’il n’était pas à Cojimar d’une minute, il descendit les marches du fourgon au pas altier prêté au Roi lorsqu’il foule un tapis rouge à l’entame d’une mission d’apport de la bonne parole aux indigènes d’un pays tiers. Encore un petit effort et il en terminerait avec la bête :
- J’ai comme un doute, là. On ne t’aurait pas aussi coupé les oreilles, par hasard ?
L’animal au dentier proéminent en resta tout paf et ses naseaux qu’il avait forts firent grand bruit. L’estomac serré d’un tour de clé à molette, c’était à prévoir, il devina le regard empli de magnanimité de ses hommes lâchement fixé sur son dos. Lequel allait-il clouer en lieu et place ? Alertés par le paroxysme éclaté du spécimen assez féroce pour chercher une raison, n’importe quelle raison de dévier sa colère, les trois miliciens savaient qu’ils allaient bientôt recevoir l’ordre de démembrer dans un cadre légal précis ce vieux mastoc qui avait fait mieux que résister au traitement réservé par sa Majesté à ses opposants, ses rares opposants. Aïe, il faudra au moins le prendre en sandwich… Pas que cela à faire l’ancêtre aux nerfs déjà passablement secoués des suites de ce long voyage à bord d’un fourgon étouffant. Rien à foutre de ce comité de réception orchestré par un rhinopotame dans son fort beau costume. Même en lui faisant ingurgiter des tonnes de pilules roses, cela resterait non. A la revoyure, Chef ! Il connaissait, hélas, le chemin menant au local administratif. Tout seul Ramiro. Tout seul avec sa peine… lui qui s’en faisait une si grande joie ! La permission d'échafauder les représailles tardant à venir, les conscrits comprirent d’initiative qu’il était urgent de cavaler à sa suite, priorité alpha revenant également à laisser tomber un chef qui ne pouvait se ridiculiser au point de lui ordonner de s'arrêter, ce que n'aurait de toute manière pas fait ce satané vioque. A galoper comme des tarés sur le point de se faire prendre à revers par les forces spéciales, ils atterrirent sur ses talons au moment précis où il investissait le hall de garde. Adeptes du plan bis, celui que n’est jamais parvenu à assimiler Ramiro, ils laissèrent l’aspect administratif de côté et eurent le bon goût de lui proposer la banquette de velours réservée aux invités de marque. Guerre et Paix, la Granma du jour et le tome trente-trois des citations historiques de notre grand leader y traînaient sur un guéridon de proximité. Un excès d'égards qui n’avait rien à voir avec la commisération ou une quelconque grandeur d’âme. Non, c’était pour qu’il ne bouge plus puisque c’est là qu’il avait décidé d’attendre. D’un ascendant indéniable sur ses collègues du fait de cette particularité généalogique, le nègre blond prit sur lui de désentraver ce futur récidiviste qui n’en faisait qu’à sa tête. Et le sang-mêlé Nord-Sud de ne plus rien y comprendre, sinon que son groupe d’intervention y avait échappé belle lorsque Ernesto lui balança la cordelette à la figure en le regardant d’un air dévasté, agrémenté d’un hôô ! comme pour montrer qu’il partageait sa surprise. Patience, encore l’une ou l’autre insubordination du même tonneau et il en aurait fini avec une pénitence de neuf longs mois.
Quiétude factice, beaucoup trop factice bien qu’il ait tout fait pour l’imposer. Elle disparut comme par enchantement lorsque fusa à travers les murs la voix de fausset du Major Delapera qui venait de réintégrer son bureau par une porte dérobée dont il était seul à posséder la clé :
- Par Ochun, qu'est-ce que ce vieux nave fout ici ? Quoi ! Un ordre venu de Cigaro, dites-vous ? En vertu de l’article 4 de la théorie de la libération, quel est le con qui m'a inventé ça ? Et ce document date d’hier, d’où vient que cet animal de Ramiro ne m’a pas prévenu ? Mais non voyons, le règlement est formel. Il n’y a plus moyen de signer un contrordre, c’est trop tard !
Jamais notre chef territorial n’aura les moyens de continuer à ce régime. Tombé en plein marasme explicatif avec le téléphone qui venait de rendre l’âme, il reporta son courroux sur son premier secrétaire titulaire du poste reluqué par notre ex-chef de la Sécurité nouvellement dévoré par l’ambition et lui ordonna sur le ton du père d'aller dégoter les documents de l’indésirable. Ramiro sous éclipse momentanée, il avait heureusement à portée de main un martyr obséquieux sur qui faire passer son indignation. Quant à ce vieux spongiaire, j’vous prie de croire qu’il va regretter son retour à domicile ! Huit secondes plus tard, il gueula son nom avec virulence puissance sept, droit devant à six heures. Effet quatre coins, il était moins cinq, les trois gentils accompagnateurs zélés comme pas deux se levèrent comme un seul homme. Pour solde de tout compte, notre vieux zéro pointé s’affala avec la lourdeur d'un plant de tomates sous un soleil trop mûr. Titillé par sa capacité cérébrale dont il subodorait les raisons, le grand blond crépu pressentit l’imminence d’une méga-catastrophe. Compensant d’initiative la carence décisionnelle du chef, il se précipita dans l’angle mort en intensifiant le geste bien connu de se toucher la commissure des lèvres du bout de l'index. Surtout ne pas trop le secouer, s’intima-t-il en le saisissant par le coude. Détendu comme au sortir d’une longue sieste, Papito fit « mmh ? » en se frottant mollement les yeux, puis se leva empli de docilité. Contre toute attente, la ruse du milicien venait de fonctionner de manière aussi huilée qu’une conjecture de dernière minute tentée par le Roi. Aussi déférent que s’il avait à le transférer à l’asile, il le pria de s’avancer entre ses deux collègues figés dans un garde à vous d'anthologie afin de rendre les honneurs à la porte grande ouverte du bureau de leur chef d’unité territoriale :
- Amène-moi ce fossile aux pieds, négro. Et vous les deux macoutes, restez à portée le temps que j'en finisse » trancha Delapera de cette voix spectrale qui inspire terreur et respect à tout subordonné d’une hiérarchie indiscutable, indiscutable à Cojimar du moins. C’est quoi ce bordel ? Un Chef d’unité, surtout de son niveau, est là pour organiser l’hallali et non boire le calice jusqu’à la lie en lieu et place de collaborateurs incapables, malgré les ordres formels de sa Majesté, de faire peser le poids de la soumission sur la populace égalitaire. Ah, cet imbécile de Ramiro avait gardé le retour du vioque pour lui seul ! Je m’en vais te le soigner, moi. Et je mettrai ça sur le compte de ce réac’ de Dientuso se concéda-t-il ne fut-ce que pour positiver les choses. L’instigateur de cette relégation c’était bien lui, non ? Une mesure assortie d’un goût de trop peu pour un homme de sa trempe.
Il se rappelait ne l’avoir soutenue que du bout des lèvres, après avoir écarté en liaison directe avec le petit bigleux la solution de l’incident regrettable :
- Un argument dilatoire à ne pas employer systématiquement « avait même rajouté ce crevard dans un élan de sincérité qui lui avait fait froid dans le dos. Dédramatisons, ce serait bien le diable s'il ne retrouvait pas trace du rapport qui soulignait les raisons de la sanction infligée à ce vieux corbeau, il se souvenait d’ailleurs en avoir envoyé copie au Minint où il disposait de relations haut placées. Bèh oui, quoi ! Il ne peut quand même pas « tout » garder dans sa farde, non ? Quant au papy, il planait dans l’absentéisme fonctionnel. A se demander s’il était là…
Bébête sur le coup, notre très huppé chef d’unité parvint néanmoins à revenir à ce qui faisait sa réputation de maoïste première bourre:
- Prends-moi ça avant que je ne fasse un malheur ! « rugit-il en rejetant manu militari son livret d’identité qui atterrit sur la table dans un bruit mat de libéralisme modéré.
Aussi cruche que cela paraisse, le vioque n’esquissa pas un geste pour s’en emparer. Déjà retardé dans son rendez-vous avec la liberté, il attendit que le visage du Chef d’unité repasse au vert, état de grâce auquel il mit fin en s’accaparant le document comme on capte sans vergogne la salière en bout de table. Et puisque ce bon sauvage n’obérera décidément jamais ses tendances à l’exaspération, il lui montra du doigt le gros cachet mauve de façon à signaler l’entière confiance qui l’habitait. Maître de la situation, il s’éclipsa ensuite à reculons direction la porte, tête courbée tel qu’il sied à tout courtisan respectueux des usages… mais pas en y ajoutant un chaleureux au revoir agité à deux mains ! Leur sixième sens en cinq sec n’y allant pas par quatre chemins, les trois miliciens attentifs comme pas deux réagirent à nouveau comme un seul homme. Flatté par la teneur zéro de la réception officielle, le vieux qui leur devait bien ça termina son numéro en déferlant, à fond de balle dirait-on si l’on n’était dans un casernement militaire, sur le poste de garde, sa dernière cible où l’attendait son grand pote Ramiro qui trépignait comme un enfant gâté auquel l’autorité parentale avait injustement confisqué son rhinopotame en peluche. L’ex-chef de sécurité passé bras séculier qui avait gardé pour lui ce retour triomphal et allait le payer cher rongeait son frein par dépit de n’avoir pu participer à la dernière séance. Résultat prévisible, le vioque fut plus jeté dehors qu’une dernière fois contrôlé. Rien à redire, le compagnon Ciencaminos n’avait pas raté sa sortie.
Reprendre contact avec la civilisation version Cojimar, c’est bien. Et la première étape s’était déroulée dans une remarquable confusion d’où, il faut bien le reconnaître, il était sorti grand vainqueur. Une guerre calquée sur les glorieuses à Mad Max, sans temps mort ni volonté d’armistice. Une victoire à l’opposé des siennes, notre grand dépositaire d’illusions gagnant chaque bataille avant de l’entamer, tandis qu’Ernesto n'a jamais fait que l'inverse. Arrivé aux portes de la cité, il se mit à marcher de plus en plus vite pour rattraper le temps perdu, pour oublier la désolation qui l’entoure et ne plus achopper sur un décor expressément mis en scène pour résister à toute diversité. Brutalement floué de soleil par un ciel hachuré de hauts arbres en croisade contre un vent reparti de plus belle, il promena son regard à défricher le monde dans ce qu’il a de plus aléatoire, démarche de propriété exclusive qui prit une dimension hors normes lorsque le rideau de feuillus s’effaça devant l’immense tapis de lave pétrifiée formant l’arrière-garde des récifs. Survivant sacrilège d'un passé qui n'a jamais compté, il marcha cap sur cet océan empli d’odeur douceâtre et franchit d'un pas sûr les derniers mètres faits d’une infinité d’arêtes coupantes, de crevasses cassepattes, d’algues glissantes et de petits coquillages en cônes incrustés à même les concrétions de pierre. En total report d’immodéré, il leva fièrement la tête pour redécouvrir cette absolue liberté dégagée de tout concert d’espace et qui courait droit à l’horizon. Non, la mer n’a pas changé. Elle était là, toujours aussi belle. A lui tout seul…. Le parcours recommence. Tu es de retour, vieil indestructible ! Oui, mais voilà quinze ans qu’il n’a pas revu son fiston. Quinze ans et trois petits Ciencaminos new generation alignés sur la photo. Florida, Florida, y aller ne fut-ce qu’un jour. Pas pour comparer, pour donner un sens à sa vie. Où qu’on aille, ce monde n’est fait que d’abysses. Après un temps infini, la mer fit et refit le geste ancillaire, puis joua son va-tout en se donnant enfin à lui :
- Je t’attendais, vieil homme ! Mais tu n’es pas en état d’affronter la vérité, toute la vérité. Reviens me voir lorsque tu y verras plus clair, nous aurons alors de quoi approfondir le sujet. Et il y a beaucoup à dire !
Naufragé durant neuf mois, il n’en retira qu’un abattement profond qui cadrait mal avec l’irruption de la liberté. Venait-elle de faire allusion à la perte de sa licence, ou était-ce lui qui se découvrait la certitude de ne plus y croire ? L’errance s’étant accrue avec le coucher du jour, elle sapa jusqu'aux fondements du rêve. Lancinante, la même voix familière lui susurra qu’il n’avait plus à reculer l’échéance s’il voulait rentrer avant la pénombre. Affronter Cojimar et ses regards ? Pas maintenant, c’est trop tôt, beaucoup trop tôt. Décision prise dans le couloir de sa prison, elle l’obligeait au grand tour par Alamar. Une heure de trotte sous un soleil en partance, quatre kilomètres à marche forcée qui ne feront pas la différence. Personne ne t’attend dans ta cambuse, vieux sursitaire. Retrouve d’abord les tiens, demain est une utopie, un autre jour. Seule une Tinôsa perchée au sommet d’un poteau électrique ne soutenant aucun câble en ressentit une pointe d’émotion. Poussé par le même et obscur instinct de charogne qui ne l’avait pas fait quitter Ernesto des yeux, l’oiseau de malheur abandonna son promontoire, déploya deux ailes immenses qui cherchèrent la portance du vent et s’inscrivit majestueusement dans ce ciel tout en équilibre. Lui non plus ne savait où aller, ni qui rejoindre.
Comble du bonheur, le petit Gégèncito qui croquait à pleines dents une tomate verte fut le premier à voir arriver son papy qu’il courut embrasser les bras grands ouverts. Victime de son éternelle difficulté à extérioriser ses émotions, le vieux ne sut d’abord par quel biais réagir. Tiraillé par cet immense bonheur qui n’était tout compte fait qu’une seconde nature, il le hissa par-dessus sa tête et, dans un grand geste de vie, tourna sur ses guibolles en imitant le bruit de l’hélicoptère. Il n’y a plus de confusion qui tienne, laissons-le savourer sa joie ! Alerté par la turbulence de l’enfant, Emilio sortit de l’annexe, les mains pleines de cambouis. L’instant de surprise passé, il se précipita sur son vieil oncle et, enthousiasme à prendre pour ce qu’il était, lui tambourina le dos à grands coups de tapes sales :
- Oh tonton, il était temps qu’ils te reconnaissent innocent ! » dit-il du fond du cœur, avant de le resserrer avec effusion.
Le vioque le bloqua aux épaules en étendant les mains. Sa voix fit mal à entendre :
- Emilio, dans ce fichu pays, il n’y a pas d’innocents !
C’en était fini d'un long voyage au bout de la nuit. Animé d’une conscience nouvelle, l’amiral Ciencaminos était de retour au port. Mais il lui fallait encore trouver un sens aux neuf mois passés si loin des siens. Impossible de donner le change, il avait besoin de savoir :
- Qu’est-il arrivé à Miguel ?
C’était une exigence légitime, une exigence d’insurgé par-delà la Faucille, ses camarades d’infortune, les deux gosses et Clémente le chef de chambrée. Le souvenir d’une accointance avec Dame Nature, ses oiseaux également. D’une solidarité raffermie aussi, sans qu’il ne se rende compte y avoir contribué plus que pour sa part. Cela dit, l’Aruga, la mer et sa famille ne l’avaient jamais quitté non plus ! Son neveu l’agrippa plus fort que ce qui est d’usage, si fort que Papito crut qu’il s’était produit un malheur. Mais non, il cligna de l’œil : - Rassure-toi, tonton ! Le bateau est passé sans encombre et les fuyards ne seront pas rapatriés. Un pasteur pour la paix est venu il y a deux mois le confirmer à la maman du sculpteur de pierres étranges. A ce qu’on dit à New York, c’est un grand artiste !
Tout à sa joie, le pépé en profita pour capturer de haute lutte le petit Gégèncito qui fit tant et tant semblant de se débattre que son papa dut attendre avant de se risquer au fin fond de l’histoire :
- Une aventure abracadabrante, ils étaient en réalité neuf dont une jeune métisse et trois enfants. Après avoir cru que c’était toi qui t’étais fait la belle, le village comprit vite que l’escapade avait été préparée de longue date par l’oncle de Miguel. Le bougre, il s’était enfoncé un chapeau de paille pareil au tien sur la tête et bien entendu, il ne s’est trouvé personne pour remarquer la substitution. D’ailleurs, le grand garde accusé d’abandon de poste fut libéré après quelques jours
Foudroyé net par cette vérité crasseuse, le vioque tiqua si fort que Gégèncito se mit à hurler aussi fort que si les bérets noirs de notre bon Roi venaient d’enfoncer la porte. Coupé net dans sa relation des faits, son père lui caressa le front, un geste indirect de commisération envers son vieil oncle. Au risque de s'y perdre, il reprit le fil des évènements :
- Dépassé par l’ampleur de la fronde, Dientuso fit courir le bruit qu’on t’avait fusillé pour l’exemple. J’te dis pas le tollé qui s’ensuivit, tes collègues se précipitèrent en masse au bureau. Y compris ceux qui n’osent jamais rien dire, là ça m’a quand même surpris un peu. Du jamais vu. Tes potes, on leur aurait fourgué des AK47 entre les pattes que cela partait en rafales. Mais les armes à feu sont pour le Roi, lui c’est quelqu’un d’important. Nous, on a juste droit aux bâtons, il se méfie.
- Ça, c’est pas une nouvelle ! » grommela le pépé d’un ton décati.
Voilà déjà le brave Emilio égaré dans le piège des généralités, comment lui en vouloir ? Mais il revint vite aux faits, une performance :
- Obligé de faire marche arrière, ton dirlo de merde dut rapidement démentir, mais fit aussitôt appel à ses frères. La solidarité dirigeante, y’a que ça qui tient cette merde de compartisme debout.
- Je sais aussi, je sais… Reviens aux faits, s’il te plaît ! » implora l’antéchrist pris à son propre piège au moment où cela lui plaisait le moins.
Digne Ciencaminos, Emilio trouva moyen élégant d’en finir avec la digression :
- C’est de famille, pépé. Il m’arrive aussi de me laisser aller…
Irrésistible le regard conjuratoire du vioque. Bien que ce soit l’entière vérité, ce n’était pas celle qu’il désirait se voir confier. Venue à son tour l’embrasser avec toute la réserve qu’on lui connaît, Martha qu’il avait toujours sentie proche comprit les raisons de son incandescence. Elle le prit par la main qu’elle avait douce pour lui proposer la pièce de séjour :
- Tu es ici chez toi, tonton. Les voisins n’ont pas à entendre, tu comprends ? La situation a beaucoup évolué en ton absence et il y a si longtemps que nous ne nous sommes plus vus !
- Mmh…« émit-il, certificat de patience à l’appui.
Au stade suivant il allait se mettre à grogner, c’est sûr ! Passé le seuil de la masure, son neveu se libéra d’une traite :
- Où en étais-je ? Ah, oui, Dientuso... Acculé par sa morgue imbécile, il se retrouva rapidement débordé sur sa gauche. Enfoiré, il ne connaît pas d’autre côté ! Et ses brillantes inspirations ne lui ont pas porté bonheur. Bis repetita comme dit Maxime. Après dix ans d’intermède, l’épave du bateau de l’esclave bloquait à nouveau tout passage au niveau du pont. Et cette fois, plus question de solidarité pour l’en sortir. Malades de rire tes potes. Mais comment s’attendre à voir le Roi rester sans réagir ? Cojimar redevenu le toit du monde, une pépinière de géants débarqua en rangs serrés. Les forces spéciales, jamais je n’aurais cru qu’il y en avait autant. Qu’à cela ne tienne ! Dès le lendemain, il y eut un nouvel attentat. Et là, ton administrateur de génie fut à deux doigts de passer l’arme à gauche, on s’était attaqué à ses biens. Coulé de tout son long, son beau yacht gargouillait sous deux mètres de vase. Un sabotage d’une audace inouïe, le plus bel acte de terrorisme de l’histoire du village. Au nez et à la barbe du Phare, encore bien. Si t’avais été là, on n’aurait pas cherché loin le responsable, Papy !
Tombé dans l’âpreté vandale, Ciencaminos le jeune le commenta comme s'il y avait participé :
- Le geste de trop. Le squale en bavait, dans son cas c’est tout dire. Soutenu du bout des doigts par Delapera, tu connais le contentieux larvé qui les oppose, il alla jusqu’à menacer de faire vendre toute la flotte à l’encan pour payer le montant des réparations. Là, cela commençait à faire un peu trop capitaliste quand même. Il s’est fait stopper en chemin et bien sûr, on ne sait pas par qui. Résultat, son petit navire est irréparable. Surtout avec les moyens dont on dispose. Y va plus ja-ja-jamais naviguer, ohé-ohé. Faudrait le décorer celui qui a osé faire ça !
Bonne nouvelle de taille. Pour la seconde fois depuis son retour, le vieux se sentit à moitié bien. Changement de registre, Emilio se mit à considérer son vieil oncle à la dérobée, cela ne lui ressemblait guère. A voir sa tête, il était manifeste que cette victoire avait été ternie quelque part. Seule une profonde inspiration lui permit d’en mitrailler la suite :
- Coup de bol pour le village, le Roi eut soudain besoin de l’ensemble de ses forces vives pour mâter la population de la capitale. Des éléments non identifiés, beaucoup de jeunes paraît-il, venaient de piller toutes les haciendas de la vieille ville ! L’hôtel Deauville, tu connais hein ? Eh bien il ne lui restait plus un carreau intact jusqu’au sixième étage. Un attentat capitaliste n'aurait pas fait plus fort !
Le voilà rejouer la Révolution. La carmagnole, il y croyait. Mais la sinistrose reprit vite le pas. La riposte sans son cortège d’imprévus. La bonne vieille méthode thérapeutique à Maxime, quoi :
- La garde nationale prit aussitôt la foule en tenaille en application du plan 12, le refoulement des émeutiers vers le Malecon par des spécialistes du combat de rue déguisés en ouvriers munis de bâtons. Lorsqu’une foule part en chauffe, elle n’a pas vraiment d’idée précise et tu ne sais jamais qui est qui. Encore une fourberie signée Maxime et celle-là a le don de désarçonner jusqu’aux plus décidés. Coincés dans la nasse et filmés sous tous les angles, les émeutiers se ruèrent par milliers dans les enceintes d’ambassades en hurlant leur intention d’y attendre la venue des Ricains. Et lorsque, portés par l’enthousiasme que tu devines, ils virent trois destroyers de la Navy mouiller à la limite des eaux territoriales, ils entonnèrent comme si c’était déjà dans le sac : USA, tous ensemble, tous ensemble. Dommage que t’aies pas vécu ça, tonton. Du tout grand spectacle, j’te dis
Pas question de tourner la page. Sa Majesté ne tourne jamais la page, il n’y voit que faiblesse stupide :
- Assuré d'avoir bloqué les renégats comme y dit, dans la souricière, il fit mine de calmer la situation en proposant via le seul réseau local de la télé deux jours de trêve durant lesquels il laisserait filer tout candidat à l’exil. Au moindre coup dur, sa politique consiste toujours à rétrécir le champ de manœuvre. Ce tour de passe-passe, il nous le rejoue à tous les coups. Y’a pas plus efficace pour détourner une révolte de ses objectifs !
D’avoir tant rabâché le cours des choses, Emilio authentifia la morsure comme s’il avait à se la faire pardonner :
- Mais personne ne peut se fier à sa parole, le mal est chevillé en lui. Ulcéré de voir autant de balseros quitter son paradis, il envoya les deux hydrofoils survivants de la police maritime sillonner la baie à seule fin de faire chavirer un maximum de radeaux. Des centaines de victimes, peut-être plus. Personne ne saura jamais, il fait trafiquer les registres d’état civil. Cruel jusqu’au bout, il leur a ensuite ordonné d’éperonner deux des barges qui assurent la liaison entre les rives du fleuve sous prétexte d’un acte de piraterie. De la piraterie ? Invraisemblable, le seul pirate c’est lui ! Ces candidats réfugiés sortaient sous les clameurs de la foule et avec leurs pilotes au timon pour se barrer. Un magma humain écrabouillé pour raison d'État. L’horreur avec un grand H comme dans Humanité. Dire qu'après un tel crime, il ose encore traiter ses opposants de fascistes. Fasciste, sait- il seulement ce que ce terme signifie ? C’est peut-être ça le plus grave, tonton
Son information s'arrêtant là, il revint à Cojimar. Plus question de meurtres de masse que confirmeront un jour nos livres d’Histoire, mais de faits objectifs dont il avait été témoin. Un devoir de mémoire gravé d’impossible rejet. Mais son vieil oncle était en droit de savoir :
- En bon suppôt du diable, Dientuso fit fermer l’accès au rio. Que pas un pêcheur ne s’échappe, il jouait sa tête, l’animal. Et ils n’ont pas à se montrer fiers tes collègues, tout collectif comporte sa part de vampires. Le petit Rodriguez, tu connais hein ? Eh bien, il a osé réclamer passé mille dollars un assemblage de fûts vides qui n’avait aucune chance de résister à la houle ! Surtout par-delà la première barrière, tu le sais mieux que moi. A se demander comment ce type parvient encore à s’arranger avec sa conscience. Mais pas de danger, il est couvert. Votre administrateur n’absout pas le mal, il le protège. Morale de l’histoire, une hémorragie mais pas de traces, jamais de traces. Mensonges orchestrés par la louve de Miami prétendent en chœur nos médias. Seuls nos fidèles requins firent bombance, ils attendent la prochaine
Sans autre échappatoire pour évacuer le souvenir, Emilio s’enquit du petit café auquel s’était attelée Martha. Mais le véritable arôme venait d’ailleurs. C’était celui du rhum, le remède universel contre l’oubli, contre ce qu’on croit être l’oubli. Au grand dam du vioque qui n’attendait que le fin mot de l’histoire, il s’envoya à même le goulot the rasade maison de santé avant d’aborder la suite. Avec Maxime, il y a toujours une suite :
- Le temps de mettre le processus de répression au point et le dimanche à l’aube, c’était la rafle. Une chasse à l’homme encore amplifiée par la rumeur, c’est la seule information disponible. A chaque grosse vague, notre bon Roi nous éclaire sur son vrai visage. Il lui suffit de clamer que la liberté c’est lui pour justifier toutes ses exactions !
Seconde imprégnation à même le goulot …toujours sans susciter la moindre réaction du vieux, amené à prouver par-là que son tendon d’Achille ce n'était pas le rhum, mais bien la coopérative :
- Votre coopérative ? Un coup d’épée dans l’eau. Comme aucun pêcheur ne parvint à s’échapper, Dientuso eut beau jeu de mettre son comportement en exergue et c’est un peu ce qui l’a sauvé. Enfin moyennant l’une ou l’autre adaptation. Le coup de Rodriguez l’a aidé, il lui a piqué l’idée des radeaux. Et qui veut peut. Alors que Cojimar manque de tout, il en fit assembler deux autres en moins d’un jour. Racketter les candidats à l'exil en leur fourguant de quoi chavirer, c’était génial. Depuis ton squale digère, il est repu. Pour prix de ses traîtrises, une grue de levage ultra moderne vint renflouer son beau yacht qui s’enfonçait tous les jours un peu plus dans la vase. Un message sans ambivalence, fait pour expliquer à demi-mot qui dispose du vrai pouvoir » Militant actif de la bonne cause, il lui était impossible de terminer sur une note aussi noire.
La victoire sans son contexte pas tout à fait équitable :
- Rassure-toi, quelque part il fut aussi perdant. Pour calmer le jeu, les autorités militaires s’opposèrent à son exigence de faire procéder aux réparations sur le compte des coopérateurs. Les deux parties s’estimant flouées, la méfiance a redoublé et depuis, on attend la prochaine. D’ici deux mois ? Dans cinq ou dix ans ? Personne ne le sait, mais cela se reproduira un jour. Et le plus tôt sera le mieux, tonton
Il crut y parvenir de manière détournée :
- Oublie tout ça, pépé. Demain, la pêcherie te fera la fête !
En parlant fête, il croyait le calmer. Mais ce fut tout le contraire, le vioque venait de saisir le caractère léonin de ce contrat de mafioso bon teint. Malgré la preuve de son innocence, si pas à cause d’elle, on l’avait sciemment envoyé pourrir au camp de rééducation. Et la taule, c’est un monde plus hostile encore quand on est innocent. Bon, il était dehors. Une libéralité qu’il devait, s’il avait bien compris la chose, quelque part au brave Ramiro. Et encore, il n’en était pas sûr. Où se situer, comment savoir ? Seul Maxime est en constante recherche de vérité, d’asséner la vérité, l’unique vérité. Et comme notre bon Monarque s’est également élu maître du temps, cela lui avait coûté neuf mois. Secoué par cette empoignade avec ce que la Patrie a de plus sacré, il dut se raccrocher à quelque chose qui avait encore un tant soit peu de teneur et c’est alors que ses yeux tombèrent sous coupe de la bouteille.
Va pour ce premier petit rhum. Fin d’une longue période de non-recevoir. L'irradiation, c’est classique. Vite un autre pour faire passer la brûlure. La fraîcheur… cela faisait si longtemps ! Issue de partie prévisible, neuf mois sous couvert du matricule 042 s’effacèrent d’un coup. Bouffée d’adrénaline ou décharge électrique peu importe, le désir de vengeance monta, monta jusqu’à plus soif. Il avait peine à se contrôler, l’envie légitime de tout casser et serra si fort les poings que ses phalanges se mirent à blanchir, il était blême. Troisième petit rhum, émotion et rancœur rivalisèrent d’intensité… Une voix lancinante, celle qui lui parle depuis si longtemps de l’Aruga, tenta la médiation :
- Ne fonce pas sur le bureau, pépé. La colère n’est jamais bonne conseillère
Venue bien à propos, une douce sagesse lui pénétra le sang, puis se répandit dans tout son corps. Elle lui permit bon gré mal gré d’accepter :
- Bon ! Laissons cela de côté, on en reparlera demain…
En guise d'armistice, Emilio torcha la bouteille et en posa une autre sur la table. De retour à ses bonnes vieilles habitudes, Papy exprima le jus de deux citrons dans un grand verre qu’il avala cul sec. Bonjour les dégâts et vive la grenadine. Cette fois l’ivresse l’envahit pour de bon, puis souleva la bouteille qui atterrit en vacillant avant de retrouver lentement sa place. La lumière s’éteignit au moment où Martha servait la traditionnelle montagne de riz aux haricots rouges. Emilio sortit la bougie :
- Encore un petit rhum, tonton ?
Un plus un, plus un, plus encore un… Le vioque crut s’être dédoublé, il en avait perdu l’habitude. Piquée au jeu, la chandelle tangua au même rythme que les murs, puis se mit à pleurer goutte à goutte sur la nappe de toile cirée, celle qu’on ne sort que pour les grandes occasions. Suivie comme son ombre par le petit Gégèncito qui portait fièrement sa cuiller à l’épaule en faisant zimboum tralala, sa bru retourna par trois fois au coin cuisine pour la couvrir de yucca, de plantain frit et, encore et toujours, d’une montagne de riz aux haricots. La soûlerie de la bouffe… Que c’était bon, un vrai repas de Roi.
Hélas, comment faire abstraction de cet innommable présent. De la suite de cette belle histoire qui sera encore plus belle le jour où elle réussira, mais n'était-ce pas trop demander d’un coup ? Trop en vue dans ce remue-ménage, la bouteille était condamnée d’avance, Papito avait neuf mois à rattraper. Attentive au bien-être des hommes, Martha s’éclipsa avec une discrétion consommée. Tony le gérant de la rhumerie n’habitant qu’à deux cuadrillas, il était toujours à disposition pour un dépannage d’urgence. Vingt-cinq pesos au lieu de vingt, il faut bien vivre, non ? Mais brûlant garanti …et il offrait généreusement la bouteille de plastique. Remis sur rails par l’arrivée impromptue du litron, Emilio put enfin aborder la honte dont s’était entourée cette fameuse promotion de Ramiro à un vague poste de demi-responsable territorial. Une fonction tout exprès créée pour lui à seule fin de ne pas le mettre trop ostensiblement sur la touche, non par scrupule, mais pour éviter tout effet dévastateur et masquer son remplacement par un nouveau chef de la Sécurité :
- Putain de saint Ché, il s’y entend comme pas deux pour envenimer les choses, celui-là. Toute la pêcherie le hait et il le leur rend au centuple
Être neveu de son oncle lui donnait certains droits par procuration, mais pas tous. Ouvrier d’usine par devoir, roi de la bricole parce qu’il est impossible d’envisager les choses autrement et vendeur de poissons par vocation, le brave Emilio n’était pas coopérateur. Trouble et secrète puisqu’ici tout n’est que troubles et secrets, la pêcherie n’avait pas à lui ouvrir son fonds de tiroir aux embrouilles, traîtrises et caramboles : - Le fin mot de l’histoire, je l'ignore. Arrivé en civil pour donner le change, il a commencé par poser des tas de questions en rigolant et peu se sont méfiés. Rapport à l’autre, il avait l’air si sympa. Mais tu les connais ces soûlards. Nous, on est muets comme des tombes. C’est pas comme eux !
Foudroyé par cette vérité crasseuse, le vioque eut l'impression que sa chaise recula toute seule. Sans raison, alors que… la bouteille de plastique roula par-dessus la table, puis fit santé avec le carrelage. De dix petits centilitres elle passa aussi sec à trois, c’était lamentable. Pour plus de sécurité, il les finit au goulot. Guère disposé à le fâcher, Emilio poursuivit sans relever :
- Pas grave, pépé. Il reste encore la flasque de la cuisine…
Malgré l’habitude, il éprouva d’énormes difficultés à se retenir au chambranle :
- Merde alors, v’là maintenant que la porte est foutue le camp !
Un bruit sec de verres que l’on cogne alors que ces malheureux ne demandaient qu’à dormir tranquilles. La bouteille de poche, celle qu’on garde jusqu’à plus soif, était planquée fin fond un bric-à-brac dénommé armoire à vaisselle. Victime de sa position étriquée, une coupe au pied trop haut passa de vie à trépas. Bah, demain c’est jour de réunion des chefs, il trouvera bien l'occasion d’en subtiliser une ou deux à la cantine dont il s’était fabriqué un double de clé et lorgnait à présent le cadenas de la réserve. Sur cet ensemble de bonnes résolutions, il soulagea la flasque d’un bon tiers en faisant fi des récriminations du vieux qui tendait pourtant le bras sans équivoque. La politesse rendue selon les règles et scrogneugneu il était temps, il reprit comme si le mot sobriété n’avait jamais fait partie de son vocabulaire :
- Tes potes ont beau s’en mordre les doigts, il la leur a mis dans le chou, tonton !
Au rappel de l'étendue des ruses servant à rouler l’autorité, le pépère qui trompait son désir d'étripe en pêchant un à un les pépins noyés fin fond sa citronnade, esquissa un sourire tout aussi acidulé : - Des p’tits trucs, y’doit bien en rester l’un ou l’autre, non ? » Emilio sut qu’il avait touché juste, c’était le moment d’en finir sans fioritures :
- Votre amas de combines, il n’en reste rien. Même Dientuso se méfie, j’te dis que ça ! Plus dingue que ce mec, tu meurs. Il a déjà fait confisquer trois bateaux. Des coopérateurs qui avaient refusé sa protection, l’assurance tous risques comme y dit. Tu te souviens d’Ochoa ? Mais oui, le zozo qui se vantait de récupérer de nuit des ballots de daube pour le compte du petit frère du Roi. Eh bien, il l’a fait droguer jusqu’à ce qu’il avoue n’importe quoi. Fusillé trois jours plus tard au mur des lamentations. Pour éviter que cette affaire remonte jusqu’aux plus hautes autorités de l’état, même la télé a retransmis des extraits de son procès. Enfin procès, hein...
L’amiral Ciencaminos opina. De gravité, mais il opina. Lui présent, jamais le scénario ne se serait déroulé ainsi. Mais rien n’avance lorsqu’on revient continuellement sur le passé. Sauf s’il est bolchevique à tout casser ce passé. Dans ce cas, il se matraque jour et nuit. C’est que notre bon Roi a droit à sa part de vérité. Et même à la vérité toute entière, c’est fondamental pour sa crédibilité, vous savez ! Légèrement moins stone que son oncle, Emilio devait encore lui éviter le choc d’un retour solitaire. Après une journée si dense, le vioque avait besoin de ne plus tanguer, besoin d’un sommeil sans rêves :
- Ah oui, faut aussi que je te dise que le toit de ta baraque a failli s’envoler lors de la dernière tornade. Je l’ai étayé avec les moyens du bord, mais il faudra renforcer la tôle ondulée. Je t’aiderai si tu veux…
Du coup notre vieux zinzin voulut rentrer séance tenante, c’était le but recherché. Neuf mois et trois cents mètres à vol d’oiseau le séparaient encore de son petit lopin de vie, il trouva Dieu sait où l’énergie de les parcourir tout droit. Moins grave que prévu le toit, quelle chance ! Couvert de toiles d'araignée comme un vieux fantôme à la traîne, il inspecta la cambuse dans ses moindres recoins. C’est bien simple, deux rasades de plus et il en traversait les murs. Stoïque dans la tourmente, Emilio resta à ses côtés, histoire de prouver à son cher oncle qu’il pouvait compter sur lui :
- Bien la moindre des choses ! » conclut-il, un ton de vérité évidente dans la voix.
A moitié saoul, peut-être beaucoup plus, Papito était à peu près heureux, peut-être beaucoup moins. Mais la sensation de guigne l’avait quitté, l’effet du cumul rhum-citron… Son neveu comprit que c’était le moment de s’éclipser. Oui, promis-juré. Demain il lui rapportera ses objets personnels, le vélo et son matériel de pêche. Oui, oui, c'est promis aussi ! Il l’aidera à rafistoler la baraque avant qu’elle ne s’écroule :
- On n’en est pas encore là ! » dit-il pour terminer sur une note optimiste.
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CHAPITRE 7
La magie cosmogonique explose de partout, c’est le ballet à 360 degrés de l’univers et un fatras d'étoiles balade en tous sens pour trouver l’issue. Teintée de complicité suspecte, une voilette de calme atone colle aux planches de la baraque. Ce silence est hallucinant, vissé à la terre. Le Phare veille au bon ordre des choses... Par trois fois, le vieux ouvrit les yeux dans un torrent de fausses notes crissant dans un rythme inhabituel. Fait exceptionnel pour son premier matin à domicile, Messire Ciencaminos replongea dans ce petit rien qui ne dure pas en attendant que le Roi Soleil fuse en ce ciel prêt à tout recommencer. Pris au jeu, un segment de luminosité sortie d’un bien singulier maquis transperça les persiennes sur un tout autre plan et un long rai enrubanné de poussière en suspension progressa à travers la pièce comme pour se forger un passage là où la nature ne passait pas. Rappel par opposition, ses tempes bourdonnèrent dans un vague fluctuant, signe que les perspectives ne se retraceraient pas si vite d’elles-mêmes. Et c’est un demi-parsec plus tard que vint le déclic. Doux Jésus, avant que l’ivresse ne lui mette le grappin dessus, Martha ne lui avait-elle pas offert un peu de cet onctueux café fantôme sous cellophane ? Souvenir corroboré de palpable, le pakson de poudre noire attendait son bon vouloir à portée du rai de lumière qui bouge. Levé comme s’il venait d’éclore, il le mit à chauffer. Sirotés à même sa caisse de bois, ces dix petits centilitres d’élixir rétablirent sa reconnexion au monde. Ernesto le sentimental reprenait la vie au pied levé. Plus grave, il cherchait à se rassurer. Voyons la vérité de face. Oui, bonne idée, faisons cela. Neuf mois de canne sur invitation de l'État lui avaient rapporté deux cents pesos. Moins de dix dollars, le viatique légal pour tout bilan, la Faucille lui avait remis l’enveloppe réglementaire le jour de son départ. L’amabilité de Delapera lui ayant de surcroît permis de récupérer son carnet de rationnement, n’eut été la sempiternelle envie de rhum à laquelle il ne pensera pas avant ce soir, il était paré. Paré à ne pas mourir de faim, sans plus. Les habitudes restant d’incorrigibles habitudes, il enclencha le contacteur de son vieux frigo soviétique. Comme s’il n’existait plus en tant qu’entité simple, comme s’il était seul témoin de sa détresse... Le toit. Par la Virgen, le toit de la maison ! Toute minutieuse que fut l’inspection d’hier soir en compagnie d’Emilio, l’inquiétude ne s’était pas dissipée pour autant. Rien de bien grave, avait-il conclu avec un empressement qui, avec le recul, lui paraissait suspect. Il en tenait une bonne, ça oui ! Debout sur son tabouret, Papito aurait eu une loupe que toute la structure de la baraque y serait passée au peigne fin. Bof, il fallait le reconnaître, cela avait plus ou moins l’air d’aller. Habilité à redevenir lui-même, l’ombre de lui-même, il décida de descendre du tabouret à la baie avant que la nouvelle de son retour ne fasse le tour de la coopérative. Et cette joie-là, personne ne l’en privera !
Cojimar la céleste s’oriente vers une nouvelle journée inondée de soleil sans que cela ne tire à conséquence. De retour au pays des lendemains qui chantent, l’édifice social s’arrache d’un long sommeil peuplé d’apothéose, de convoitise, de banditisme à la petite semaine, de fredaines en clandé, de pichets de rhum et de tranches de jambon épaisses comme le pouce. Ébranlé par son sens raffiné du vice, notre hameau de laissés pour compte ne s’honore même plus de stagner en retrait du monde. Et c’est bien pourquoi le papy n'y trouvait jamais grand-chose à dire, sinon bonjour-bonsoir. Projeté contre les murs par une lumière d’une violence impitoyable, il avait la sinistre impression d’être devenu transparent, si pas d’avoir été plongé dans l’oubli par ses semblables. Victime du grand bonheur qu’il éprouvait, n’y allons pas par quatre chemins, il était entièrement sous coupe d’une sensation tout bêtement appelée stress. Peu conforme à son image d’irréductible, notre vieille taupe ne savait comment s’en dépêtrer. Contrainte oblique ou laxisme obligé, il finit par tomber sur Pipo, un pêcheur noir fantasque mais qui connaissait son affaire. Imbattable dans le registre des onomatopées fauves, le collègue s’en donna à cœur joie après avoir sacrifié à la sacro-sainte coutume de le serrer à l’étouffer, de s'accaparer ses coudes, ses avant-bras, de le saisir aux épaules, le repousser en riant, puis de le ramener à lui comme si de rien n'était. Du full contact pour employer une jolie figure de style ! Secoué comme un cocotier, Papy laissa la séance d’affectivité courir à son terme, faute d’autre solution que cette étrange complicité passive. Avant que l’énorme certification hasta siempre ne vire à n’importe quoi, ils reprirent leur chemin en discutant de tout et de rien. Enfin, de tout et de rien, c’est un grand mot. Rien pour le vieux, tout pour Pipo. Des envolées débridées, rythmées de claquements de doigts, entrecoupées de grandes gesticulations disproportionnées, dénuées de sens. Du Fred Astaire sans claquettes et encore. Une version parastatale de la danse de la pluie ? A mille lieues de là, le vioque virait parano à mesure qu’approchait cette damnée coopérative dont se profilait la luxuriance des grillages. Deux tiers de vie, il avait donné deux tiers de sa vie à cette gueuse et elle ne voulait même plus entendre parler de lui. Mais dès hier, Yemana avait exigé qu’il soit fort, très fort et cette recommandation était devenue son unique obsession. Ché, Ché, Ché, vive ce vieil homme dont les pas de géant soulèvent la poussière ! Quelques minutes encore et ce sera son triomphe…
Amorphe sur sa selle, un pandore les dépassa à bicyclette. Fixé sur le revenant comme s’il venait de constater quelque méfait anodin, il se départit du self-control prôné par l’ensemble de nos manuels du combattant, étroitesse d'esprit due pour partie à une forme de méditation détendue brisée nette par l’impact émotionnel et de l’autre à un champ de vision occulté par une casquette à visière qui lui mangeait jusqu’aux sourcils. Et comme, plus ici qu’ailleurs, il s’ensuit ce que prédisent les astres, ce qui n’eut jamais dû arriver arriva. Irrémédiablement déporté sur sa gauche, fatalisme courant en ces lieux de constant dérapage, l’imbécile gangrené par sa fonction tenta le numéro dit de rattrapage, funambulisme sur corde raide conclu au débotté par un looping grand public qui l’envoya dinguer deux mètres en contrebas, le couvercle gracieusement planté plein milieu les galets. De l’improvisation mais du grand, du tout grand art. Dépité, un peu honteux ou les deux à la fois, le cyclotouriste, au pantalon de surcroît déchiré à hauteur du genou, redressa le guidon de l’engin en marmonnant Dieu sait quelle insanité, puis émergea du remblai avec l’agilité colmatée d’un clown monté sur ressorts et s’enfuit sans demander son reste. Trois minutes plus tard, il prenait élégamment sa revanche en prévenant le chef de poste de l’arrivée du vieux fossile que personne n'avait plus vu depuis près d'un an. Un membre du personnel technique qui se la coulait douce à retendre les barbelés à proximité du corps de garde prit d’abord la nouvelle pour une plaisanterie de mauvais goût. Mais une joie canaille le fit chavirer des yeux. Cojones, c'était bien la réincarnation de ce vieux bonze qui arrivait en compagnie de Pipo ! Avalisée séance tenante, l’information se répercuta à la vitesse de l’éclair :
- Hé-oh les potes, le vieil Ernesto vient de ressusciter. J’vous le jure sur la tête du Roi, il arrive à hauteur du poste de garde !
Chose qu’ils n’auraient pour rien au monde avouée, sauf sous la torture mais là il s’agit d’un euphémisme crado, les sentinelles avaient entière latitude et cela va sans dire, l’arsenal légal pour ne pas le laisser entrer. Mais pas celui d’empêcher les pêcheurs de sortir ! En l’absence d’ordres contraires et même d’ordres tout court, ces lourdauds abaissèrent fissa la barrière d’accès et firent même preuve d’un courage inhabituel en se postant à trois de front pour contenir la foule. Peine perdue, l’invincible armada n’eut pas le temps de sortir les matraques, il était impossible de contrer une telle marée d’individus. Avec Ramiro pas d’hésitation, au moindre petit trouble c’était le recours direct à la castagne, de toute façon ils étaient couverts. Signe des temps, l’effarement conventionnel avait pris un tour bien plus subtil depuis que l’altération sécuritaire ne fonctionnait plus au feu clignotant. Malgré l’énorme difficulté d’adaptation, l’objectivité commandait d’admettre qu’il n’y avait nulle trace de provocation directe ni surtaxes additionnelles à gagner en l’affaire, un cas imprévu par les nouvelles directives. Le boulevard de l’irresponsabilité grand ouvert, autant laisser le passionnel suivre son cours. Et gardes ou pas gardes, il ne faut pas exagérer leur aptitude au travail. Eux aussi étaient plutôt curieux de le voir, ce vieux.
Unie pour un court laps de temps, une grappe humaine se pressa autour d’un companero Ciencaminos enthousiaste et rigolard. Ce geste collectif et spontané le payait de mille souffrances, il aurait fait de même pour chacun d’eux. Oui, leur solidarité sans failles lui fera vite retrouver sa licence. Du jour où il sera rétabli dans ses droits, il travaillera avec qui le lui proposera. De préférence au gros, uniquement au gros. Les Arugas de la baie sont déjà prévenues, elles aussi attendaient son retour avec impatience. Liberté d’expression en avant toute, un moment de relâchement trop rare pour ne pas en profiter. Du fait des sabotages qui, à défaut d’espoir, leur avaient procuré tant de bons souvenirs, ce retour au bercail prenait un aspect hautement symbolique. Pirate que Maxime eût cent fois dû brancher pour l’exemple, ce pépé prodigue représentait un peu malgré lui l’antidote aux frustrations. Emmuré dans sa fausse incrédulité, n’était-ce pas le seul à avoir toujours prôné un monde tout profit pour chacun, une pêcherie où les coopérateurs vivraient enfin librement de leur travail ? Vive le vieil Ernesto ! C’est lui notre Guevara, allons fêter comme il se doit son retour au bar du centre récréatif. Tous ensemble - tous ensemble, Ché, Ché, Ché !
Concerné au second chef, l’économiste resta d’abord en prudente expectative après un long conciliabule téléphonique avec le Chef d’unité. Confondant de fausseté, il aurait crevé plutôt que l’inverse, il attendit le fin fond de matinée avant d’envoyer une estafette tout ce qu’il y a de plus officielle prévenir Dientuso de l’arrivée du vieux, il aurait dix fois eu le temps d’y aller à pied. Moins d’un quart d’heure plus tard, c’était l’orage et toutes ses foudres. Malgré ce lourd handicap qu’est son énorme corpulence, le prévaricateur gros cube claqua d’un geste spectaculaire la portière de sa vieille guimbarde. Hors de ses gonds devant ce gâchis qu’il n’avait pas orchestré lui-même, il était plus indigne que jamais. Sans oser l’impossible, notre sympathique Minotaure avait la tête des mauvais jours. Ses yeux globuleux et son épouvantable teint cireux le soulignaient de glauque, cet enflé du col donnait l’air d’être sorti droit d’un sanatorium, il coassait comme une grenouille. Et bondissait ! Et bondissait !
- Inconcevable cette histoire. Non seulement vous laissez ce vieux rat débarquer sans que personne ne juge utile de me prévenir mais, comme si votre conduite indigne ne suffisait pas, je constate qu’aucun pêcheur n’est au turbin alors qu’une grosse commande est en cours. Ma parole, il s’agit là d’une trahison aux idéaux les plus nobles du socialisme, misérables gusànos ! Et par-dessus le marché, j’apprends que cette bande de soiffards se pavane au bar du centre récréatif. Par le grand barbu à sa Majesté, où avez-vous appris le sens du mot seconder ? Dites, vous le faites exprès ou quoi?
Aussi viril qu’un babouin découvrant enfin le rut, ses petits bras velus s’agitèrent dans le vide. Pas un de ces insectes n’en réchappera, pourquoi s’en prendre au prolotaire basique ? Programmation imbécile, les adjoints de ses adjoints s’en chargeront sans qu’il n’ait besoin d’en vérifier les modalités d’application. Autant cogner en ligne directe. La responsabilité en cascade permet cette simplification à outrance, un privilège réservé aux grands. Et à votre avis, dans cette coopérative, le plus grand c’est qui ?
- Quant à toi économiste de mes deux, on dirait que t’as plaisir à les fomenter, les problèmes. T’attends sans doute que ce soit moi qui tombe, hein ? Et t'as même pas envoyé un volontaire pour les espionner, c’est quoi cette embrouille ? Putain de gùsanos, vous n’êtes que de parfaits incapables. Tous, surtout ce con de Ramiro. Bande d’enfoirés, il fallait prévenir l’unité. Le groupe d’intervention se serait fait un malin plaisir d’embarquer ce vieux fou et les plus récalcitrants, une solution à portée de main !
Essoufflé comme après l’amour, le gros Kermitt baissa la corne de brume d’un ton. Sécheresse de cœur oblige, il reprendra plus tard. Reflet fidèle d'un mental archi-trouble, ses pupilles s’emplirent d’occlusions ordinairement qualifiées d’intestinales et d’horribles menaces non tenues, comme si le diktat démocratique était venu frapper aux portes. Pour doubler la mise, la rendre équitable si vous préférez, il ruisselait pire qu'un cheval de trait en fin de parcours d’obstacles et son triple menton tressautait au rythme d’une transplantation coronaire non désirée. Prêt à ruer, pardon à se faire évacuer dans les brancards, il sortit de sa poche sa petite boite de pilules anticonceptionnelles couleur fraise à la crème, seules capables d’enrayer une quinte de toux teintée d’asthme chronique qui, brutalement réveillée, tournait à la déconfiture. Arrimé au processus dans ce qu’il a de plus désolant, son visage de grenouille loubarde fila au jaune moelleux, celui de l’œuf sur le plat. Muselé d’incurie, notre dernier des tocards …Et cela l’exaspérait !
A ne développer que le point de vue cogne dur, la démagogie guette aux portes et ce ne sont pas les moyens exterminatoires qui font défaut. D’ailleurs les gardes y avaient songé en premier, c’était logique. Quimbombo un peu moins ne fut-ce que pour faire enrager son boss en attendant le jour béni où il allait enfin pouvoir s’ériger en juge …ce qui ne l’avait pas pour autant empêché d’avoir déjà échafaudé divers scénarios susceptibles de mettre les récalcitrants à l’amende. Deux tiers pour Dientuso à charge pour lui de trouver un arrangement avec Delapera et un tiers qu’il partagerait à sa manière avec le nouveau chef de la Sécurité. Mater une révolte à ce prix-là, c’est honnête à deux cents pour cent, non ? Plus rentable en tous cas que les volées de mastelle préconisées par ce gros nave incohérent qu’il méprisait plus encore que ce ramassis de pêcheurs. Mais voilà, le régime du Roi est ainsi fait. En l’absence du chef, personne n’ose prendre la moindre responsabilité, une tare inhérente à tout système de commandement à structure verticale, le nôtre n’ayant en la matière plus aucun progrès à faire. Par simple dévolution hiérarchique, les initiatives disqualifient, heurtent l’immuable et retombent immanquablement sur le paletot de leurs auteurs, c’est la règle. Et comme Maxime nous prétend en droit d’aborder les choses sous tous les angles, allons jusqu’à poser l’hypothèse d’un résultat positif. Saugrenu, dites-vous ? On vous a pourtant déjà dit et répété qu’ici tout peut venir, non ? Ah oui ? Et bien non ! Que faites-vous de l’aliénation constante de soi que sont les consignes indiscutables ?
De la vengeance fielleuse du petit chef direct qui, c’est couru d’avance, prendra vos élans présomptifs pour une remise en question de sa supériorité intrinsèque, c’est aussi la règle. Alternative piégeuse, l’élémentaire prudence imposait à la troupe d’attendre ordres et effets de la discipline bien comprise. De se dire et se redire avec toute la conviction socialiste de mise qu’elle fera mieux, beaucoup mieux la prochaine fois. Blindé face au paludisme institutionnel, le team au grand complet prit le masque contrit et respectueux de circonstance en baissant ignominieusement la tête devant le redoutable donneur d’ordres. Golden boys jusqu’à la pointe des combat-shoes, ils attendirent en toute sérénité lâche que ce gros plein de soupe d'administrateur retrouve son calme. Et surtout qu’il arrête de bondir ! L’activité économique paralysée, un handicap insurmontable. Les compétences de notre délégué au monopole du cœur s’arrêtaient aux portes de la coopérative, il ne regrettait que trop. Serfs directs de Sa Majesté, le cas en souffrance eut relevé d’une analyse moins pointue, plus hip hip hip hourra. Porte-drapeau du socialisme knock-down, Maxime a excommunié le mot grève de notre catéchisme ouvrier, l’usage immédiat de la force étant l’arme absolue contre toute remise en cause de nos avantages sociaux. Ses petits choses chéris n’ont pas plus le droit de se défendre que celui d’innover. Démarche inutile, l’innovation est dorénavant derrière eux …et c’est assez déconcertant à relever, ils sont déjà surprotégés ! Fort bien, au détail près que les pêcheurs de Cojimar n’ont rien d’ouvriers prolotaires. Réfractaires à toute avancée sociale, ces insoumis de toujours s'obstinent à perpétuer le travail à compte propre. Et c’est bien ce que Maxime leur reproche, voilà pourquoi il s’estime en droit de tout leur confisquer. Et Dientuso aussi, qu’est-ce que vous croyez ?
Mmh, ne serait-ce pas le bon moment d’aborder enfin ce brouillard épais qu'est la vision en haut-lieu de la chose ? Irritée par cet espèce de suicide professionnel permanent de son chef, ce n'est pas d'hier que l'autorité supérieure estimait n’avoir que trop entendu parler de cette foutue coopérative piscicole héritée de la préhistoire. Convoqué au bureau subrégional suite à la tentative de sédition, notre bien-aimé matamore, qui s’attendait à une volée de félicitations pour le coup des radeaux et avait même pris la peine de revêtir une chemise blanche, s'était au contraire fait gratifier d’un savon de première :
- Bien cher frère, si la comptabilité ne souffre aucune remarque, notre honorable société ne tolérera plus le moindre manquement. On te sait retors, personne ne doute de tes qualités, fils d’un glorieux compagnon de la Révolution. De là à te monopoliser sur tes petites vengeances à la con, espèce d’âne bâté ! J'ai peine à le souligner, des bruits alarmistes circulent à ton sujet. On t’accuse d’attiser le feu, de te servir de nous plutôt que l’inverse. Il m’a même été rapporté que tu laisses tes ouailles attenter aux biens de la Nation, companero ! C’est à sa Majesté de construire l’homme nouveau. Toi, ton rôle c’est d’exécuter. Exécuter, tu saisis ? Cela t’évitera bien des déboires. Par les cornes de Bush, crois-tu que je puis tout couvrir sous le simple prétexte de ta position ? » Discours lourd de menace, il était reste gravé dans sa chair. Conscient d’être désormais assis sur un siège éjectable, le gros Kermitt en avait saisi le sens. Preuve en est, l’inertie qu’il venait de dénoncer le servait. Trop subtil, hors de portée de cette bande de demeurés. Il faut faire régner la terreur parmi ses subordonnés. Qu’ils soient au service de la cause, c’est tout ce qu’on leur demande. Ce ne sont que des subalternes. Des su-bal-ternes ! Et si cette bande de grévistes à la petite semaine s’amuse à pérorer au bar, grand bien lui fasse. Pff, il y en aura toujours bien un pour rapporter qui a dit quoi, signaler les fortes têtes, les plus virulents aussi. Ils ont la traîtrise dans l’âme. Du moment qu’on les gave de miettes, ils finissent toujours par se laisser aller. J’y perds aujourd’hui, mais eux aussi. Dès demain, ces petits cons reprendront le cycle. Il n’y a pas de désordres à proprement parler, juste quelques contrariétés somme toute secondaires. En parlant secondaire, retour au cas Delvaz. Là, plus question de mettre des gants. D’ailleurs il ferait bien de prendre une décision sans tarder, cet imbécile représente un danger permanent. En ayant gardé pour lui la relaxe anticipée du vieux, il a dépassé le point de non-retour. Il n’y a que le rôle exact joué par Delapera dans cette affaire que Dientuso ne s’expliquait pas. Mais bon, un coup de téléphone suffira, si du moins cet appareil daigne fonctionner. Un crétin pareil n’a pas sa place à Cojimar. Une glorieuse promotion dans un village communautaire éloigné de tout, il y fera merveille. Conscient de ne pas jouer dans la même catégorie, notre squale redevenait le fidèle camarade, le manipulateur-né qu’il a toujours été. Ah, on le prenait pour un guignol ! Eh bien il va sévir …en commençant par régler ce nouveau problème qui vient de lui tomber sur les bras. Pas un problème de conscience, non. Mais un retour de mauvaise augure, ça oui. Et imprévu, c’est le moins qu’on puisse dire ! Si cela n’avait tenu qu’à lui, il y a belle lurette que cette vieille teigne aurait disparu d’une bonne cartouche dans la nuque. Delapera est une sainte nitouche, il a fait preuve d’un laisser-aller coupable, il en touchera un mot dans son prochain rapport. Libération conditionnelle après neuf mois - sur présentation d’un bilan favorable !!! avait-il fait acter dans les attendus du procès. Le travail était mâché. Du cousu main, il suffisait de lire entre les lignes, de faire disparaitre ce rapport, d’ouvrir simplement son courrier. De laisser la logique administrative suivre son cours, quoi ! Ne pas avoir une once de pitié, jamais. Ce mot ne veut rien dire, il est réservé aux faibles. Distribuer l'un ou l'autre bas morceau à la canaille à l’exemple de ce qu’il concède à cette petite fouine de Rodriguez, là d’accord. Et encore, l’aumône de ses traîtrises, il la prélevait sur la part de l’économiste et en profitait pour baiser la petite. Mais pas ces derniers temps depuis qu’elle est sous pénicilline, du moins à ce que lui avait affirmé son père en jurant ses grands dieux que c’était vrai. Petit fourbe, va ! Trois mois qu’il le lanterne en lui promettant de voler un delco pour sa Lada. A ne penser qu’à lui, il en oublie ses bienfaiteurs ce végétal. S’il continue sur cette voie, je le volatilise. Et les autres aussi. Tous ! Ils sont si mauvais dans l’âme, si peu respectueux… Retour à ce vieil anarchiste de merde. Au moins, ne le verra-t-on plus sur un bateau. Maigre consolation à son crédit, s’il avait sévi ici lors de l’épisode des balseros, il en aurait fait filer mille ou été le seul à franchir le détroit. Au mieux de sa forme, il vous ferait échouer les deux vedettes survivantes de la Police maritime plein milieu les bancs de sable. Un fou, c’est un fou. Avec lui, il est impossible de prévoir !
Mais à partir d’aujourd’hui, les ordres en ce qui le concerne sont clairs :
- A la portée de n’importe quel idiot. Voyez, je vous laisse toutes vos chances, hein ! Interdiction formelle, j’ai bien dit formelle, de vous y frotter. Dès qu’il se présentera aux grilles de la coopérative, contentez-vous de lui refuser l’entrée, point. Est-ce clair assez, bande de demeurés ? A la première rebuffade, volez-lui dans les plumes et il tombera tout cuit dans la marmite. Ne le désossez que léger si ce n’est pas trop vous demander. C’est à Delapera de lui rogner les ailes, la loi n’est pas faite pour les chiens !
Décidément, depuis l’arrivée du nouveau chef de la Sécurité comme par hasard épargné dans sa volée de critiques, notre cher dirlo avait nettement progressé sur le plan tactique. Il allait d’ailleurs lui demander son avis...
Caramba, cela jase sec côté coopérateurs d’habitude si dociles. En cinq minutes, ils furent au moins dix à lui proposer de travailler en duo. Dès qu’il y sera autorisé bien sûr, c’est un devoir de solidarité. Et ils l’aideraient aussi à récupérer sa licence, mais… Mais il ne connaissait pas encore le Jaqueton, celui qui a remplacé cet enfoiré de Delvaz.
- Un suppôt de Satan, il fourre son nez partout, terrorise jusqu’aux gardes. Les gardes, tu t’rends compte ? Y’a pas à dire, t’es parti à la retraite au bon moment. A croire que tu l’avais senti venir, pépé. Huit jours après sa prise de fonction, il interdisait déjà à nos petits jeunes de tirer des lignes depuis l’estacade. On ne te dit pas combien de familles n’ont même plus de quoi bouffer. Mais il n’en a rien à foutre, tu penses. Et sa longue-vue, alors. Mazette, quel engin ! Un truc bourré d’électronique, ça vaut une fortune à ce qu’on dit. Où c’est que Maxime va pêcher tout ce fric ? Et efficace, t’as pas idée. Posté aux créneaux du Castillo, il a piégé Pedro le Macoute au moment où il négociait ses nasses à langoustes derrière les récifs, tu sais bien où. Flagrant délit, pas besoin de juger. Et lui, il a fait comme ses acheteurs et toi, il s’est évaporé sans nous le dire. Va-t’en savoir s’il n'a pas subi le même sort qu’Ochoa ! Par beau temps, c’est quinze milles de baie qu’il a dans sa ligne de mire, on dirait que rien d’autre ne compte pour lui. Du temps de Ramiro, tu l’as fait assez, il était toujours possible de couler la récolte dans un sac lesté qu’il suffisait de récupérer entre deux passages de la garde. Fini le bon temps. Aujourd’hui, si tu tires un Boniato, il te voit. Mille contre un qu’il nous surveille avec ses jumelles spéciales. Et il en a d’autres avec de grosses lentilles rouges pour voir de nuit, pas si loin heureusement. Si tu ne lui files pas un verde par mois, garanti qu’il te tombera sur la bosse. T’imagine l’or en barre qu’il se fait sur notre dos ? Et à ce qu’on dit, il ne partage même pas avec Dientuso. Gonflé le mec, hein ? Il doit se sentir très fort pour oser passer par-dessus la tête du gros truand. Quand tu retrouveras ta licence, sûr qu’on sera tous à tes côtés !
Le constat sous vide... Le joyeux retour d’Ernesto commençait à s’apparenter au chemin de croix. Trop honnête pour le détourner de ses fins, son visage s’illumina d’une cruauté qui lui allait bien. Une prédisposition cette cruauté, il détestait le faux-semblant :
- Un Jaqueton et alors ? Avec moi, aucun requin n’a sa chance, aucun. Ceux de la coopérative, à quoi bon leur percer le cœur ? Z’en ont pas, j’vous dis. Leur faire faire le grand saut, ça oui. L’un après l’autre et Dientuso en dernier. Rien que pour le spectacle, le show, le grand pardon. Pas de pitié. Qui en a jamais eu pour nous ?
Rien à redire. Che 042 s’était encore endurci en prison, elle n’a pas eu que des effets néfastes. Magie du moment, les collègues l’écoutaient comme des sauvages fascinés par la médecine gratuite, on aurait entendu une mouche tsé-tsé voler. Ce vieux sorcier a toujours fait ce qu’il voulait quand il le voulait. C’est lui le dernier recours, le gardien de but de la cause ouvrière, le Ministre de la philosophie qui nous manque. Et dans ce cas tout est facile, il avait son auditoire bien en mains :
- Avoir prise sur les évènements, c’est d’abord les susciter. Parce qu’attendre, toujours attendre... Attendre quoi ? Une opportunité, dites-vous ? Pff, les seules dignes d'intérêt sont réservées au Roi. Nous, rien qu’à les évoquer, on valse en taule. En revanche, créer l’avarie reste à votre portée. Damnés de la mer, groupezvous dès maintenant, sinon le King du genre humain vous plumera encore plus demain » La réponse fusa. ...Conforme, strictement conforme à l'éthique en vigueur :
- Ché, Ché, Ché, qu’est-ce qu’on doit faire, alors ?
Non mais, vous vous attendiez à quoi ? A ce qu’ils entonnent en chœur l’Internationale peut-être ? Le papy aurait piétiné une ombre qu'il n'eut pas mieux fait :
- Je serais vous, je commencerai par noter durant dix jours tout le poisson qui rentre. Moins ceux que vous aurez déjà piqué, évidemment. Demandez ensuite à l’instituteur d’en faire l’addition et arrangez-vous pour qu’elle parvienne la en douce aux pinchos d’en haut. J’vous dis pas la réaction lorsqu'ils découvriront l’ampleur de la magouille !
Hé là… Posée ainsi, la partie s’avère jouable, plus que jouable. Voyez leurs sales gueules de terroristes, il n'y a plus de résignation qui tienne, elle tombe même en quenouille. Prodigue puisqu’il lui fallait bien rester prodigue, le pépère se donna un grand coup de poing sur la paume, histoire de faire partager l’énorme détermination qui l’animait. Et de montrer à quoi il voulait en venir. Nous sommes à Cojimar, voyons !
- Le retour à l’Authentico. Cela fait longtemps que vous auriez dû y penser, companeros.
Mais y pensaient à rien les potes, pas trop leur demander quand même. Petits poucets de la lutte finale, ils tournaient et tournaient encore autour de la ligne, guettant le moment béni où Dientuso et ses petits copains se sauteront à la gorge avec plein de sang autour. La solution simple, l’issue heureuse. Dans le plus grand silence, quel attachement aux traditions ! Le vieux loup laissa pénétrer l’image. Et au pas de course, n’était-elle pas destinée à les tirer d’affaire ? - Phase deux, reprit-il, repartez au turbin comme si de rien n’était, mais ne ramenez pas le moindre poisson de toute la semaine. Là, c’est côté clients que va sonner l’hallali. Le compartisme, c’est par le fric qu’on le tient en échec, companeros ! » Pas à dire, là c’était tout fort. Où c'est que ce vieux frontiste trouvait tout ça ? Conquis, le Soviet des pêcheurs approuva à l’unanimité :
- Podemos ah oui ça ! Tous ensemble, on va leur foutre la raclée, les réduire en bouillie !
Tombé dans ce que l’insurrectionnel a de plus somptueux, il demanda de sa grosse voix franche deux ou trois volontaires pour assurer la gouverne de ce nouveau Kominterm dont la guilde venait de convenir qu’elle avait si urgent besoin. Hélas, hantés par l'inévitable retour de bâton, ces bons apôtres de l’ombre se défilèrent avec une lâcheté proportionnelle à l’ampleur de leur engagement, chacun guettant un geste du voisin avant de prendre parti. Flingué net, il comprit que l’aspect pratique de sa théorie de la libération venait de se retourner contre lui. Impuissant, son cœur émit un tressaillement d’ultime déclic. Mais rien ne bougea, pas même le vent. Shooté pour le compte, il venait de tomber sous le joug de l’implacable vérité, celle qu'on n’avoue pas par peur d’en finir avec soi-même. Si cette comédie lugubre s’était jouée de nuit, ils auraient rampé par-dessous les faisceaux du Phare. Comme s’ils n’avaient plus leur place que dans le vide. Le gros Carlos, un perdant né qui avait trouvé une motivation nouvelle en devenant un fidèle homme de main du nouveau chef, donna le signal de la fin en prétextant un travail urgent à la coque de sa barquette. A n’écouter que leur conscience, d’autres s’inventèrent une aussi bonne raison, les plus lâches en profitant pour s’éclipser comme s’il s’agissait d’une aubaine …Et le sordide petit Rodriguez que personne n'avait vu se dissimuler derrière une barrière de joncs de foncer à toute vapeur chez Dientuso rapporter l’essentiel de la conversation, son maître de conscience lui en sera certainement gré. Trahi au plus profond de ses attentes, le glas se mit à sonner et il se donna lui-même le coup de grâce :
- Si j’avais su, je serais resté au camp. La situation n’y est pas pire qu’ici !
Une vérité par trop tardive. Ne restaient plus que ses amis, les vrais, peut-être les seuls à ne pas avoir mérité ce monologue étalé en pure perte. Hélas, la honte ne vint pas, la fierté non plus et n’y voyez pas de quoi médire. Le réalisme, oui ! Cette fichue habitude de courber la tête afin d’éviter tout heurt avec le Roi, mais d’abord la confrontation avec leur propre image. C’est fini, mon pauvre Ciencaminos. Te voilà condamné à errer jusqu’à la fin des temps. Un de ces quatre, tu vas imploser qu’on ne te verra même plus et ce sont tes collègues qui t’ont exilé de ton petit univers. Maudis-le tant que tu veux ce monde étriqué, c’est toi qui n’a plus de lendemain. Clé de voûte de l’édifice, le miroir aux Arugas se déroba, puis s’écroula dans un nuage de particules dont l’incertain n’avait rien d’ambigu. Dépositaire d’un néant qui l’avait rattrapé au moment où il s’y attendait le moins, il s’éclipsa via la trouée en contrebas du poste de garde, portant sur le dos tout le poids de cette terre honnie des dieux. Une terre maudite à cause de ce satané Colomb ! Le cycle de la fatalité venait de se refermer.
Au sortir de cette jungle postindustrielle, il tomba pile sur un galonné que l’on eut dit posé là pour l’exemple. Uniforme hyper fiable, tifs à la rat de cave et grosse paire de jumelles autour du cou, ce gorille maison était du genre à vous étouffer en riant, pas à se goinfrer de bananes. Tour d’adresse supplémentaire, il transparaissait de sa personne un air d’autosatisfaction mesurée. Ça, je vous fiche mon billet que c’est le Jaqueton, ce squale a tout à fait la tête de l’emploi ! Pas de côte d’alerte ni la moindre tergiversation non plus, le vieil impie venait à la seconde de s’enticher du nouveau chef de la Sécurité dont il s’était immédiatement et sans forcer attiré le mépris. Malgré le terrible rejet qu'il venait de subir, son côté prédateur vacant prit le dessus et le décida à jauger son aptitude à contrôler ses nerfs. Comptez sur son côté gentlemen pour lui conter fleurette de la manière la plus ingénue qui soit :
- S’il y en a bien un que j’ai plaisir à rencontrer, c’est toi... J’me demande à quoi ça tient » Les yeux rivés au sol, le fringant sécuritaire fit celui qui n’avait rien entendu et se contenta de lisser les plis de son pantalon. Jouer au parfait expert en faux, évaluer la faculté de résistance de l’adversaire, activer son trouble par une accumulation de détails avant l’achèvement expéditif, son jeu de transes préféré et il n’en était qu’aux prémices. Le dérivatif du fauve, il a fait ses preuves et ne tardera pas. Que voulez-vous, les absurdistés perdent si vite la tête…
Et le requin de relever la sienne comme pour le plus altier des saluts au drapeau. Un charlatan confondu par l’existence de Dieu :
- Tu ne risques pas de l’apprendre puisqu'on t'a foutu dehors d'ici. Plouf, envolé le beau rêve ! Si j’étais toi, vieille bite, j’irais me renseigner sur le temps qu’il fait à Miami. Là, c’est bourré d’ancêtres qui n’ont plus grand-chose à attendre de la vie
Blindé contre les messieurs muscles, Ernesto refusa d’avaliser le numéro à sensation et décida de passer par la section soins palliatifs, l’apaisement lui parut délicieux. Le nouveau chef le ressentit tel un soufflet, il avait vu juste. Voilà un ennemi, un vrai et ça, il ne s’y attendait pas. Toutes griffes dehors, sa nature profonde reprit le dessus. Un cannibale de première !
- Ici, c'est mon domaine. Si t’as le malheur d’y refoutre les pieds, je t’embarque et on n’entendra plus jamais parler de toi. Ni en bien, ni en mal. T’as compris, gùsano ?
Premier diagnostic sans grande originalité mais il s’impose : ce squale a l’art de n’attaquer qu’à coup sûr... Oh, le pépère n’en avait pas pour autant fini avec lui ! Changement de registre, il se contenta de sourire sans but précis, un sourire qu’il fit également durer un temps infini. Le sourire de qui agit à sa guise, du rebelle qui n’a jamais fait autre chose. Puis il se massa le genou. Sans raison, longuement, sans arrêter de sourire… Et les petits yeux du saurien de suivre le timing en s’allumant de cruauté pas possible, point barre. Précisément le tempo qu’attendait notre bon sauvage ! Là et bien là pour amorcer le saccage, il concocta une réponse enrobée de platitude feinte, injure dont ce mignon du Roi se serait bien passé :
- Puisque je t’ai sous la main, profitons-en pour faire un tour à deux du côté de la mangrove. La vase et les épineux, c’est bien ton domaine, non ? Cela pullule de sapos là-bas. Ne viens pas me dire que t’as jamais entendu parler de ces petits crapauds vert olive camouflés dans la fange en attendant de frapper par surprise. J’te dis pas les brûlures qu’ils occasionnent, ils sont hérissés d’épines. A mon avis, vous allez faire copains, c’est sûr.
Doux Jésus, le requin tigre pointa le bout de la langue qu’il avait rouge et saliva de tous ses crocs. Oh, la bête ! Il le prévenait en bémol que la provocation, c’est aussi son domaine :
- Ose encore une fois te foutre de ma gueule et tu finiras six pieds sous terre, apprenti fossile !
Même s’il n’était pas trop en forme, cela faisait un bon moment que ce requin cherchait à enfoncer le coin. La mémoire étant un de ses points forts, il se souvenait avoir entendu Dientuso aborder en petit comité le cas de ce vieux teigneux qui n’en était pas venu aux voies de fait et s’en était tiré par la tangente, remarquablement d’ailleurs. Mais c'était un autre aspect de la question. L’une ou l’autre concordance à vérifier, il les analysera plus tard. Un responsable de la sécurité gagne à se montrer froid, son psychisme est étudié pour. D’une impassibilité haut de gamme alors qu’il écumait de rage, il passa du pantalon aux moustaches. Lisser, toujours lisser avec application. Ernesto ne ressentit pas le besoin d’en savoir plus, son idée était faite :
- Parole de chasseur d’Arugas, t’en as pas fini avec moi maintenant que j’ai passé l’âge d’être envoyé au bagne !
Sagement, il n’écouta pas la réponse. Un luxe inouï dans le dénuement...
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CHAPITRE 8
Plus beau mois de l’année, octobre en est aussi le plus redoutable. La planète bleue vient d’inverser son orbite et les vents d’altitude entremêlés dans un hoo-la-hop d’enfer nommé force de Coriolis n’attendent plus que le moment favorable d’entrainer la destruction dans leur sillage. Et la destruction nous connaissons, c’est notre montre en or ! Si l’épicentre du cyclone évite notre territoire, la Patrie s’en tirera à bon compte. Vaincre ou mourir dira le Roi lorsque le danger sera passé. Ohé-ohé sacrés moussaillons, tous sur le pont pour l’inspection. Ébranlés dans leur sérénité précaire, nos petits cojimerdeux n’en mènent pas large. Eux qui savent se montrer si bravaches dès qu’on leur en donne l’ordre, les voilà réduits à implorer les dieux du ciel et toute leur smala de saints de raccroc pour que l’œil du cyclope frappe ailleurs. Oh, n’allez pas les plaindre plus qu’ils ne le méritent ! Dès demain, ces flagorneurs à la petite semaine prétendront mordicus que le ciel leur est vraiment tombé sur la patate et que seule une résistance collective exemplaire leur aura permis de triompher de cette nouvelle ingratitude de la nature. Eh oui ! A ne magnifier d’autres normes que celles auxquelles personne ne croit, ces petits soldats de l’opiniâtre en ont oublié toute dignité…
Dix-neuf heures. Tip top TV, silence on tourne. Casquette militaire vissée sur la tête pour nous rappeler qui il est vraiment, le Père de la Nation joue l’effet d’annonce à plein en assurant qu’il contrôle la situation. Silence catalyseur pour suivre, le temps de laisser l’émotion monter à niveau. Main gauche asservie au cœur - est-ce vraiment voulu ? il attend avec cette fausse quiétude qui n’appartient qu’à lui notre alignement inconditionnel sur ses thèses avant d’entamer le second paragraphe de sa mise en condition, celle qui consiste à prendre pour lui cette nouvelle épreuve que son petit peuple n’a rien fait pour mériter. Mériter le cyclone. Pas sa personne, voyons ! Lie de sa société de rebut, les brigades rouges chargées d’appliquer ses ignominieux dysfonctionnements espèrent surtout ne pas l’entendre ajouter qu’ils donneront leur vie pour nous sauver, auquel cas leur naturel de traîtres ressurgira, c’est sûr. L’œil rivé sur les nichons de sa sténo, le rédac’ chef de la Granma attend le final forcément explosif du discours du fauve pour en assurer la retransmission intégrale dans l’édition de demain, laquelle comportera exceptionnellement douze, peut-être même seize pages au lieu de huit. Avantage du direct, le speaker de Radio Mondial King ne parle que de courage et bravoure pour l’immédiat. Asséné de trois en trois minutes, le mot d’ordre se conjugue à tous les temps :
- Petits choses, terrez-vous plus que de coutume
Conformément aux instructions de la partie B du plan catastrophe, le responsable de programmation passe et repasse l’hymne de la Nation :
- Plus près de toi, mon Roi ! …Plû-ûs près de toi !
Classifié d’emblée d'amplitude 5 sur l'échelle de Saffir-Simpson, le cordon ombilical reliant ciel et mer entame sa remontée séculaire de l’Atlantique nord. Penchés sur une masse de calculs qui les auraient à coup sûr menés aux mêmes conclusions, les companeros de l’Institut Royal de météorologie viennent d’apprendre de leurs homologues du centre des ouragans de Miami que la rotation terrestre le précipite droit sur la pointe Est de l’île et rien ne l’arrêtera sur son passage. Tous les indicateurs sont au rouge et l’émotion grandit jusqu’à plus ample information, celle que personne n’est capable de vous donner, non par mauvaise volonté mais faute de moyens. Saint Ché Seigneur Dieu, use de tout ton pouvoir céleste pour empêcher le grand Satan de remonter notre territoire tout en longueur, comme ce fut le cas lors de la tempête du siècle en 1963, celle qui acheva la première partie du désastre. L’hurricane déviera alors chez ces salauds de Yankees et la Nation reconnaissante s’entendra dire que ce fut en parfait accord avec sa Majesté le Roi.
Faute de matériel adéquat, la tôle ondulée du toit montrait à nouveau son inquiétante faiblesse. Échappées d’une fissure à peine visible, des gouttes de raccroc s’écrasaient dans la pièce avec une régularité insoutenable, agrandissant d’autant l’ébauche d’une flaque sans cesse retouchée comme une peinture moderne dont le thème se fignole au gré de l’imagination. Coup classique dans ces cases saturées d’humidité, l’électricité disparut d’un grand claquement sec. Après avoir déconnecté le câble le reliant à l’installation du voisin, Ernesto ôta sa vieille chemise qui lui collait à la peau. Outre la décoration qui n’y pendra jamais, il lui manquait encore et toujours deux boutons. Quand songera-t-il à la mettre au clou ? C’est fait, je vous l’accorde. Mais il la remettra demain quand elle sera sèche.
Sur cette résolution des plus appropriées, il revêtit sa cape imperméable, un grand mot pour cette bure de polystyrène percée d’un trou pour y passer la tête. Promu economisto de la luna, il eut donné le même effet. Au moment où la Nation replonge dans l’incertitude, il ne caressait qu’un seul objectif : contempler sa mégère déchaînée, dépendance de fond laissant entendre qu’il en aimait également les colères, diagnostic aux relents destructifs qui a plus que sa part de vérité. Balayé comme fétu, il dévala la 152 noyée sous un déluge translucide mêlé d’ondes de choc. Arrivé à hauteur de la promenade panoramique, il tourna le dos à cette fichue coopérative dépotoir et traversa la digue noyée sous un ouragan d’anthologie. Ultime défi à ce ciel terrifiant, il se cramponna comme pied de mollusque au parapet, front à une mer balayée par les coups de boutoir d’un vent désordonné qui tourbillonnait vraiment très fort. - Ernesto, ne me quitte pas ! » lui souffla-t-elle entre deux volées d’écume… Il comprit le sens du message. Avant que son petit bouquet d’illusoire ne se disloque, il remonta l’esplanade, mû par l’impératif de se réfugier en un havre de vérité. Alors qu’il ne s’y était plus rendu depuis sa seconde rencontre avec Miguel, il gravit les marches menant au mémorial proprement dit et se plaqua au socle de la statue de son homonyme Ernest le Ricain. Un socle présuppose quatre coins. A l’égal de ceux de l’horizon, il y en aura toujours bien un contre ce ciel d’ultime défi. Dans le silence trouble qui règne à cent vingt mètres de profondeur, Yemana ressentit à peine le délire gourd que transbahutait ce ciel qui bouge. Les petits thons n’en nageront que plus bas. Les soldats de garde sortirent un instant de la forteresse. Courageux mais point téméraires, ils reculèrent sous la bourrasque malgré l’ordre formel du Jaqueton de procéder sur-le-champ au contrôle de l’individu suspect qu’il venait de repérer sous la coupole. Sadique inébranlable, le chef savait ce que payer de sa personne veut dire. Vent à cingler le ciel ou pas, son sens épique du devoir prit le dessus, il irait voir par luimême qui était ce rôdeur. Collé à la stèle par des rafales frisant les 200 km/h, Ernesto le vit descendre une à une les marches de pierre du Castillo en s’agrippant des deux mains à la rambarde. Réflexe d’impie, il faillit implorer la mer de rayer de la carte du monde cet individu à vocation sacerdotale de rendre impossible l’existence des autres. Mutilé des nerfs depuis qu'il sévit sous couvert du drapeau, le tueur d'illusions éprouva l’irrésistible détente de sortir son arme, il venait de reconnaître cet ennemi dorénavant mortel ! Aucune anomalie apparente, cela lui mit des étincelles plein les yeux. La tension portée à son comble, la mer bondit à la rescousse de son ami en creusant une série de lames fignolées d’infini qui s’élevèrent jusqu’à zigzaguer aux confins de cette voûte sans lumière ni fond, avant d’exploser d’un bout à l’autre de l’esplanade dans un fracas d’écume qui fit trembler le sol de la Patrie. Surpris, le squale n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste. Un bloc de vagues en fusion lui passa loin par-dessus la tête, éclaboussant au passage le buste de bronze du grand écrivain et ce vieux chat dans son sac blotti contre la plaque commémorative vissée à son socle. Suprême humiliation, le chef de la Sécurité ne se vit pas mourir. Happé comme fétu de paille, il se fracassa le crâne contre une des colonnes pseudo doriques du péristyle. Entraîné par le retour de courant, son corps roula au pied des marches d’accès. La vague suivante, toute aussi haute, l’emporta une dizaine de mètres plus loin. Et la troisième l’engloutit pour toujours…
Le papy ne manifesta aucun état d’âme qui eut été de haine. Non, il songea d’abord à fuir parce que l’accident serait sûrement mis sur son compte. Et dans sa situation, hors de question de prendre le moindre risque ! L’épicentre du cyclone fila plein Nord, laissant place à un vent de Sabbat qui se remit à souffler comme un affamé. Pas un instant à perdre, il déguerpit sur deux cents mètres, persuadé qu’il allait s’envoler pour de bon ou ramasser un morceau de ce ciel archicomble sur la tête. Vaille que vaille protégé des bourrasques, il s’accroupit en cocon derrière un mur d’angle fait de gros moellons et prit un temps infini à retrouver son souffle. Seul au cœur d’un ouragan coagulé, muscles tétanisés par le froid et de plus en plus indécis face à cette nuit qui avance, il finit par ramper le long du muret. Ne voyant âme qui vive, il décida de rentrer fissa à la baraque. Gros soulagement, en chemin il ne croisa personne.
L'eau du ciel ne coule plus, une panacée de chants d’oiseaux le confirme. Au faîte de ce double jeu, Éole exhale un air de pré salé qui fluctue sans tonalité particulière par-dessus une mer aux lourdes mouvances soulignées d’un brouillard sous prisme. L’hydre évaporé, un soleil brut et quelque part disproportionné reprend lentement sa place dans ce ciel en laitance mais tout compte fait serein. Reste l’inventaire des dégâts. Le dictionnaire des avatars n’y suffirait pas, c’est la malédiction de Dieu. De loin la plus touchée, la province de Camagüey ne réalisera que 10% de sa part du plan et aucun mort n’est à signaler, pardon à déplorer. Information sans réelle importance, la vérité qui a toujours quelque chose de fou ne nous sera de toute façon pas communiquée. Plus terre à terre, l’inquiétude sociétale porte sur le sang de l’île. Notre récolte annuelle de sucre est largement compromise, au moins pour un tiers. Aïe, Sa Majesté va encore exiger de nouveaux sacrifices…
Bâti en prolongement de la plage du Chevreau, l’hôtel Paradiso a énormément souffert et son hall de réception est entièrement dévasté. Derrière les cuisines sens dessus sens dessous, les réserves de nourriture heureusement inventoriées la veille ont été emportées par le courant, l’écriture est encore fraîche. Dès poltron minet, une escouade de policiers avait déjà été commise à sa garde comme s’il s’agissait des bijoux du Roi. Pris en main par Delapera en personne, l’après-séisme se traitait avec le sérieux révolutionnaire requis. Les ordres inconditionnels de ce grand commis de l'État, qui sirotait un café en compagnie du nouveau gérant sur une table à tréteaux dressée dans le petit salon d’apparat derrière la piscine, menaçaient de graves sanctions tout quidam surpris à négocier la moindre marchandise périssable. - D’autant qu’il y a danger, avait-t-il fait propager après conciliabule avec qui de droit. Elle est devenue impropre à la consommation.
Allez expliquer ce concept impropre à la consommation à de pauvres hères appâtés par le trésor aux saucisses ou une armada de beaux jambons qui flottent… Cours toujours, on va les bouffer oui ! Que luxe et bombance soient le lot quotidien de gentils touristes à pressurer pour la cause, notre cause, cela peut se comprendre. A la rigueur, il est admissible que seule la clique au Roi jouisse du droit de se prélasser au travail et de voler dans les hôtels. Mais où va-t-on si le petit peuple n’a même plus l’autorisation de consommer ce qu’il trouve ? C’est qu’on salive, nous. Jusqu’aux animaux, que ce monde est injuste ! Injuste ? Hi-hi, sûrement pas pour le petit malin qui a songé avant les autres à forcer la serrure du coffre de la Lada à Dientuso. Voyez qu’ils ne sont pas tous aussi cons ! Menaces, tintouin et surveillance ultra renforcée eurent beau y faire, la force publique ne récupéra pas le moindre ingrédient à se mettre sous la dent. Il n'y a là rien de particulier à relever sur la mentalité des habitants de l’île qui, loin d’être étrange, s'avère au contraire la plus logique du monde. Seule discordance de fond et à voir leur tronche c’était limpide, Dientuso, le nouveau gérant et Delapera ne voyaient toujours pas par quel biais faire admettre à l'autorité supérieure qu’il leur sera cette fois impossible de se montrer aussi compartistes que d’habitude. Mmh, et si c’était Maxime qui avait driblé tout ce beau monde ? Arrêtons d'ergoter de malheurs passés et de sacrifices à venir, l’hurricane n’a finalement fait qu’effleurer le sol sacré de la Patrie. Remonté in extremis au Nord par un jeu subtil de masses terrestres que seuls nos services météo avaient prévu, son œil a frappé de plein fouet les côtes de Floride où les dégâts se comptent en milliards de dollars. Relayé par l’ensemble des médias, le discours radiotélévisé de Papa gâteau à qui décidément vraiment rien n’échappe souligna qu’en vérité pas un de ses administrés n’était à plaindre : - Companeros égalitaires, si leur capitalisme tocard n’avait pas amassé des milliards de beaux verdes sur votre dos, jamais ces maudits Ricains n’auraient perdu leurs richesses. Voyez dans quelle mélasse ils pataugent. Par saint Ché, c’est bien fait pour ces mécréants ! » En collant le socialisme-vérité au mur comme un vulgaire dazibao, le Phare a franchi les faisceaux de l’interdit et créé les conditions de la tempête. Depuis, elle le domine…
Tout courage sur commande, Cojimar ne prit pas longtemps à se relever de la calamité d’hier, seulement celle d’hier. Le rivage passé et repassé au peigne fin au cas où… l’essaim de rapaces de seconde catégorie frustré de boustifaille à bon compte bourdonnait à tous les coins de rues. Changement notable de registre, ce sont les « Oh putain de Maxime, c’est pas vrai... » et « Par saint Ché Seigneur Dieu ! » qui circulent à vive allure. Oreille complaisante, bouche qui rapporte les faits, les commente sans retenue, les édulcore d’une anecdote. Effet boule de neige, au-delà la via Blanca il se confirme à l’instant que quatre gosses d’une même famille ont été happés par la mer. Montée anxiolytique garantie, c’est épouvantable !
Remis de sa nuit d’extase, un petit vent dans les voiles laisse à notre terre le soin de cuire à l’étouffé. Axe central d’une réalité cosmogonique à ne pas mettre entre toutes les mains, la cathédrale flamboyante résonna mille fois plus grandes orgues que le pépé eut pu l’espérer. Miné par cet appel stalinien, il descendit sur la côte. Par tous les damnés de la terre, rien ni personne ne l'empêcherait d'aller fouiner du côté de la coopérative. Il n’y avait, comme on dit, plus aucun risque. Passé par-delà le cap de l’informel, le sentier était jonché d’arbres couchés à l’instar d’un peloton de héros muets de dignité suite à une grande victoire dont le peuple lui sera infiniment reconnaissant, si toutefois sa Majesté leur reconnaît ce fameux statut d’immortalité qu’ils viennent de tout faire pour mériter. Initiative heureuse, il venait d’emprunter le seul chemin d’accès estimé impraticable par Delapera. L’attention entièrement fixée sur le ravin, il évita d’un chouia de se faire repérer par une patrouille d’une dizaine de gardes en partance pour la cité. Curieux, d’où leur vient cette cadence sournoise ? Ouf, ils s’éloignent, tant mieux ! Et l’explication vint dix mètres plus bas lorsqu’il tomba nez sur la vieille Lada rouge de ce gros pourri d’administrateur encastrée à mi capot dans un trou d’eau comme si elle avait sauté à pieds joints dans la piscine d’un palace. Plombé ce corniaud. Vingt ans que ce cratère existe, il suffisait de passer à côté ! Outre son caractère grotesque, l’incident revêtait sa part de chance. Non content d’avoir interdit l’accès du site aux pêcheurs avant clôture d’inventaire, notre magnat de la duperie avait estimé prioritaire d’envoyer la milice au grand complet réquisitionner le palan du centre de secours pour sortir sa limousine du piège grossier dans lequel il l’avait fourrée : - Magnez-vous le cul, par saint Ché. Et faites gaffe aux sanctions, bande de macareux ! » On t’emmerde, Kermitt le Rouge. Accuser le staff technique d’indolence, j’vous demande un peu. Il n’y a que cette enflure pour oser ça. Tiens, les archelles du pont-levis sont restées grandes ouvertes ! Grave entorse au règlement, ça. Il va s’en produire en cascade maintenant que le Jaqueton ne sévit plus ici. Ni lui, ni personne. Cette coopérative sans droit de cité paraît abandonnée, plus dissidente qu’elle ne l’a jamais été. Hypothèse confirmée, même le bureau du gros concussionnaire était vide. Sans froisser personne, il y aurait mis le feu si c’eût servi à quelque chose. Toujours est-il qu’une articulation précise de contingences favorables comblait d’un coup toute une vie de malchance, alors qu’il ne faisait que profiter d’un hasard coupé au couteau pour le brinqueballer en fonction des circonstances. Des circonstances à diluer toute responsabilité. Persuadé de l’efficacité gemme de son dispositif en tenaille, Delapera n’avait pas jugé utile de faire assurer la sécurité intérieure par crainte de voir ses hommes chouraver le matériel appartenant à la coopérative - donc implicitement à l’empressa consolidata de son grand ami Dientuso. Enfin ami, entendons-nous… une relation obligée, oui. Pour la gestion sécuritaire intérieure, seule garante de ses privilèges et rackets, il faisait entière confiance au Jaqueton qu’il savait venu de très haut avec des ordres précis et s’y était attelé avec la compétence laconique d’un chargé d’instruction des services secrets. De la super bonne graine ce nouveau chef. Presque un égal, c’est dire ! Le jour et la nuit rapport à cet imbécile de Ramiro envoyé dès poltron minet apporter sa version de la bonne parole aux vachers d’une ferme modèle de la province de San Spiritus. Sans avoir été pour rien dans sa nomination, notre garant de l’ordre territorial avait hérité d’un adjoint au professionnalisme irréprochable. Un tirotero, il crachait le feu. Gourmand pire qu’un dragon, soit ! Mais un arrangement maison lui avait permis de dévier le principal de ses exigences sur la part de gâteau dévolue à Dientuso. Oui, quelqu’un de fair-play. Un poil trop flambeur à son goût, mais d’une correction rare, très rare…
Seul à savoir de quoi il en retournait vraiment, à la régule, sans provocation ni remue-ménage, l'ex-bagnard à sa Majesté menait à bien ce qui s’apparentait à une reconquête éclair de la pêcherie de Cojimar. Aussi circonspect qu’un intrus venu du dehors, il entrouvrit la porte du hangar pompeusement appelé local technique et, bonté divine, son regard flasha sur une barque effilée comme un long gant noir qui se détachait des autres. Elle appartenait à Orlando, le demi-frère du grand flic noir que le rhinopotame exilé chez ses frères de lait traînait à ses basques comme s’il l’avait eu une fois pour toutes à sa merci. Laurel et Hardy, vous vous souvenez ? Moment de transition. Entrée en dernier, cette embarcation au léger tirant d’eau sera la première à sortir. Bouclé dans ses rêves de conquête, il lui caressa la coque comme un hidalgo flatte la nuque d’une femme, électrisation des sens qui fit surgir en lui un besoin inextinguible de conjurer le mauvais sort, de forniquer les institutions. Bercé d’idéologie illégitime, il dégagea la barque qui racla le sol à n’en plus finir avant de se soumettre à la douce résistance de l’eau. Sans hâte mais il ne s'agissait que d'une impression, il fixa quille et rames sur leurs taquets et, pour toutes indemnités, s’enfuit comme si c’était lui le héros.
Vite passer la baie et ses regards. Ernesto le vieux rebelle renaît à la mer, sa joie est incommensurable. Liberté, tu parais hors de portée mais lui va te reconquérir ! Sans rien laisser trahir de sa précipitation, il dégagea l’esquif avant que le courant n’en décide autrement. A chaque traction soulignée d’un profond coup de reins, il progressait d’une dizaine de mètres, frôlant par la même occasion le rideau d’arbres penchés sur le rio qui auraient tellement voulu camoufler son passage. Glissade contrôlée sous le petit pont au cœur de pierre, comprendra-t-il un jour? Intriguée par cette machine de guerre qui battait si frénétiquement des ailes, la sentinelle de l’escadrille anti sous-marine de la base de Cojimar ne l’entendit pas de cette oreille. Fidèle à sa conception oiseuse de l’ordre public, elle piailla à tout berzingue son désir de voir la superforteresse Che Ciencaminos number one s’envoler. Discipline collective oblige, le groupe d’assaut positionné tout au long de la chaîne alimentaire suivit avec l'enthousiasme de vrais héros. Ainsi font, font, font les petites marionnettes… Hé, hé, le rafiot n’est déjà plus visible depuis la baie ! Guidé par une main mystérieuse, notre vieux pirate vient de jeter sa jambe de bois. Son héroïque épopée de navigateur solitaire reprend cours après un long intermède dû à la folie dévastatrice des diablotins rouges de ce foutu leader.
- Rebelle pour toujours ! » hurla-t-il triomphalement à la mer comme s'il l’arpentait de long en large.
Une question maintenant. Insinuante, cela va de soi. Où va le mener cette prise en mains non conforme à toute orthodoxie ? Nouveau coup de rame, spéculations, mur de silence redoublant d’explicite, l'aveu qui gêne et qui taraude. Une réclamation pour suivre. Opportune, évidemment. Laisse-toi aller lui avait dicté la mer. Qu’attend-elle pour pousser le courant plus vite alors ? Message reçu, les vagues commencent à s'inscrire dans la valse des hésitations. Éole, Phébus et compagnie lui lancent de multiples signaux d’encouragement, Papito était dans une forme olympique. Stop, plus de coup de rame. Pilote automatique et cela fonctionne, l’esquif progresse à l’allonge. Bon moment d’inventorier le contenu de la barque, pépé. Oui, oui, grouille-toi. Cette tranquillité ne durera pas. Constat net et sans bavures. Filets, amorces, réserve de nourriture et d’eau, tout manque. Impulsion, tu parles. Marin d’eau douce, ouais ! Te v'là bien avancé, mister le guérillero bohème. Toi qui cours après la délivrance, ça m’a plutôt l’air mal barré, non ? Un vent convulsif souffle en totale simultanéité avec un ciel de tout ou rien. En l’occurrence, c’était vraiment rien. Sauf tout le soleil.
A s'être fait le grand honneur de renouer avec ce que l’existence a de somptueux, sans savoir où aller, il y allait tout droit à telle enseigne que l’issue n’eut pas grand mal à s’imposer, elle consistait à rentrer en vitesse à Cojimar. Sans donner signe de vie dans cet antre à causeries où tout se propage si vite, la coopérative aurait tôt fait d'associer son absence à une énigme presque sous forme de signature. A moins que l’on ne s’inquiète d’abord du sort du Jaqueton ? Le Jaqueton ? Ah bon, lui serait-il arrivé quelque chose ? Revenu pour ainsi dire les pieds sur terre, il jeta un coup d'œil par-delà l'étincelant des vagues et y trouva son compte. Lovée dans le courant, la barquette filait bon train un bon mile au large de Tarrara, à quelques encablures de l'endroit où, l'an passé, il avait si brillamment débusqué ces tonnes de Cojinùas. Côté miroir aux alouettes, un long filet de mer lui ouvrait les bras, l'autre étant obturé par un massif montagneux protégé par un fortin de barbelés naturels, ultimes ramifications d'un petit rio sur fond d'eau basse déboulé des crêtes et qui se terminait en mangrove. Avec ce qu'il était tombé comme flotte hier, le frêle esquif trouverait-il à s'y faufiler ? L’hypothèse en valant une autre, il vira bâbord toutes, investi de la certitude que la garde côtière ne recevra pas de sitôt l’ordre d’inspecter ce bas de falaise, qui plus est protégé du monde d’en haut par une barrière végétale inextricable. Un endroit idéal pour y camoufler un engin à fond plat, pas un homme-grenouille n’y retrouverait un lamantin. Nargué par cette falaise qui le rendait minuscule, il dénicha assez vite la passe qu’il cherchait, attendit un bon gros rouleau venu surfer d’une lointaine marée… et à Dieu va comme pour emplafonner Maxime d’un imparable direct du gauche ! Au passage le plus délicat, un fouillis de branches acérées l'obligea à se fondre avec l’étrave, mais quelques coups de godille donnés en pleine extension arrangèrent la situation mieux que ne l’eût pressenti un rond-de-cuir administratif. Étale à ses pieds, cette pointe de mangrove ressemblait à un champ de riz à peine repiqué. Impression de rapine douce, la barquette s’y glissa tel un atout sous la manche et se figea dans un cloaque de boue à proximité des premiers éboulis. Dès demain, le niveau d’eau baissera au moins d’un mètre et la recouvrira de végétaux, c’était parfait. Retrouver Cojimar au pas de course s’était-il juré. Encore fallait-il s’extirper de cette fange sans pépins. Short et chemise noués par-dessus tête, il progressa brassée de joncs par brassée de joncs pour éviter de s’engluer. Dépatouillé de ce marécage dont, tout compte fait, il avait attendu pire, il se débarbouilla à l’aide de feuilles rêches, puis remit sa vêture. Tout sauf spécialiste de l’aéroporté, il était bien décidé à faire son entrée dans la grande scène du deux, l’escalade à crû de parois que la via Blanca surplombait à cent mètres, rien d’une sinécure à saltimbanque. Sans mesurer à quoi il s’engageait, il se précipita côté éboulis et, l’œil vissé sur ses mains pour assurer ses prises, dut faire corps avec la montagne sur une dizaine de mètres avant de trouver une passe inespérée qui lui permit de déboucher à proximité du pont. Une escalade qui valait bien celle des mots. Même notre bon Monarque eut été incapable de préciser d’où venait de surgir ce vieux guérillero hagard d’être sorti indemne d’une mare aux crocodiles.
Peu importe son aspect de déroute, il en vaut d’autres. Pour avoir chaussé ses bottes de sept lieues, l'infatigable Ernesto se trouvait déjà aux portes d’El Rapido, un restoroute de cambrousse dont la malbouffe ne s’apprécie qu’en monnaie nationale. Plutôt chiquer du merlan cru, jamais Papito n’aurait consenti à y mettre les pieds, point de vue bien évidemment réfuté par nos chauffeurs de transport public pour qui les heures de pose sont sacrées et la pompe à essence nationalisée d’à côté tout autant. Avec cette chance qui lui collait aux basques depuis le passage du cyclone, ce serait bien le diable s’il n’y dégotait pas un lift qui le ramènerait à Cojimar au moins cinq fois plus vite qu’il en était parti. Et par tous nos saints canonisés, c’est ce qui se produisit ! Benoîtement occupé à ranger son jerricane personnel dans une cache façonnée sous la carrosserie, le conducteur d’une guagua affectée au transport de la brigade prolotaire de rénovation des ouvrages publics Julio Antonio Mella n°26 s’apprêtait à reprendre la route après s’être désaltéré d’un rafraîchissement gazéifié, servi contre bon dûment tamponné dans un gobelet cartonné réglementaire de 37 centilitres couronné d’un magma de glace en principe pillée. Ouf, il y avait fait ajouter une larme de rhum venue dessous la table. Puis une deuxième rien que parce qu’il était déjà en retard… Rétif à ce monde de partage qui ne permet pas l'endossement, notre vieux loup de mer excellait en revanche dans le registre du quémandeur muet, jeu de rôle consistant à laisser parler d’elle-même sa personnalité d’absurdisté avachi. Plus effacé qu’un gorille perdu dans une revendication populaire de masse, il agrippa la main-courante pour franchir, comme il l’eut fait d’un interdit psychologique, l’ultime marchepied de ces huit kilomètres qui le séparaient encore du haut Cojimar. Pitié qu’il s’expliquait mal, le fonctionnaire d’autant plus émérite que le geste ne lui coûtait rien acquiesça avec fatalisme, non sans avoir fait mine, longtemps mine, d’attendre la piécette de trois pesos frappée à l’effigie du saint Ché qu’accompagne d’ordinaire ce type d’entraide égalitaire. A bout de souffle depuis qu’elle avait appris sa fin prochaine sous forme de pièces détachées, son inconfortable guagua fumait pire qu’une cheminée de bateau à aubes et tanguait fortement de l’arrière gauche. Gentiment car telle était son intention, Ernesto en fit part au camarade autocariste arc-bouté à un volant difficile à maîtriser. Imperturbable sous sa casquette bleue des Orlando Magics dont il venait d’abaisser la visière, le maître à bord après sa Majesté se retourna pis que pendre sur ce vieux débris en qui il ne voyait qu’un minable grossièrement curieux. Par pure aversion, il décida de l’humilier pour le compte :
- De quoi te plains-tu ? Y’a qu’un amortisseur de cassé…
Il en faut plus pour décontenancer un vieux bonze qui a passé sa vie à botter le cul au grand Phare de Cojimar :
- Ah, c’est pour ça qu’on roule à gauche ? Hé, fais gaffe, y’a un cheval !
- Merci papy ! Là, j’avais pas fait attention. C’est de ta faute
Auto-dégagé de toute responsabilité, le travailleur de force reprit :
- D’où sors-tu, toi ? Pour l’amortisseur, faut pas s’en faire une montagne. L’essieu tient le coup, j’en reviens pas moi-même. Jusqu’à quand, va-t’en savoir ! Hasta siempre si je me fie au rapport de l’ingénieur. J’sais pas d’où cet alcolo a pu tirer ça, mais il garantit la fiabilité de l’engin jusque 40 km/h. Quarante au compteur, bien sûr. Mais comme il est foutu, la vitesse, c’est à moi de l’estimer. Surtout dans les descentes …A moins que je n’achète la pièce de ma poche au marché noir. Ici, tu sais comment ça va
En l’occurrence, le pirate y savait pas. Il dit « Ah ? »
- Sauf si je le dénonce pour laisser-aller antirévolutionnaire, bien entendu
Là, Pépère connaissait. Il redit cyniquement « Ah ? » avant de lui vider son chargeur plein la tête :
- Compadre, à ta place, c’est ce que j’aurais fait depuis longtemps !
Offert en son temps par le regretté camarade Ceausescu, le valeureux bus tenait encore ensemble grâce aux couches successives de peinture aux tons caramel et crème dont on l’enduisait toutes les années impaires. Seul élément de décoration, un ostentatoire « Ordonne, Roi ! » calligraphié en rouge par-dessus le pare-brise fendu d’une superbe diagonale, imposait que faire et penser à deux rangées de sièges en totale défonce et une bonne moitié du soutènement manquait au niveau du couloir central :
- Bof, les brigadistes sont habitués, tu sais. Et si y’en a un qui dégueule, j’dois même pas m’arrêter » confirma le brave homme d’un air entendu. Vexé par la mine déconfite que tirait ce vieux plouc qui empestait la vase, il enclencha le bouton rouge situé sous un mini ventilateur à pales. Lié au même contacteur, un mélange abracadabrant de trompettes à bout de souffle, de hurlements de djihadiste martyrisé, de parasites en boucles et de pulsations africano-computerisées fusa des cache-portières en carton de récupération. Putain, là il le fait exprès, on n’entend même plus la transmission gémir. Et accompagné au klaxon, cela sonne vachement plus carré encore ! Aseptique par défaut, Papito demanda à quitter le bord peu avant l’unité territoriale, puis s’empressa de remercier l’autocariste mélomane de sorte que celui-ci l’oublie au plus tôt. Plus que huit cents mètres, deux petits tours de stade. Ta mission marathon tourne au triomphe, Mister Ciencaminos.
Passé à travers le petit bosquet de façon à rejoindre plus discrètement le bas-village, il aperçut chemin faisant la silhouette de son petit chenapan de neveu sanglé dans son bel uniforme couleur lie de vin souligné par le foulard rouge des grands jours. Bon sang ne peut mentir, il galopait derrière un condisciple plus âgé qu’il tentait d’atteindre à grands coups de poings sur le dos. Casseur invétéré reconverti dans la discipline sans rémission, Papy la pogne eut tôt fait de le caler sous son étau. Le rituel semblant de fessée achevé dans la bonne humeur, il lui demanda de sa grosse voix de gendarme le pourquoi de ce grand uniforme. Tout excité à force de se débattre, l’effronté rebelle new age relata sa matinée :
- Aujourd’hui y’a-pas-eu-école ! Et papa m’a vu, il était avec les ouvriers en train d’applaudir. Une cérémonie grandiose qu’elle a dit la Directrice. Ça veut dire quoi grandiose, pépé ? On s’est bien marrés, tu sais. Mon bataillon de pionniers a défilé en l’honneur d’un courageux héros qui a donné sa vie pour la défense de notre cause
- Même s’il n’en voit pas les tristes conséquences ? » rétorqua le vioque aussi sec refroidi comme par tout ce qui touche au libre-arbitre de notre bon Monarque.
Le petit ne comprit pas, laissons-le dans son monde d’enfant roi, un monde déjà si bousculé par les récriminations de son père et les grands principes nunuches que tentait en vain de lui inculquer sa maman. Lui qui prenait tant plaisir à jouer bataille contre les méchants Ricains, il doutait du bien-fondé de l’héroïsme officiel au point d’avoir demandé à l’institutrice qu’il aimait bien ce qu’était exactement notre cause. Mais la madame n’avait fait qu’augmenter son trouble en haussant les épaules au moment de lui donner le petit drapelet de papier aux couleurs de la Nation, celui que l’unité scolaire aura à agiter en passant devant la tribune officielle. Au courant de l’aversion de son pépé pour ce compartisme qu'on lui serinait tous les jours en classe, corne de bouc, rien que pour le narguer, il brandit l’emblème sacré devant son gros nez grondeur. Non, il ne se rappelait plus du patronyme du héros, mais peu avant l’entame de la marche au pas de l’oie, celle que le bataillon de pionniers répète tous les matins au carré patriotique, la chef éducatrice avait dit que c’était un révolutionnaire très, très fort et très courageux :
- Un gay… un gai… un guéri…
- Un guérillero ?
- C’est ça, tonton : un guérillero ! Comment que t’as deviné ?
Mis aux fers par l’étau de deux bras puissants, il se mit à trépigner du pied :
- Pépère, j’suis-pas-ton-prisonnier. Et t’as déjà deux fois promis qu’on irait pêcher… Ton gros nez devient tout rouge. T’es qu'un menteur-com’-Maxime !
Pas tort le gamin. Mais il lui fallait manifester sa présence au village, le plus loin possible de la coopérative :
- D'accord, je te relâche. Et si t’es sage, samedi j'te montrerai comment qu'on désobéit au vilain Jaqueton, c'est promis. Mais juré que t’en parleras pas à maman, hein !
Arrivée sur la pointe des pieds pour saisir ce que ces deux-là tramaient encore, Martha n’en prit pas ombrage :
- Par saint Ché, où étais-tu donc passé, tonton ?
- En vadrouille, Martha. Ça prend du temps maintenant que je n’ai plus grand-chose à faire, tu sais !
Mille sabords, t’allais l’oublier vieux flibustier. Dire que t’as fait le détour rien que pour ça :
- Prête-moi dix pesos, ma fille. J’ai besoin d’un petit remontant. Et rends-moi ma libreta, c'est bien jour de marché, n'est-ce pas ?
Putain d’hombre, s’il continue à mentir avec autant d'aplomb, ce charlatan finira plus royaliste que le Roi…
Affalée sur un banc de pierre au carrefour de la 152, une imposante Mamita santériste toute de blanc vêtue le lui confirma de très vive voix :
- Les esprits ont intercédé. Sauf mauvais sort de dernière minute, notre ration mensuelle de yucca sera distribuée cette après-midi même. Fais confiance à ta bonne étoile, Papito
Vieil excentrique auquel tout mécanisme d’administration courante montait à la tête, il aurait parié sa chemise jaune, celle à laquelle manquent toujours deux boutons, qu’il y aura foule au centre d’alimentation végétale Patrice Lumumba. Élémentaire, mon cher pirate ! Pour parer à toute éventualité, avaliser le verdict dirait Maxime, il passa en coup de vent chez le Fangio, histoire de lui préciser qu’ils ne s'étaient pas quittés depuis 6h45. Alibi croix de bois croix de fer, coup de gnôle vite porté à trois et petit café de jais mis sur la note, cinq minutes de conciliabule guerrier, pas plus. Même pris à l’improviste, son pote de toujours n’était pas du genre à s'embarrasser de questions.
Goulag bardé de fer forgé pour éviter le vol et haut lieu déambulatoire de la communauté locale, le supermarché version Cojimar se résumait en un sombre hangar hanté d’étals au grand rien tenus par d’orgueilleux mignons du Roi légalement accrédités à piquer le peu qui nous reste. Miracle, le yucca de la libreta pointait effectivement à l’ordre du jour. Surveillée du blanc de l’œil par deux fouille-merde agréés, une file d’estomacs bourrés d’aigreur patientait livret à la main au cul d’un camion à benne au sommet duquel un grand Black en liquette sale jouait au distributeur important. N’allez pas pour autant ternir notre sens des priorités. Ouverte de onze à treize avant seconde vacation en début de soirée, c’était surtout la rhumerie d’à côté qui attirait son beau paquet de monde. Gorgée d'appétence inavouable, une autre file de cobayes, exclusivement mâle celle-là, y attendait bouteille à la main sa dose de bonheur distillé. Simple question de bon sens et là pas de calendrier lunaire qui tienne, c’était le jour de la barrique bihebdomadaire. Débarquée il y a moins d’une heure de la calèche de livraison, sa teneur en alcool s’en trouvait relativement garantie, c’était le moment de faire ses réserves. Fatalité et il s’y attend, demain le rhum sera mouillé à 20% et pas question qu’il y coupe. Quant au libre cours d’après-demain et au fond noyé de cristaux troubles qui s’ensuivra... Inutile de trop s’étendre sur cette foutue question de survie, n’est-ce pas ? Concessionnaire de ce qui n’en restait pas moins le fleuron commercial du village, Tony le bougnat avait beau la jouer copain-copain, ce mot galvaudé ne donnait droit à aucun traitement de faveur. Rhum de canne, dose de came :
- Hé l’ancêtre, pourquoi qu'on ne te voit jamais que le jour de la barrique, bourrique ?
Trouvaille grosse caisse, le vieux en apprécia le distillé avant de goûter la mixture, cela allait encore. Retapé en moins de deux, il lui en faut décidément peu, il intégra la file des indigènes rationnés en légumes sans quitter le registre du soûlard perdu dans son monde abrupt, muet comme poisson au fond des mers. Superbe, Méphisto Ciencaminos avait du temps à revendre, une pleine bouteille à flûter et toute une vie de galère devant lui.
Survenu sans crier gare du portail le plus sombre du ciel, un vilain nuage dense serti d'éclairs aux lueurs de géhenne désincarna la voûte comme s’il s’apprêtait à fossoyer le bleu de la baie. A ce signal de stratagème, une patrouille de trois requins tigres pris de fureur indicible vira de bord façon commando et fonça bête et ange sur sa cible, une touffe de sargasses qui donnait l’impression de ne savoir sur quel pied danser pour se dépêtrer d’une mer d’huile étale au pied du Phare. Dérivant sans âme au gré des flots, elle ressemblait à une couronne récemment jetée à l’eau en souvenir d’un cher disparu. En ripaille collective sous ce parapluie protecteur, un troupeau compact de petits Escrivanos eut le réflexe immédiat de s’éparpiller tous azimuts. Perdants-nés, ils assistèrent impuissants au spectacle sauvage de cette triade de succubes débarqués gueule ouverte des mers de Chine qui se disputèrent cric me croque la dépouille boursouflée du tendre Jaqueton. Ché-Ché-Ché, à moi le meilleur morceau !
L’âpre odeur de sang diluée sur des kilomètres, des congénères voulurent s’intéresser à l’affaire. Trop tard, les potes. Le mode de vie socialo-compartiste version dents de la mer s'aligne au mot près sur notre doctrine mako-mako, Pas vu, pas pris. Fallait vous montrer plus réactifs, mes cocos !
Son tour venu, le pépé dont le nez commençait à concurrencer celui d'un clown faillit se faire emmancher d’une demi-livre par le grand Noir qui le prit d’abord de haut avant de se confondre en pseudo saluts militaires pour éviter l’esclandre. Muni - et comment ! de son dû, il s’évapora bouteille sous le coude dans un labyrinthe de ruelles frappées de torpeur carcérale. Rien à redire sous ce soleil qui contemple, aujourd’hui le suc de canne lui faisait le plus grand bien. Pourvu qu’il ne retombe pas sur le pasteur ! Incroyablement réceptif à ce que Yemana attendait de lui, il partit s’asseoir sur une souche avec vue plongeante sur la coopérative, coulé dans le rôle de l’imbécile heureux victime d’un passage intermédiaire des plus flous. A faire avaliser sa présence comme si c'était lui l'info du jour, une fois n’est pas coutume, cette vie sur terre commençait à l’amuser. Et un autre petit coup rien que pour se rafraîchir les idées. Multiplié par deux le petit coup. Vieux scélérat, il a tout pigé, aujourd’hui il fait bon vivre… Fond de bouteille …déjà ! S’insinua dans la foulée le regret d'avoir été au bout de ce qu’il avait précisément voulu faire. Outre le fait d’avoir privé Orlando de son bien, évidence prête à ressurgir sous forme de condamnation sans appel, la disparition de la barquette allait renforcer la méfiance déjà proverbiale au sein de cette pénible communauté où, par principe, personne ne fait déjà confiance à personne, aspect à très court terme resté jusqu’ici inaperçu. Restaient les points favorables et ils étaient nombreux. D’abord d’avoir une fois de plus baisé nos gardecôtes jusqu'à la gauche. Constat à relativiser, qu’avait-il à en tirer ? Rien, le silence de la mer. Que dire en revanche du sacrifice libératoire du Jaqueton ! Le retour express de ce faraud dans les limbes de la mer va libérer la gigue ou entraîner l’affolement selon le côté où on se place. Et il est le seul à savoir, là ce sera le tout grand silence de mer. Le pied, c’est la mort douce promise à l’administrateur. Ernesto y avait déjà pensé, ce bazouf a foutu un tel bordel qu’il lui est devenu impossible d’en trouver la porte. A son niveau, les déconvenues s’accumulent. Si atroce que ce soit à dire, Kermitt va se sentir à l’étroit dans sa chemise de nuit. Lui, s’en sortir sans déchirure ? Cela m’étonnerait ! En fait, plus il réfléchissait aux conséquences de son acte, plus il y trouvait de raisons. Faute d’en entériner d’autres, des soupçons de haute proximité vont vite envenimer l’atmosphère. Bon moment d’amener les collègues à saisir où se situe leur intérêt, il n’y a pas discours plus accessible. Et ils n’avaient que deux possibilités, les copains. Soit ils restaient confinés dans leur profil de silhouettes en évitant de contester la politique de Dientuso avec le risque d’un retour boomerang le jour où se produira l’embrasement. Ou alors, alternative plus prometteuse, qu’ils jouent l’avenir en l’enfonçant dans sa nullité. Crénom, il était écrit que cette tête de bois ne résisterait pas. D’ailleurs, ses ex-confrères esquissaient déjà de grands gestes d’invite. Accroc des itinéraires bis, il y mit son meilleur sourire d’incise, mûr qu'il était pour planter un nouveau coin au cœur de cette foutue coopérative déjà fort effervescente, ce qui était plutôt bon signe. Dans un brouhaha illustrant à merveille la mélasse dans laquelle il patauge, le collectif ressassait son tropplein de rancœur envers cette satanée direction qui l’avait fait piaffer des heures durant avant de l’autoriser à vérifier l’état de leurs embarcations. Une attente en mal d’utilité car le petit port, un tout petit sans même la prétention d’être d’attache, était niché derrière la colline du centre récréatif. En principe, les bateaux y étaient protégés des grands vents. Il eut fallu que l’œil du cyclone foudroie le village pour les retrouver perchés dans les arbres comme en 63 et en 77. Mais bon, ne trouvez-vous pas qu’avec ce Roi maudit, nous avons déjà notre part de malheur ?
Trois points de suspension plus tard, la chaine de ceux qui n’ont rien à faire et tout à dire s’agrandit d’un maillon. Et si en mer la voix porte loin, sur terre elle exprime le seul rapport de force. Conforté par l’absence du Jaqueton, chaque gueulard donnait libre cours à sa hargne, sa version de la vérité, la vraie, la seule digne d’être rapportée. Un tohu-bohu, il y était pêle-mêle question de voleur éhonté, de traître à la Révolution, d’inconscient ayant osé affronter les mille dangers de la traversée …si pas choisi le meilleur moment pour filer al Norte. Mains, épaules, torses et jambes s’agitant autant que les voix, la nervosité combative, l’ordre de grandeur, le déchaînement passionnel, le tir à vue, ont également révolutionné le concept conversation. Jusqu’à la mort, précise Maxime en frappant du poing sur la table.
Mais là, faut pas exagérer quand même ! Remisons pour un temps le constat. Essoufflés par la cadence imprimée, les avis définitifs et sans partage, finirent par retomber comme voile sous un ciel protection UV, ultra violence. Bon moment de poser sa première banderille :
- Et Orlando, que va-t-il faire maintenant qu’il n’a plus sa barque ?
Remarque perfide, doublement, triplement perfide. Elle obtint le résultat escompté, aucun de ces évolués sociaux n’y avait pensé. Sans que ce n’eût l’air palpable, il enfonça le clou :
- Pauvre type, d’ici à ce qu’on l’envoie moisir en prison comme moi
Il poursuivit sans impulsivité. Oui, sans la moindre impulsivité, c’est difficile à concevoir ici :
- Pensez-en ce que vous voulez mais moi j’vous dis que personne n’aurait pu voler sa barque si Dientuso n’avait pas priorisé sa Lada de merde au détriment du bien collectif. Et le Jaqueton, hein ? Encore plus dangereux quand on ne le voit pas, celui-là. D’ici à ce qu’il vous mijote un mauvais coup…
Stupeur générale et sans commande. Une contagion galopante, mégalomaniaque auraient-ils précisé s’ils avaient un tant soit peu de pratique à les dépuceler ces demi-mots. Dès qu’il s’agit de leur peau, les collègues ne s’arrêtent jamais à mi-chemin, ils étaient toujours d’accord. Déjà beaucoup acquiescent, c’est bon signe.
Partenaire obligé dans les rapports forcément marqués d’ambiguïté entre prolotariat basique et direction, le gros Chachi jouait à l’intermédiaire plus ou moins empressé. Empesé ricanaient nombre de collègues qui le soupçonnaient d’être un jaune. Agent double, minimum double tant il était égaré dans le dédale de ses contradictions, il en était arrivé à disposer d’une certaine influence dont les parties antagonistes soulignaient le caractère exaspérant en le traitant d’imbécile à peine manipulable ou de fidèle porte-parole de la Direction selon le côté d’où on se place. Un fainéant d’antichambre qui avait le don de se mettre en avant, inattaquable précisément pour cette raison. Expert de la manigance sur les deux tableaux sans avoir un clou pour les pendre, ce pompon rouge devait à une accointance, paraît-il familiale, d’avoir été nommé délégué syndical, promotion surprenante qui ne lui valut pas que des amis dès sa première tentative de mettre le monde du travail à ses pieds …avec l’aval plus qu’intéressé de Dientuso qui lui avait lâché la bride comme on le fait d’un mastodonte. Roi de la marche arrière, spécialité à outrance qui a toujours fait défaut au bon Maxime, notre cher et lamentable Chef de corps l’avait vite sacrifié aux tâches de premier échelon, un poil plus bas que Ramiro et c’était déjà bien payé. De guerre lasse, les coopérateurs avaient fini par s’en accommoder. Il y avait pire, plus faux, moins con. Un OGM, disaient-ils. Seul à se penser capable d’imposer ses vues, le haut-parleur semi-officiel se campa plein milieu le cercle des militants en esquissant un grand geste hollywoodien qui le fit ressembler un court instant à un papillon en vrille, une bouffonnerie de haut vol après la prestation du vieux. Dans cette coopérative en demi-teinte, l’unité commanditée du collectif besogneux, c’était lui, rien que lui et personne d’autre. Son autorité étant en jeu, il venait de flairer l’imminence du danger, intuition néfaste corroborée par ce python d’Ernesto dont il ne connaissait que trop le pragmatisme débauché et qui le regardait déjà dans le plus pur style doucement les basses. Avant que se profile l’avarie, il joua son va-tout, le pire qu’il eut pu trouver :
- Il a raison le vieux. J’vote pour qu’on en discute tous ensemble ! » trancha-t-il en levant haut la main, le subterfuge préféré de notre bon Roi lorsqu'il s'estime seul en droit de s’attaquer au problème.
La masse laborieuse rassurée par la fausseté du personnage, sa réponse fusa sans fragmentation :
- Hasta siempre. Votons tous ensemble, Ché, Ché, Ché !
Cocktail Molotov dans le panier à crabes. Même ceux qui ont toujours peur du retour du bâton s’y mirent avec un sens aigu de la fraternité. Plus fort, plus haut et avec moins de oui mais que les autres. Ah, ils ont fière allure ces foudres de guerre ! Des fanas, mais pas des martyrs. L’épidermique, d’accord. Mais en complément du reste, alors. Le rentre-dedans, c’est emprunter le chemin de la gloire, de la rupture. Or, seule la victoire compte. Et surtout son utilisation. Demandez à Mad Max ce qu’il en pense, il vous confirmera les dires du Papito à mille pour cent. Oui, mille pour cent, le pourcentage habituel… Le vieux sentait la victoire proche, mais Dieu sait qu’il en pince. Et puis merde, y'a des fois où il vaut mieux se faire comprendre sans trop le taire :
- Faites le tour de la question et venez me rapporter ce que vous en aurez tiré. Je serai chez moi à six heures !
Message en morse ou morsure du morse ? Là-dessus, non pas un, mais deux malabars pas vraiment du genre à se vanter d’avoir descendu le Roi suite à un simple pied-de-nez à une de ses images pieuses, s’extirpèrent du groupe dans l’intention bien arrêtée de s’accrocher à ses basques. Papito n’en ressentit pas plus d’émotion que s’il avait vu le saint Ché couché sur son lit de mort. Coulé dans ses rêves de coureur des mers, il partit s’asseoir à même la berge, sensible au seul aspect dérisoire de ce rio sans profondeur de champ qui se diluait dans la baie. Un pied dedans pour s’y fondre et l’autre dehors afin que personne ne l’y suive, il s’aventura dans un long travelling interne de monde meilleur, voué par avance à accepter que les souvenirs dont on connait l’aspect décoché allaient se remettre à vivre. Revenu Dieu sait par quel détour à l'uniformité si chère au bon Maxime, il flasha comme s’il s’agissait d’une découverte. Par Ochun, grands ou petits, ces bateaux étaient tous de couleur bleu pastel, le ton de l’océan sous la lumière. Seule l’épave du yacht de Dientuso était blanche, d’un blanc immaculé, virginal comme la conscience de son propriétaire. Avec un grand trou au milieu, comme dans la conscience de son propriétaire. Un moindre mal que cette incapacité chronique d’appréhender le monde. Il y apprit un élément neuf, une foucade supplémentaire de son amie la mer dont la vengeance tournait décidément à la démonstration. Aux dires de ces hâbleurs, la fatalité n’avait pas fait la part belle à Quimbombo, notre économiste si malaimé. Bâtie à front de baie, sa baraque n'avait pas résisté aux coups de boutoir des déferlantes. Chauds les marrons. Écoutez la teneur exacte du propos :
- A fond l’falzar qu’y se l’est fait mettre, l’enculé. Cojonès, ça doit faire mal par où ça passe, hein ? D’ici à ce qu’il en attrape des boutons plein la bite !
Reconnaissable entre mille cet impromptu du distingué Yumma. Personnalité haute en couleurs du village, ce grand échalas avait le chic de faire valser les jurons mieux que sa Majesté le fait des têtes. Et pourtant sa célébrité, relative, entre nos quatre murs, ce n’est pas à son langage châtié qu’il la devait, mais à une infime malchance dont il se serait bien passé. Seul rejeton mâle d’une famille de demi-notables à avoir loupé le moment de se barrer chez les Ricains, par dérision, le tout Cojimar des grandes gueules, ce qui fait quand même un beau paquet de monde, l'avait affublé de ce sobriquet donné par chez nous à l’étranger blanc ayant les moyens de payer. Comme l’égrillard recevait de temps à autre un petit mandat familial de Miami aussi sec dilapidé en libations, l’appellation lui allait comme un gant. Bourreaux des cœurs avilis par l’usage, nombre de villageois avaient fini par prendre plaisir, trop plaisir à lui remuer le fer dans la plaie en l’interrogeant souvent, trop souvent pour n’y voir qu’un jeu, sur les raisons d’un tel acharnement du sort qu’à vrai dire il ne comprenait pas lui-même. Giclette à la clé, sa réponse du vice à la vertu revenait toute faite, y compris ce rire incoercible qui parvenait à le rendre si sympathique :
- Par la sainte floche à Maxime, si j’suis resté au bled, c’est parce que nos gonzes ont un plus joli cul que leurs grosses vaches. Juste bonnes à brouter, ces connes…
Un accouplement verbal, faut-il le préciser, perfectionné avec le temps, comme s’il avait là un lourd tribut à payer. Imbattable dans le registre, le bouilleur de crû revint à charge. Une salve ciblée cette fois sur le seul vieux :
- Et toi qui braille à chaque réunion qu’on devrait foutre une rosette à c’t enculé de Jaqueton, viens plutôt m’aider à tirer le slip à sa mère. On pourra s’la niquer entre prolotaires !
Résolu à ne rien aborder avant ce soir, le papy n’en était pas pour autant rigide. Il répondit d’une mimique commune à beaucoup d’individus. Celle qui signifie rien à foutre, c’est la devise muette et permanente de l’ensemble des sujets de notre bon Roi. Le Yumma comprit tout de suite !
Milieu d’après-midi froissée de nuages et de torpeur, la garde dort mais l’administration ne se rendra pas. Présageant l’abus de force dans ce qu’il a de plus qualifié, une Lada à plaque minéralogique verte – aïe, elle appartenait donc au charroi du Minint ! se fraya un passage laborieux entre les troncs d’arbres que nos autorités n’avaient toujours pas fait dégager du parking au pied de la colline. Renonçant plus par inspiration que de droit à la poursuite du rallye tous terrains, le destrier de fer arrêta son planning savonneux à michemin, laissant pour tout sillage deux longues stries parallèles dans une terre glaise encore fort spongieuse.
- D’ici qu’elle s’embourbe à la sortie et ce sera encore à nous de la dégager ! » ironisa un des gardes qui s’apprêtait pesamment à aller voir de quoi il en retournait sous cette chaleur humide.
Champagne à toutes les tables ! Deux armoires à glaces sur gonds garantis incassables en débouchèrent, la Lada parut subitement trop petite pour eux. Seule marque de tendresse militante, ils laissèrent à un chauffeur malingre le soin d’attendre leur retour en se faisant encore plus petit derrière son volant, point barre. Libéré de tout préjugé fonctionnel, le duo de Rambo 14 fonça en parfaite osmose sur le bureau de la direction.
Gâârd’à vous …avec ce petit temps de retard qui fait toute la différence. Le trio de plantons dont la sensibilité aux effets de manche staliniens venait d’être lamentablement prise en défaut rectifia haut les torses son laxisme premier. L’impact psychologique de ces deux robots casse-trop le démontrait à suffisance, heureusement qu’ils n’en avaient pas à eux ! Papito contempla la chose d’une noblesse étudiée que le duo infernal prit pour un affront et c’était bien de cela qu’il s’agissait. La putain de nausée néant évitée d’un chouia, il préféra mettre les bouts et, gros soulagement, eut plaisir à rencontrer en chemin Hilario le picador, un fier à bras au regard carré qui habitait presque en face de chez lui et que l’on voyait à l’occasion aider le Fangio à remonter de gros moteurs. Émule d’Hercule capable du meilleur comme du pire, il ramenait des récifs une récolte record de gros crabes verdâtres, des pince-sans-rire aux vilains yeux rouges qu'il débusquait mieux que personne d’un coup de pique à travers le corps, il lui manquait un doigt. Encaqués dans un sac de jute qui remuait de façon inquiétante, ses captifs du jour ont beau savoir qu’ils n’ont plus grand-chose à attendre de la vie, ils n’en crâneront pas moins jusqu’à l’épreuve finale de l’eau bouillante, moment sacramentel où divine inquisition et compartisme eugénique communieront de concert dans l’ultime conciliation de soi qu’est l’éternelle vérité. Chauffe Marcel, un léger fricotis, le panthéon, tralala et puis y’a plus ! Pas grave, les crabes en ont l’habitude. Et puis ces charognards l’ont cherché. Les opportunités… pas faites pour eux, les opportunités. En revanche, le pépère venait de profiter de toutes les siennes.
Nuit douce en toile de fond. Niché dans sa combe où d’ordinaire tout tient si bien en place, le vieux pêcheur à pêcheurs trépignait d’impatience. Vont-ils se pointer, oui ou merde ? Les minutes s’égrènent au compte-gouttes, pourvu qu’ils viennent ! Remontée contre le temps, la chaise à bascule craqua aux jointures comme si c’était elle que la vieillesse habitait. Victime de la marée, l’ixième petit rhum d’attente évita d’un chouia de valser par-dessus bord. Et hop, encore un que la marée n’aura pas ! L’embellie, il était temps. Oui, ce sont bien Chachi et Pipo dont les silhouettes se profilaient selon l’ombre que chacun méritait. Eh minute, y’en a un troisième là derrière. Ouille, il s’agit d’Orlando, le propriétaire de la barquette ! Crénom, c’était l’ébauche de toute une mise en scène qui s’écroulait d’une pièce ! La décontenance n’étant pas son fort, il les invita à s’asseoir sur de petits tabourets à même la terre battue, puis fila chercher verres et bouteille qu’il posa cérémonieusement sur la caisse de bois qui lui servait de table aux grandes occasions. Mouches du coche attirées par le vinaigre, les trois conjurés rapprochèrent leur siège d’autant. Feu vert pour la conversation, personne d'extérieur n’en saisirait un traître mot. Puisqu’il fallait bien que quelqu’un se lance à l’eau, il fit le plongeon :
- Et alors, qu’avez-vous décidé ?
Le gros syndic eut bien repoussé tous les murs de la fausseté s’il l’eut pu. Touché par une brusque illumination de type Fatima, il claqua bruyamment des doigts comme s'il venait de découvrir la solution de génie, celle qu’il avait longtemps préparée. Pour qui y s’prend, c't enflure ? Pour ce qu’il est, tiens ! Un King de la rhétorique du moi :
- Avec ce que j’vous amène, on va se la farcir ta grosse grenouille !
Obligés de se défalquer au plus tôt du matamore, Pipo et Orlando se précipitèrent de concert sur le rhum. Mal leur en prit, Chachi stoppa net l’intention en confisquant la bouteille. Coup de chapeau au magicien, il l’eut bien engloutie toute entière. Dépressurisé par cette apnée en profondeur, il se sécha les lèvres du plat de la main mieux qu’un vrai dur et se détendit d’un onctueux renvoi en demi-lob :
- Et vous ferez comme je dis, sinon…
Putain de saint Ché, se dit le Papito. J’viens à peine de poser quatre verres sur table et ce gros nave ose encore picoler au goulot. Il en eut fallu plus pour que Chachi comprenne, logique bon teint qui le poussa à tenter de ressaisir la bouteille. Le bras long, long mais un peu court :
- Tss, tss, crache maintenant bien vite ce que t’as à dire, mon brave ! « tonna-t-il tout en fourrant la gnôle hors portée, histoire de bien le lui faire comprendre.
Comprendre quoi ?
- Camarade Ernesto, t’es bien le seul ici à n‘avoir jamais tenu compte que j’suis famille avec un grand ponte de la Marine. Un neveu de ma femme, c’est à lui que je dois mon bateau. Après la réunion, j’ai demandé à ma chère Virma d’en parler à sa sœur et c’est elle qui a tout arrangé. Une heure qu'elle a poireauté avant d’obtenir une ligne pour Cigaro, tu t'imagines ? Mais elle a fait comme j’ai dit. Les bonnes femmes, je sais les tenir, moi ! Et le résultat n'a pas traîné, je dois le voir demain matin en un lieu secret sur les hauteurs de la Rampa. Garanti que j’vais le faire saquer ton gros vampire ! Le Jaqueton était sur le point de mettre à jour un trafic de langoustes avec des restaurants privés et le Minint le soupçonne de l’avoir fait disparaître. C’est Delapera qui me l’a dit, il avait l’air furieux de s’être fait doubler
Parfait, parfait, la déstabilisation démarre au quart de tour. Mais on sentait le vioque loin de la conviction tant le cas lui inspirait pitié, cette pitié déchéante qui ne ressemble à nulle autre. Pipo n’attendait que cela. Il profita de l’instant de flottement pour déballer d’un trait ce que tout un chacun avait sur le cœur. Cojonès, ce gros naze de Chachi ne l'avait pas volé !
- Notre délégué ne t’a pas tout dit. Après son speech, le collectif a voté à main levée et c’est à l’unanimité qu’il t’a désigné pour l’accompagner, Dans ce foutu bled, tout le monde te respecte, Ernesto !
- Oui. Et c'est à ta rectitude que tu le dois » précisa Orlando en soutien bon teint.
- Bien, bien ! répondit-il de l’air le plus dégagé qui soit. Et concrètement, vous proposez quoi ?
Concrètement, concrètement. Vite dit ça, concrètement. Le concret, c'est du domaine du Roi, ça. Le populo, il s’est réfugié dans le y’a qu’à… Le concret, c’est l’ensemble de ce qu’on fait contre ses ordres. La vie de tous les jours, quoi.
- Nous, rien. La solution, c’est de toi qu’on l’attend, Papy « reprit l’artiste aussi déférent que s’il en appelait à l’arbitrage de Sa Majesté.
Pieds et poings liés par son initiative importune, le délégué patronal par délégation eut la mimique de qui se sait bon pour le couteau à viande, c’était à présent fatal. La glisse se précise, mon pote. Sûr de lui avoir mis le grappin dessus, Pipo acheva avec brio le processus d'arrimage du papy :
- Satané pirate, si Chachi a vraiment de quoi faire virer la grosse grenouille, ton devoir est d’y participer !
Maté grave, le pépère ne sut d’abord que répondre et cela ne lui était pas arrivé souvent. Goguenard, il acquiesça d’un trait :
- Dans ces conditions, d’accord !
Oh, il ne s’en tirerait pas à si bon compte l’autogestionnaire de service ! Brillamment rétabli dans ses droits, le nouveau chef de bande s’offrit sa première perversité translucide. Pas bien méchante, mais plus rosse que s’il s’était jeté à son cou :
- Six heures trente devant chez moi, mon gros bichon. Et tu fais comme ce soir, t’arrives à l’heure !
Au grand dam du lourdaud qui naviguait déjà dans le caniveau, il retint Orlando par la manche :
- Non. Toi tu restes, j’ai à te parler !
Demi-frère du grand échalas condamné à servir d’exutoire à Ramiro, Orlando s’était forgé au fil du temps le statut d’homme de la dernière chance avant qu’un délit remonte aux autorités, rôle de garde-fou qui s’était encore accru durant sa longue absence. L’évidente connotation tragique, meilleur t’es, pire t'est le sort. Un jour il saura, c’est promis. Et il pardonnera, c’est évident. Même sa voix se fit douce :
- Bien joué d’avoir exigé de Chachi qu’il se réfère au groupe. Mais ton influence ne restera prépondérante que si tu possèdes une barque. Aussi ferais-je tout pour que tu en retrouves une, quitte à la construire de mes mains. Cela ne me sortira pas de la tête, foi de Ciencaminos !
Survint alors la bombe à pharaoniser le Roi. Pour vingt siècles au moins, c'est plus sûr ainsi :
- Me construire une barque ? Mais t’es bien trop vieux pour ça, Papito ! Depuis que t’es revenu, il me brûle de te divulguer un secret. A toi je peux. Y’a que mon frère qui sait, il m’a aidé. Le coup du yacht, celui de Dientuso. Et bien c’est moi !
Le Pépé se retrouva du coup dans le même état d’esprit que lorsqu’il ratatinait le crâne d’un requin. Et bardafer les squales à la massue, notre vieux bout de chou raffolait de ça.
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CHAPITRE 9
Il est cinq heures, Cojimar s’éveille et le Phare balaie ce ciel blafard dont il ne peut s’éclipser. Sa marche aux flambeaux se termine en provoquant le royaume des ombres. Y danse, y danse, trépigne et tourne en rond. Il est cinq heures, la Place Rouge a mauvaise mine et le Phare n’a toujours pas sommeil. Là-haut sur la colline, un coq au chant modulé donna le signal de départ d’un tout autre jeu de transes. Sorti d’une longue nuit de sortilèges, Ernesto prit plaisir à ne pas se lever. Comme sa journée d’action syndicale commençait par une heure de vagabondage à vue, il prit le temps d’échafauder ce qui pourrait bien s’apparenter à l’hallali d’un gros magouilleur. Comptez sur sa motivation, il ne se départira pas de sa vigilance. Mandaté par ses collègues pour sa capacité à contrôler Chachi, le principal était d’avoir récupéré leur confiance. Un formidable bond en avant qui l’avait décidé à mettre tout son poids dans la balance, même si cette ouverture d’une indiscrétion à la cantonade sentait l’opportunité bidon. Toute considération subjective mise à part, tirer un plan sur la comète reste un plaisir d’une douceur extrême. D’où viendrait qu’un absurdisté s’en prive, sinon pour éluder les mille et une raisons de ses échecs, de ses continuels échecs et rebuffades ? Tous nos compatriotes à l’exception notable de sa Majesté qui, c’est de renommée courante, est le seul à prendre ses déroutes pour des victoires. Trop longtemps contingenté le long de sa ligne, le petit pion Ciencaminos finit par se positionner sur la case marquée doute. Et si sa stratégie de prédateur ne trouvait pas à s'appliquer à terre ?
Bouter le feu aux structures n’était-ce pas d’abord laisser le champ libre à l’opportunisme, à un Dientuso seconde mouture ? A cette traîtrise bon chic bon genre si ancrée dans leurs gènes que l’odieux Maxime, s’il était mis au courant, rirait déjà à la simple idée de les châtier durement ? Convaincre des fonctionnaires imbus, qui plus est contre leur propre caste, tout un échafaudage monté en cinq décennies à détricoter sans ce sésame absolu qu’est la corruption généralisée, l’appât irrésistible, le seul moyen de faire bouger leur masse indifférente au sort d’autrui. Dire que sans le soutien inconditionnel de Pipo et, plus encore, les confidences pourpres d’Orlando, jamais il ne s’y serait embarqué. Comment diable ces deux-là s’y étaient-ils pris pour arracher son accord ? Il n’en revenait pas encore ! Toute notion d’espace abolie, il en conclut qu’un terrain de chasse aussi feutré n’avait rien d’attrayant. Une équation bourrée d’inconnues, il n’en saisissait pas vraiment les données. Et ce bourrin de Chachi ? Va-t-il enfin se pointer celui-là ? Sept heures. L’attente qui s'était promenée sans faiblir lui parut subitement plus longue que l’ère du feu. Réflexe pavlovien, il tendit la main vers sa bouteille mais l’altération fit qu’il n’y trouva aucun réconfort. Vint alors le déclic qui avait tant traîné : mais oui, ce gros whale habite à mi-chemin de la station d’autobus ! Vieille cloche, au lieu de te morfondre dans l’attente d’un bon vouloir qui ne viendra jamais, t’aurais été mieux inspiré de proposer la démarche inverse.
- Ouais, je sais. Mais la nouvelle distribution des rôles a fait que…
Allez hop, exécution ! Pas celle à Maxime, mais exécution quand même. Gauche droite un deux et tout le toutim. Toujours ça de repris sur cette horloge qui tourne et qui tourne. D’où c’est que tu sors, Papy ? C’était prévu, prévisible en tous cas. Depuis le temps que tes collègues n’en ont rien à foutre de rien. Ni de l’heure ni du reste. C’est la malédiction du conquistador qui nous suit depuis un demi-millénaire, le Roi n’a fait qu’accélérer le cours de l’histoire.
Comme l’avait si bien subodoré cette rage qui montait et montait, le gros répugnant n’éprouva aucun besoin de se justifier. L’illustration même du laconisme à décourager le mieux intentionné. Môssieur était occupé à je ne sais quoi, sûrement une activité moi-je de la plus haute importance :
- On avait dit six heures ? Si tôt, t’es sûr ? Oui, oui, ça va ! Tu ne vois pas que je repasse ma chemise ? On a tout le temps. Tiens, assieds-toi là, c’est mon fauteuil. Un p’tit coup de rhum pour la route ? Ça va te donner du mou…
En d’autres occasions, en d’autres lieux, le vieux eut sans doute accepté. Surtout s’il était déjà bien lancé, il se pardonnait alors beaucoup de choses. Mais à quoi bon harponner ce rustre, il en aurait attrapé la migraine. Le shrapnell du matin, l’exactitude, le simple souci de l'autre… Le gros lard crut l’abîmer corps et âme en insistant lourdement sur la bouteille :
- Ne le prends pas comme ça. Mon rhum, j’te le ferai pas douiller, tu sais !
Un répugnant ...on vous le disait.
Ernesto refusa vertement. Il tenait à garder les idées claires, les idées et le reste. Le reste ? Mais y’a rien à dire du reste. Posez franchement la question au Roi, lui au moins vous renseignera. Sa Patrie n’est-elle pas celle de qui n’écoute jamais rien ni personne ?
Huit heures vingt. L’édifice s’enflamme, le vieil escogriffe s’apprêtait au retour at home. L’autre s’en rendit compte, accéléra les formalités, dut rebrousser chemin. Monsieur avait oublié son portefeuille :
- T’énerves pas, quoi ! Y’a pas quinze kilomètres et il n’arrive jamais avant onze heures. Tu vois, c’est de ta faute si j’ai oublié mes papiers. Tu m’as trop pressé à vouloir partir si tôt » No-comment, avons-nous dit… Même au premier rang. Oui, oui, c’est bien à vous que j’en ai, camarade !
Protagoniste d’autres accomplissements, le pépère n'avait d'autre alternative que de tourner la page. Après deux faux départs de dimension, ils étaient enfin aux ordres du starter. A vos starting-blocks, les gars. En guise d’échauffement, vous me ferez un petit 1.500 mètres à pinces jusqu’au terminal du M2. C’est quoi ça un M2 ? Bonne question, sa Majesté est ravi de constater que vous suivez attentivement. Le M2, c’est un chameau ! Un chameau, dites-vous ? Oui, un chameau mais pas un vrai. C'est un bus au dos carrossé de deux bosses si prononcées qu’il ressemble étrangement à ce noble animal de transport assuré. Copie transgénique ou peu s’en faut, il sent aussi mauvais que son frère du désert et n’avance guère plus vite, gazage de ville en prime. Rendons grâce au bon Max de ne nous en avoir offert que six exemplaires, complétant le caractère prodigue de sa libéralité par trente tanks à tourelle et quatre M1 d’occasion fourgués par la Hongrie qui n’en voulait plus. Des M1 apparentés à leurs coreligionnaires n’eut été qu’ils n’ont qu’une bosse, malformation génétique qui nous a logiquement amenés à les appeler dromadaires. Des animaux de somme, de très grande somme. Pensez, leur sobriété légendaire surpasse la nôtre. A cent litres d'eau de Chavez aux cent, il n’y a pas que le Roi à manier les évidences, n’est-ce pas ?
Et imaginez la pollution que cela engendre ! Imaginez seulement, vous ne pensez quand même pas qu’il irait jusqu'à en tenir compte, des fois ? Quant à digresser sur les conséquences qui en découlent, visez l’ennui mortel qui se lit dans ses yeux...
Nos deux pigeons voyageurs ne se doutaient pas de ce que le futur immédiat allait leur réserver. A leur place, on se presserait moins. Pressentiment confirmé par les faits. Bardée d’inspecteurs en cirés jaunes armés de sifflets stridents, une file d’usagers déjà matés par un soleil de plomb attendait l’inévitable tassement dans ces conglomérats de promiscuité mobile. Dans ces conditions à dépressuriser toute notion d’exactitude, arriver à l’heure au boulot relève de l'impossible, fatalité inéluctable que nos chefs règleront à coup d’amendes ou de mains aux fesses. Reconnaissons-lui le mérite de circonscrire la problématique à l’essentiel, celle-là même qui nous empêche de nous attaquer aux causes. Parce que les causes, c’est encore un domaine réservé au Roi. Lui connaît bien le problème. Les causes, c’est toujours à cause des autres. Là, t'aurais mieux fait de la boucler, vieux ronchon. T’as vu ce beau chameau qui se pointe cataclop ? De quoi t’as l’air maintenant, toi qui a passé ta vie à prétexter que c’est à notre bien-aimé leader que tu dois de ne pas avoir débusqué Yemana la grande Aruga ? Pff, ce n’est pas encore demain que sa Majesté t’invitera à sa table ! Trêve de digressions. Schroutch, le vaisseau pour désert économique mâcha à grands coups de meule la première moitié des insectes en attente. Schloups, pas un de ces cloportes en cours de déportation ne vrombit. Pschitt, plus aucun n'est en mesure de gonfler ne fut-ce qu’un poumon. Schlaps, pourquoi ces inspecteurs à la bourre s’obstinent-ils à en écraser d’autres contre les portes ? Krouikx, y’a quelque chose qui grince, mais quoi ? Beurps, ce chameau a beau contenir plusieurs estomacs, il va exploser c’est sûr ! Et flop, v’là maintenant qu’un demi chef militaire se pointe. Non mais, qu’est-ce que cet empaffé vient foutre en pleine jungle populaire ? Il va falloir en jeter cinq dehors maintenant. Et pas des petites vieilles, ce sont elles qui se déchaînent le plus. Avec ses six rangées de médailles, sûr qu’il exigera une banquette pour lui seul. Sa tronche enrhumée, au nez fort rouge du moins, plaide en sa faveur. Jamais le contrôleur n'osera lui réclamer le prix du trajet.
Pourquoi qu’y s’est pas pointé cinq minutes plus tôt ce gros fils de pute qui pue la bière ? On l’aurait fait monter en premier, les privilèges sont plus faciles à octroyer avant de retirer les droits aux autres, non ? Pas content non plus le chauffeur. Alors là, pas content du tout de s’être fait coller - et pour la seconde fois de la semaine s’il vous plaît, l’amende standard à six pesos pour excès de vitesse par un caballito qui n’avait visiblement rien d’autre à faire. 55 km/heure avait tranché l’infâme racketteur sur deux roues. Effronté menteur, son chameau fonçait au moins à soixante-dix ! Tout le personnel roulant de la brigade Alfajet fait pareil sur la longue ligne droite menant à l’autoroute qui l’est beaucoup moins. La sécurité, que faites-vous du concept sécurité ? Parce que l’aspect sécuritaire, hein ! Un kilomètre sans nids de poule, vous croyez que ça se trouve sous le pas d’un cheval ici ? Maxime devrait tenir compte des rares possibilités de tester le matériel à pleine charge. Culpabiliser n’a de sens qui si cela s’adresse à tout le monde, non ? Encore sous le coup d’avoir été confondu avec un berbère en Méhari, l’autocariste en mal de reconnaissance étatique décida de faire attendre tout ce beau monde dix minutes de plus. Sur cette ligne, c’est lui qui fait l’horaire. Et puis il avait soif. Merde, les travailleurs ont des droits, non ? Résultat, le vieux et son boulet qui a toujours le temps restaient sur le carreau, c’était prévu. A quand le prochain ?
Va-t’en savoir… Et bonne chance sous ce soleil !
Bonté divine ! C’est alors que ses yeux tombèrent ex abrupto sous le charme très diva sur le retour d’une vieille rombière qui somnolait par-dessous les palmiers. Préservée des affres du temps, cette antiquité maquillée de minium était une Buick sexagénaire vert pomme reliftée en taxi collectif. Un ancêtre que ces cons de Ricains s’obstinent à qualifier de trésor. Un trésor national ! surenchérit qui vous savez. Un brontosaure brament pour leur part nos compatriotes, toujours animaliers et pas que dans le langage. Bien vu l’artiste, ce super saloon mobile attendait son quota de sept passagers à dix pesos, destination Cigaro centre. Dix pesos ? Mais ça va pas la tête, c’est un prix prohibitif ! Et ne venez pas me parler d’aléas en matière de déplacements, ce mot est ingérable. En sus, il porte malheur ! A la moue de misère qui se fit jour sur le visage de Chachi, il comprit que le seul moyen de sortir de cette quadrature du cercle, la figure géométrique clé du compartisme de terrain, serait d’y aller de sa poche pour les deux trajets, dépens pudiquement appelés fatalité, attrape-nigaud ou frais généraux. Là-dessus, le pingre alla jusqu’à soupirer du bout des lèvres. Oui, il daignait accepter ...uniquement pour lui faire plaisir. Visant la place derrière le chauffeur, Papy laissa Monsieur tout pour moi se précipiter en premier et cela ne rata pas, sinon il l’eut poussé plus fort que l’aurait fait Hulk. Réflexe conservatoire, il en profita pour vérifier si l’arrêt de portière fonctionnait. Invraisemblable mais vrai, c’était oui même s’il fallait baisser le carreau, qui lui ne fermait pas tout à fait, pour le décaler. Neuf heures quinze… vingt… vingt-cinq... Laissez-vous tenter, m’sieurs, dames, deux places restent à prendre. Last but not the least, alors qu’Ernesto s’apprêtait à débourser de quoi s’en passer, un bruit de fond évoquant l’embuscade, une de plus, détourna l’attention générale. Surgi par-delà un immense panneau publicitaire vantant la probité légendaire du Roi, un troupeau compact de rebelles irascibles était difficilement contenu à distance par trois flics barrières Nadar dont le rôle de stricte neutralité s’arrêtait à protéger de la vindicte populaire un couple de Noirs et sa progéniture en partance pour Santiago qu’ils espéraient rejoindre endéans la semaine, d'un seul tenant de préférence. L’indignité portée à son comble, le père supplia l’aimable cocher de lui octroyer à prix familial les deux derniers strapontins. Un tremolo ! Du coup, l’ambiance monta encore d’un cran sous les huées. Intervention rapide de la force publique. Un seul round sans objection de conscience. Brillant, efficace. Le dernier carré n’est pas un vain mot, les barrières Nadar ont progressé d’au moins dix mètres… Rétabli dans ses droits légitimes, le mini chevalier noiraud reprit d’une voix beaucoup plus cinglante, frénétique pour tout dire : - Et tu oses encore me réclamer quarante pesos pour deux gosses qui voyageront sur nos genoux ? Méfietoi du pouvoir occulte de mon amulette maléfique, gros macoute ! Cinq ans que je trime dans l’underground et toi, tu trouves encore normal de me racketter alors que cette foule en délire menace de lapider ma famille. L’assistance aux compartistes en danger, que fais-tu de mes droits civiques, camarade ! Bordel, que restet-il de la conformité politique ! Où va-t-on, par saint Ché. Mais où va-t-on ? » Horrifié à l’idée qu’une pierre mal ajustée allait d’ici peu finir sa course sur la carrosserie de son bel outil de force, le chauffeur à la grosse moustache arbora le méchant sourire en coin du flic qui connaît le règlement comme sa poche. Faute d’assurance tous risques, ce concept n'existe pas ici, il imposa le package familial à trente pesos, prix sacrifié à prendre ou à laisser, valait mieux pas. Et soyons juste – concept qui n’existe quant à lui qu’à titre théorique et encore ! il s’agissait, à titre purement accessoire, d’un geste d’apaisement concédé au ventre de la maman en instance de pondre au moins un petit révolutionnaire supplémentaire et qui venait en aparté d’envoyer la taloche de sa vie au plus grand pour avoir tenté de subtiliser la menue monnaie qui traînait dans le cendrier. Pas pour l’inélégance du geste, voyons. Mais non, ce p’tit con s’était bêtement fait surprendre en flagrant délit.
Des nitchés bien sûr ! en conclut le digne loche qui répondait au doux nom de Christo, homonymie laissant supposer qu’il n’admettait d’autres malversations que les siennes. Et d'abord comment s'est-il payé un transistor dernier cri, ce soi-disant pauvre type qui pleure comme si sa Majesté venait de lui arracher sa croix en or ? Santiago, pff… C’est le carnaval des animaux ce coin-là ! A défaut de se justifier, le transistor s’explique. Quand on a réussi à mettre tant de flouze à gauche, on la ferme. Ou alors on s’arrange pour ne pas le montrer, il le faisait bien lui. Neuf heures quarante. Recroquevillé dans son coin, le vieil Ernesto faisait à présent corps avec la portière. Pas bégueule, lui qui ne supportait aucun compartiste de terrain, il eut l'insigne humanité d'accepter le plus petit sur ses genoux :
- A condition qu'il cesse de donner des coups de pied ! » tint-il à préciser avec l’autorité crasseuse que l’on attend d’un steward attitré du Roi.
Associé naturel du moteur, un enregistreur à cassettes rafistolé à grands coups de scotch avait charge de prévenir les candidats expéditionnaires du départ imminent de la croisière. Mécontent de la distribution des décibels, le disc-jockey mobile modifia d’un fifrelin la position des baffles, torsada sa moustache à la Dali, puis l’un ou l’autre fil dénudé pour tirer l’hétéroclite au clair et bang ! celui de gauche se mit à l’apogée de son alter ego. La partie électronique dûment wagnérisée, il leva à la baguette l’immense capot du vaisseau fantôme, lequel dut manifester une trop grande soif de saint Graal car il se retrouva la gueule coincée d’une brosse entre les mâchoires. Et ce n’est pas tout ! Victime de sa vision foncièrement raciale des choses, il interdit au moricaud, qui fit aussitôt mine de se réfugier dans les bras de sa mère, d’encore toucher à la clé de contact :
- Petit macaque de merde, à la prochaine incartade hurla-t-il les yeux injectés de sang, je t’envoie sous les trois pneus du coffre !
Deux fuck you hispaniques plus tard, le chef d’expédition passa au cérémonial de préchauffage. Miracle de notre révolution industrielle si décriée par la concurrence, un long cliquetis de squelette brutalement tiré de son sommeil plus tard, le moteur se libéra dans une cavalcade de pistons comme s’il allait se perdre à tout jamais sur une orbite connue de lui seul. Compensation fratricide, un épais fatras de fumée noire s’échappa de ce qui restait du pot d’échappement. Depuis le temps qu'on vous dit qu'ici tout fonctionne. C'est à vous de vous adapter, pas le contraire. Domestiquée avec un sens si prononcé de la cruauté professionnelle, sa vieille Buick maquillée d’épouvante, notre capitaliste souterrain y tenait plus qu’à sa femme. En quête constante de profit, la seule éthique qui compte, elle était à ses yeux l’illustration parfaite de l’inventivité post-normative qui contraint tout petit chose entreprenant à se retrousser les manches dans ce combat permanent qu’est le recyclage pour la survie. Sinon y'a pas à y couper, c’est le service au Roi ! Et ma foi, son business d’économie informelle fonctionnait avec tout le juteux prêté à un jackpot de l'ancien régime, ce n’était que justice. Expert en relations publiques bien comprises, la protection policière ne lui coûtait pas cher, opportunité dont il avait décuplé le montant mensuel en exerçant, à l’entière satisfaction d’un Général d’active de ses connaissances, son rôle-clé de dernier passeur dans un circuit parastatal de café torréfié, bénéfice aussitôt réinvesti en pièces de rechange, le supplément généré par ses prestations dominicales étant pour sa part consacré au rachat clandestin de certificats de propriété d’avant 1959, il en possédait déjà huit hectares en bord de mer. Un homme d’affaires astucieux et qui voyait loin, il était d’origine libanaise. Le ton fut cette fois de pure courtoisie, somme toute à hauteur du personnage :
- Soixante-huit ans qu’elle roule ma Buick, une éternité quand on y pense. Son moteur d’origine, je compte bien le vendre un jour aux Ricains. En attendant ce jour béni, je l’ai fait remplacer par un autre au pétrole prélevé sur un tracteur compartiste ! » ricana-t-il, conscient toutefois qu'une innovation technologique si pointue obérait pour longtemps son libre accès à la richesse immédiate.
Mais au moins lui assurait-elle ses deux bols journaliers de riz aux haricots, complément énergétique à l’indispensable rentabilité dite au jour le jour, impermanence dont il convient de s’assurer les moyens quelque part. Après s’être signé comme s’il avait à réfuter toute opposition, il renchérit d’un ton sans répliques :
- Par saint Ché, l’essence est bien trop chère, même au marché noir. A quarante litres aux cent, le calcul est sans pardon » risqua-t-il en laissant le moteur monter à température.
Une analyse à la portée de n’importe quel analyste du bureau du Plan » appuya-t-il plein gaz. « Du moins, je suppose…» glissa-t-il au ralenti. « Sinon y’a pas ! » embraya-t-il en toute logique. « C’est de loin la marque la plus connue de l’île » ponctua-t-il d’un maître retour au point mort...
Ici, tout se joue dès les qualifications. Ensuite, c'est au bon Maxime d'adapter le départ aux circonstances. Tant pis pour vous, camarades !
En délicatesse séculaire avec le second rapport, la Buick techno diesel dut s’y reprendre par trois fois avant d’enfin passer le cap dans un craquement aussi suspect que sourd. Pas de chance niveau cinétique, le feu de signalisation, qui ne fonctionnait que par plein vent pour de subtiles raisons de contact trop difficiles à détailler en quelques lignes, tomba au rouge alors que le bolide, toujours en phase de lancement, n’en était plus distant …que d’une quarantaine de mètres, tiens ! Patatras, la procédure de freinage désespéré sur trois roues, peut-être même deux, le déporta sur sa droite, rodéo ingérable conclu par l’artiste d’un très aléatoire contrecoup de volant couplé au frein à main. Miracle, sa monture sur pneus lisses évita d'un cheveu l’éradication ferme et définitive au petit malin en uniforme qui lui enjoignait de s’arrêter, facétie de service faite au petit nouveau par les racketteurs en titre de cet endroit à risques. L’avatar conforta le vieux qui, pas idiot, avait refusé de s’asseoir devant.
Lorsque le feu rouge s’éteignit, signal que le faux contact refonctionnait, qu’il y avait un twist dans l’alternance de courant ou que l’ampoule eut normalement dû repasser au vert, le mastodonte polychrome s’élança sur un bon kilomètre, monopolisant à lui seul les deux bandes de l’autopista construite au début des années cinquante et jamais rénovée depuis, les grands travaux étant désormais concentrés sur la défense de la Nation. Non, Christo n’en bougera pas. Sur cette île, nous sommes tous têtus… Vingt minutes de chevauchée fantastique plus tard, il franchissait sans encombre le poste de police du Moro, le château-fort érigé il y a quatre siècles par les Espagnols pour protéger le port de Cigaro des pirates, les ancêtres de ceux-là même qui aujourd’hui ont pris le pouvoir. Sublime d’indifférence devant le laxisme des vampires adoubés dont un alla jusqu’à lui faire de grands signes d’amitié au passage, l’audacieux taxibrousse plongea fenêtres ouvertes dans le tunnel sous le fleuve. Nouvel avatar, une jeep militaire en panne bloquait une des deux voies de circulation. Circonstance imprévisible, surtout dans un tunnel. L’anarchie progressive, la pire. Et bien entendu, notre société écran n'a pas estimé utile d'y installer le moindre extracteur de fumée. Ni d’assurer la distribution de masques à gaz, c’est à cause de l’embargo. Pas question de civisme non plus, on vous l’a déjà dit, bordel de merde. Encore moins de passage alterné, par saint Ché ! En Absurdistan, c’est le plus immonde qui emporte le morceau. Il n'y a pas d’autre choix et il n’y en aura jamais. Jamais ! On ne fait que vous le répéter, voilà tout. Circulez, connards. Depuis le début vous avez tout faux. Ici, y’a rien à voir ! A la vitesse qu’avaient pris ses doigts à pianoter le volant, il était clair que le Commandante de bord ne décolérait pas de voir s’envoler pour rien, vraiment pour rien, ce précieux gazole échangé à coups de jerricanes de vingt litres avec le pompiste en chef du contingent de maintenance de l’hôtel Cigaro Libre contre six douzaines de plaquettes de pépégé en conditionnement d’usine. Des amphés coupe-faim elles-mêmes soustraites par cartons entiers des stocks gouvernementaux, moyennant autant de ballots de vêtements de seconde main prélevés par son épouse du stock des associations baptistes d’entraide contre le lâche embargo. De là à couper ce moteur si compliqué à l’allumage ! Au diable l’économie keynésienne, le risque d’asphyxie l’emporta. Vive la sortie du tunnel. La longue marche en avant, c’est bien le but d’une voiture en ville, non ? Rodé par ce non-sens permanent, Ernesto conforta son opinion : l’absurdisté condamné à faire équipe avec sa Majesté dispose d’une incroyable faculté d’adaptation au pire, l’existence même de l’île repose sur ce postulat. C’est à cause de l’embargo… Pardon, de la faute au Colomb !
A une petite encablure du musée de la Révolution, un centre reliquaire de guérilla fin d’époque, l’étrange cornac reluqué de près par un camion à benne bondé de bérets noirs en tenue de travail eut peine à bloquer son fidèle pachyderme à hauteur du seul passage clouté du centre-ville. Trois sécuritaires vert olive et un faux invalide spécialisé en simulation pour les cas les plus juteux le précisaient avec la rigueur de mise, tout engin motorisé avait ordre de se recueillir moteur en berne devant l’auguste dépouille de notre fichue Granma prisonnière de sa cage de verre. Franchir un feu rouge, cela reste dans l’ordre des choses. Mais snober le submersible de la Nation, vous voyez le drame d’ici ? Encore sous l’effet des gaz, le vieux qui n’avait jamais vu cette arche de Noé sous cloche fut pris d'irrépressible envie de tordre le cou à Ochun, l’ennemi juré de Yemana. Par quel détour en dehors de tout canon ce mauvais génie s’est-il ingénié à protéger Maxime et sa clique de barbudos durant leur traversée tempétueuse du golfe du Mexique ? Un remake de Moïse sauvé des eaux. Une croisade moins houleuse que l’odyssée des balseros. Une épopée au superlatif depuis le temps qu’il la déclame ! Et notre vénéré Monarque ne s’est pas arrêté en si bon chemin, il ne s’arrête jamais en chemin. Sous prétexte d’une montée inquiétante de l’insécurité, il a parachevé son OPA en multipliant le quota de policiers par deux. Et lui qui est tellement plus malin que les autres, il a même veillé à rendre le métier attractif via un astucieux système d’intéressement aux amendes qui évite tout excès de captation décentralisée. Tout sauf candide, ce serait lui faire un bien mauvais procès, il en a également profité pour lancer les bases d’un nouveau deal social en triplant le montant des pénalités. Position lucide s'il en est, charismatique en attendant qu'il en change, éloquente puisqu'elle vient de lui. On vous a déjà dit que cet homme sait compter. Avec autant de colts à la ceinture, il a tous les atouts dans sa manche.
A raison de quatre aller-retour journaliers, Christo tirait évidemment sa force d’une parfaite connaissance topographique des lieux. Passé la Bibliothèque Nationale dont il s’était toujours demandé à quoi elle servait, il termina le premier transvasement du jour à l’angle d’une ruelle borgne à mi-chemin entre le Parc central et la station de Chemins de fer. La déportation s’arrêtait là, c’en était fini de son premier voyage aller au bout de l’ordinaire. Fini ? Pas selon ses critères en tous cas. Enfin quitte de ses trouffions de clients, il lui restait encore à fouiller l’habitacle, en ce compris loin par-dessous la banquette, dans l’espoir d’y dégoter un éventuel objet négociable. Chou blanc, encore et toujours chou blanc. L'habituelle frustration aussi vite évacuée qu’elle s’était insinuée, il éprouva l'irrésistible besoin de se rincer la dalle, c’était franchement mérité. Pointilleuse, un grave défaut ici, son entreprise d'antitrust étatique démontrait sa foi inébranlable en un avenir économique dégagé, exemplarité qui l’avait poussé à engager son premier prolotaire personnel, un absurdisté spécialisé présentement occupé à resserrer les deux derniers boulons maintenant la roue avant droite sur son axe. Outre cet aspect voulu infériorisant, la partie carotte de sa mission dont il s’acquittait ma foi fort bien consistait à vanter le confort du transport privatisé à travers les files pré-chamélisées à raison d’un peso par passager et de deux lorsqu’on avait passé les sept, sous réserve d’un délai de grâce n’excédant pas les dix minutes. De caractère plutôt persuasif, ce collaborateur zélé se faisait au minimum cinquante pesos par semaine, c’est le début de la fin pour la crise de l’emploi. Vous commencez à comprendre pourquoi notre bon Roi tient tant à ce que nos pauvres restent à lui ? Et surtout à vous faire une idée des trésors d’imagination déployés par l’absurdisté persuasif pour se farcir son litron de rhum tous les deux jours. Qu’il aille se faire foutre avec ses emplois, Maxime !
Poursuivis avec véhémence par un conducteur de cyclo-pousse aux mollets impressionnants qui, sous prétexte de deux montées raides, avait eu le culot de réclamer le triple du montant conventionnel alors qu’un léger détour via le Malecon donnait directement accès à l’avenue des Amériques par l’arrière, nos deux pêcheurs se remirent à la marche à pied si chère au cœur de sa Majesté …avec d’autant plus d’allant que Chachi, traité de gros provincial attardé, s’était un peu trop mis en avant. Deux kilomètres à vol d’oiseau les séparaient encore du Vedado, le quartier le plus charmant de la capitale. Mais la tocante frôlait les dix heures et demie. Nonobstant toute sa sympathie pour la cause, s’il avait eu la présence d’esprit d’emprunter sa bicyclette, y compris pour le passage du fleuve en bac à vélocipèdes – oui, cela existe ! Ernesto eut sans doute déjà été sur le chemin du retour. Une fois passé le somptueux Capitole, copie conforme de celui de Washington, puis la fabrique de cigares Montecristo, pas la vraie, celle qu'on montre aux touristes, ils empruntèrent le large trottoir latéral de l’avenida n°5, une saignée urbaine à six voies datant d’avant la seconde guerre mondiale et qu'aucun Cigarote n’a jamais appelé avenue Salvador Allende, malgré les ordres à Pinochet - pardon de Maxime. Indescriptible animation, une libre concurrence d’un pays qui n’est pas le nôtre. Un produit de remplacement sans instructions précises, il lui manque une vis, pas l’écrou. Un mélange hétéroclite de vendeurs de pizzas exhalant une odeur de fromage rance, de santéristes assis parmi leur bric à brac de bondieuseries étranges, de marchands de fritures végétales baignant dans une huile douteuse, de limonadiers ambulants, de rechargeurs de briquets à l’insecticide, d’horlogers qui dérèglent puis vous proposent de racheter votre montre, tous membres du Parti sans quoi ils seraient interdits de commerce. Et puisqu'images résiduelles il y a, jetez un œil discret sur ces grappes de petits vieux alignés le long des balustrades. Tous imprégnés d'inexorable, tous à guetter le moment de vous proposer en catimini leur ration de cigarettes du mois, une paire de chaussures éculées, un mécanisme de robinetterie arraché au mur ou leur journal du matin, le même que celui d’hier, le même que celui de demain. Tous convaincus que quelque chose se trame. Tous à jauger le pigeon. Tous épiés par une cohorte d’inspecteurs qui rackettent, comptabilisent et tolèrent moyennant contrepartie. Tous prêts à crier vive le Roi s’ils y trouvent un avantage à tirer. Tous d’une indifférence crasse devant une pléthore de mendiants affalés aux endroits stratégiques pour mieux exposer leurs plaies à la clémence d’une statuette en plâtre de saint Lazare. Tous pour moi, par saint Ché ! Baroud d’honneur à cet Allende dont notre bon Roi n’a pas plus réussi à garder l’avenue que le vrai souvenir, leur avance fut stoppée net par la foule agglutinée à la devanture du shopping le plus luxueux du pays, un temple d’inégalité voulue où s’exposent le peu de produits d’importation que Maxime offre à notre convoitise. En dollars seulement, sinon c’est la carence totale. Mais quelle raison malsaine vous pousserait à faire un détour par le vrai chez nous ? Effet pervers, l’espace public était phagocyté par un agglomérat de limousines sous statut diplomatique qui suscitaient l’émerveillement lointain des enfants. Plus en retrait, deux quidams d’une discrétion suspecte remplissaient le coffre de leur Lada de sacs plastique dûment scellés par les gardes postés à la sortie. Qui sont-ils ? Dans quelles combines trempent-ils pour disposer de tant de fric ? Le Cigarote n’a de son côté pas la moindre explication …ou se refusera de vous la donner. Égaré dans ses rêves de bonne fortune, cet émeutier silencieux n’a d’yeux que pour la luxueuse Mercedes couleur platine d’où venait de s’extraire un imposant barbudo blanc bonnet, bonnet blanc en robe de chambre, suivi comme son ombre par trois religieuses voilées de prime abord trop grosses pour voyager à l’air libre. Séduction sur macadam. Et si ces bonbonnes soustraites à la concupiscence des mâles étaient des espionnes ricaines, hein ? Nouvelle marche forcée à travers ce monde d’artifices. Passé le Ministère de la Guerre, un blockhaus soviétique hachuré de néons verts et mauves reproduisant le logo guerrier du saint Ché, le vieux trop brutalement confronté à ce que signifie vraiment l’apologie de la guerre s’assit à même le parapet de l’hôpital pour animaux et consacra trois bonnes minutes à solliciter l’appui de Yemana en attendant qu'arrive Chachi pâle comme s’il était résigné à mourir oppressé par lui-même. Auto-sacrifié le délégué syndical de la coopérative de Cojimar ! Et lui, tout rebelle qu’il soit, il a été sacrifié à quoi ?
Plus question de remettre les fondements de leur folle équipée en question, ils étaient enfin aux portes de ce fameux Vedado, le Domaine des Dieux, des demi-dieux et d’une armada de petits faunes prêts à tout pour les séduire. Une féerie sans fondements, le charme fou d’une bourgade de rêve égarée dans la ville, la quiétude dans sa version la plus folle. Du chantage à la certitude. Demandez le programme, il se veut le fidèle reflet d’un socialisme en lutte pour l’égalité des individus.
- Une égalité sans condition ! » rugit en retour notre grand rotomondeur d’un ton qui l’est tout autant.
Le vioque qui n’avait que rarement dépassé le marché de Miramar où il négociait ses poissons découvrait un décor de carte postale, un écrin, un fil d’Ariane. Une remontée imprévue dans un passé pourri mais d’opulence, la Révolution en a gommé le second aspect. Du compartisme de devanture incarné par l’impersonnel Hilton rebaptisé Cigaro Libre après confiscation par qui de droit. Un jardin d'acclimatation à portée de fusil du luxueux Nacional, seul sur son promontoire à rappeler l’Amérique victorieuse de la fin des années quarante. Marlon Brando, Frank Sinatra et, plus surprenant, ce vieux lion de Winston Churchill y séjournèrent à long terme. Aujourd’hui, si vous êtes porteur d’un passeport ricain, on vous remballera au Melia Cohiba, une guesthouse ultra surveillée aux formes dignes d’une société futuriste, futuriste aux yeux des autochtones interdits d’entrée par des cerbères à la carrure dissuasive. Onze heures tapantes. Le soleil brille, brille, brille et l’ultime kilomètre de cette lutte contre le temps consistait à remonter les trottoirs casse-pattes de l’artère la plus moderne du pays, celle que tout Cigarote surnomme la Rampa, encore un symbole noyé de surcharge emblématique. Arraché de son confinement par cet embrasement béton vitres teintées d’obstinément vide, Papito finit par raviser Chachi qui n’arrêtait pas de s’essuyer les tempes sur les manches de sa chemise :
- Ça, du socialisme ? Et toi, tu voudrais me faire gober que ceux qu’on croise ici se contentent de dix pesos par jour. Hé ballot, tu le fais exprès d’être si con ?
Dernier tour de manège, deux putes mâles les dépassèrent en dodelinant du croupion. Outrageusement maquillée, la plus grande maniait son sac comme un lance-pierre. Retournée de la cave au grenier par la hargne folle de ce vieux croquemitaine décidément bien vert pour son âge, elle lui donna l’absolution d’un grand « oh ! « de palinodie souligné de ses grands doigts fins ornés d’une grosse bague illuminée de toc. Désintoxiqué net, Ernesto eut un temps d’arrêt, puis haussa les épaules. Mais ce fut plus fort que lui, il lui fallait dissiper son malaise sous peine d’avoir totalement honte de ses semblables :
- La vérité, je vais te l’asséner, péquenot. Le compartisme, t’y crois pas plus qu’un autre mais tu penses y trouver ton avantage. Venant de toi, cela peut se comprendre
Pincée et pour cause, la mariquita répéta la sentence. De ses grands yeux brouillés de paillettes seulement, cela suffisait largement. La transgression dépassant tout ce qu’il pouvait imaginer, l’irremplaçable délégué au port du drapeau rouge lors des cérémonies d’hommage craignait à présent plus que tout de voir un peloton de gardiens de la Révolution leur tomber sur le paletot. Chut, ils sont partout ! Pas un absurdisté n’ose s’exprimer ainsi en public, c’est plus défonce que de traverser l'autopista les yeux fermés. Réfugié à distance, il le considéra de la manière la plus accablante qui soit. Invité du dimanche et encore, si ce vieux débris persistait à jouer au résistant de pacotille, l’orage allait éclater et il sera le seul à en affronter les foudres. Comment ? Bon Dieu, comment le faire taire ?
Et cela devenait urgent, ils étaient enfin arrivés au croisement des rues 23 et M. Ernesto était rendu, il repensa à sa bicyclette…
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CHAPITRE 10
Tancé par un soleil impardonnable, un panneau de plexiglas légèrement de traviole sur ses taquets se retrouvait bel et bien frappé d’énigme pour cause de fond de lettres rouges et bleues en formica imprégné de sale. A treize idéogrammes près, il était encore possible d’en déchiffrer l’intitulé : Royaume prolotaire d’Absurdistan .
Chambre de Commerce maritime. Bonheur sans mélange, Chachi poussa un soupir de soulagement qui n’était pas feint. Il était arrivé sans encombre, un miracle ! Et son ongle incarné ne le faisait plus souffrir, un autre miracle. C’était le moment de reprendre les choses en main. Et sans ménagement, n’était-il pas aux commandes ?.
- C’est ici, Ernesto. Et maintenant tu la boucles ou je t’envoie paître, t’as compris ?
Le pépère avait anticipé …et déjà compris. Et décidé de se taire. Compris au seul cachet de la bâtisse pourquoi notre syndic de banlieue avait tout fait pour empêcher quiconque de l’accompagner. Et décidé de se taire justement pour cette raison !
Une officine, surtout de commerce, présuppose ouverture sur le monde. Elle était donc sous garde permanente d’une grande bringue qui dormait en chien de fusil dans une guérite aux couleurs nationales chargée de protéger du tout-venant un jardin grillagé à l’abri duquel se prélassait un admirable enchevêtrement d’angelots de pierre rongés de lèpre d’avoir été des décennies durant arrosés par les mictions buccales d'une grenouille de bronze verdâtre et romantique, elle ressemblait à Dientuso. Charmé par l’exotisme de ce décor hélas entaché d’un cruel manque d’entretien, le vieux trouva l’endroit exquis, le perron de marbre blanc était une merveille. Émoussé par les années de sommeil comateux passées dans sa niche, le vigilant ne bougea pas d’un iota. Avait-il seulement entendu grincer le gravier ? Les gonds de la lourde porte en revanche …mais une ombre étrangement boitillante avait déjà mis fin à ce qu’elle avait à entreprendre. Sous le coup d’une prémonition tardive, il eut le sentiment vague d’avoir vécu une situation hors normes, puis se dit qu’il avait rêvé, la surveillance constante lui jouait parfois de mauvais tours. Et comme son job consistait à veiller sur sa guérite et de s’y réfugier quand il pleut, il n’avait pas à se mêler de ce qui se passe à l’intérieur de l’enceinte. Sauf sur ordre du Roi, mais alors il ne serait plus planton. En Absurdistan, tout se tient. Un drôle de jeu mais tout se tient. Et se tiendra toujours !
D’une douceur hivernale au beau milieu un hall de réception au sol parsemé de mosaïques jaunes et bleues, ultimes reliefs d’un oppressant dragon à queue fourchue datant des années trente, une secrétaire modèle Jeanne d’Arc en petite tenue recomposait à grandes touches rouge-raisin une paire de lèvres déjà charnues d’origine. Elle donnait l’impression, incongrue en ces lieux, de tout donner d’elle-même et qu’il ne fallait pas lui en demander davantage. Mal payé …et à hauts risques comme vous le présupposez déjà, son job consistait à faire patienter les visiteurs. Après identification formelle, cela va de soi. L’administration n’ayant qu’un rapport lointain avec le consensualisme, une plaquette à lettrines portant les mots Patricia Delmonte - secrétaire d’accueil, posée tout à côté du téléphone, le démontrait tant par la forme que sur le fond, ce plénipotentiaire femelle n’était pas du genre à s’en laisser compter. Dernier coup d’œil à son miroir de poche dédicacé d’un mignon pincé de lèvres, question accueil, la belle en avait terminé avec le sien. Elle était prête à reprendre sa ration de turbin. Coup de théâtre ! Au moment où Chachi s’apprêtait à abuser de son temps, un girafon d’ébène surgit de la pénombre comme s’il s’apprêtait à crier vive l’Empereur, il émanait de lui une odeur pulpeuse de mimosa. Après les primesautiers glouglous d’usage, il écarta le gros syndicaliste du bras et posa les coudes bien au-delà la partie autoritaire du pupitre, comme s’il disposait là d’un complice de mèche. Nouveaux youyousglouglous en parfaite harmonie avec les drings désespérés du téléphone, renonciation bienvenue de ce dernier et ouverture sans tambour ni trompette d’un duo de parfaite détente avec la Walkyrie bleu rouge black. De la passion owinbouwé et qu’on te mixe tout ça. Ah wééh, la petite starlette du feuilleton brésilien diffusé hier soir allait-elle enfin succomber à l’amour ou se faire bêtement niquer par le pognon ? Mmh, rien qu’à sa paire de miches, on pencherait pour le péché capital, n’est-ce pas ? A propos, il s’agit toujours bien du Roi du bétail, le feuilleton, Maxime doit sûrement s’être mêlé du titre. Rien n’y est encore joué puisqu’il reste au bas mot cent trente épisodes en réserve, mais cette belle aventure à tiroirs tourne doucement à la tragédie. Wotan, il s’appelle le mec. Avec tout le pèze qu'il raque sur le dos des autres, forcément qu’il a facile de foutre des cornes à tout le monde. Mais l’intrigue est en train de se décanter, on a tous déjà compris que l’acteur principal est un roublard. Le scénario est excellent, fort bien monté !
La minute réglementaire écourtée de trente secondes, Ernesto finit quand même par perdre légèrement patience :
- Camarade secrétaire, s’il vous plait…» siffla-t-il comme s'il était atteint des bronches. .
Aguerrie par les années de service, la chatte de gouttière ne s’abandonnait à la soumission que lorsqu’elle le voulait bien. C’était le signal de dégaine qu’elle attendait pour lancer son premier coup de griffe de la journée:
- Holà, ça te dirait de rester poli comme ton camarade ? Et d’abord qui vous a permis d'entrer ici ?
Unique invité potentiel, Chachi comprit d’instinct la nécessité d’intervenir avant que le pépé n’abatte la fille de comptoir d’une répartie dont il avait le secret. Prestigieux de soumission face à l’importance affichée par cette hôtesse qui ne manquait pas d’air, il poussa un lied mielleux balisé d’humilité piétale et nasique à souhait. La voix tortillée du faux-cul redoutant l’ordre du maître. Les mots, toujours le pouvoir à rebrousse-poil de ces foutus mots : .
- Excusez le sans-gêne de mon vieil accompagnant, companera ! Le voyage fut mouvementé et à son âge, cela laisse des traces. Veuillez por favor prévenir votre companero directeur Franco Elohim Alcaida que les deux délégués plénipotentiaires de la base navale de Cojimar convoqués par ses soins pour onze, pardon onze heures trente précises, sont à sa disposition pour dénoncer …oups, lui exposer une série de faits concernant le devenir de la Nation .
Le certificat honoris causa du triste sire avec mention. Pas née d'hier, la gente amazone en avait déjà entendu des vertes et des pas mûres en vingt ans de carrière pas trop entrecoupée de congés maladie malgré les inévitables fausses couches à répétition. Troussée jusqu’aux gencives, elle se fendit du grognement asexué de l’animal que l’on dérange, dichotomie comportementale fruit d’un ostracisme teinté de pitié noble envers les ploucs aux mains calleuses. Femme de devoir jusqu’au bout des ongles qu’elle avait bleu nuit, elle exécuta note pour note le couplet standard du nouveau tsarisme révolutionnaire : .
- L’honorable companero Alcaida n’est pas à son bureau, il est en réunion d’évaluation avec les autres Directeurs. Montrez-vous compréhensifs et revenez demain ! « trancha-t-elle en montant ses beaux yeux noisette au ciel, comme une Madone croquée toute crue par Raphaël.
Bonne Mère, c’était limite-limite à voir ! L’idiot dorénavant fixé sur le sentiment rébarbatif qu’il inspirait, la pin-up reprit sa rêverie en duo là où elle l’avait laissée. De principe, elle avait déjà horreur d’être importunée. Mais par ces gens-là, Monsieur ! Comment diable de tels gueux ont-ils accédé ici ? C’est ce garde qui fait habituellement le service de nuit, d’où vient qu’il ne les a pas interceptés ? Deux péquenots pure souche. Un gros vaniteux et surtout ce petit vioque en guenilles qui ne porte même pas de chaussures aux pieds. Rien qu'une paire de sandalettes découpées dans un vieux pneu. Dans un endroit aussi classe, a-t-on idée ? Frustré dans son désir d’intensifier sa présence, le Don Juan de service tordait et retordait les maillons de sa belle chaîne en faux or, les yeux plaqués sur la paire de globules qui débordait comme ce n’est pas permis du pull en V de la donzelle. L’ouverture aux sentiments n’étant qu’affaire d’instinct, il dribbla le bureau avec l’agilité d’un page surentrainé à couillonner les eunuques du Palais et lui mit fiévreusement la patte à l’épaule, le plus près possible de l’échancrure, afin de l’assurer de son soutien direct en cas de tentative de viol par ces deux trublions qui sentaient la morue à plein nez. Papito eut la politesse de le regarder un instant du fond des yeux comme si c’était lui le tombeur, exprimant de manière transitoire qu’il n’était pas furieux mais c’était tout comme. Mis sur la voie du danger, Chachi tenta de faire barrage de tout son corps qu’il avait épais. La diversion fonctionna à plein. Ernesto passa subrepticement la main par-dessous son coude gauche et prit en tenaille l’avant-bras de l’aguichante créature qui émit un grand « hôô ! » d’expiation finale. Aussi déterminé que si c’était sa Majesté qu’il tenait à la gorge, il lui rétorqua d’une voix sortie droit de l’expression de ses menaces de proximité les mieux réussies :
- Assez ri, camarade secrétaire ! Je t’ordonne d’aller prévenir tes supérieurs que les companeros Chachi Gomez et Che Ciencaminos, mandatés par l'illustrissime soviet piscicole de Cojimar, sont prêts à être reçus par votre Lieutenant machin-chose que j’me souviens plus de son nom. Mission prioritaire, a-t-il même précisé à notre bien-aimé Chef de corps. Et moi, lorsqu’il s'agit d'un ordre, j’obéis au doigt et à l’œil. Auraistu l’élémentaire décence de t’aligner sur cette démarche, cher petit ange ? .
Brrr, l’alternance chaud et froid. Alternance encore un mot inique dont on ne sait pas trop ce qu’il veut dire. Dire si, mais signifier. Le pire, toujours le pire mais à part ça…
Clouée à son bureau de fonction, la pauvresse n’avait plus à se poser la question du pour et du contre, son sixième sens lui dictait de tenter quelque chose ...ou plutôt de se résigner à ne rien tenter du tout, ce requin accro des itinéraires bis lui aurait bien bouffé le bras. Troublée mais pas dans le sens souhaité, elle prit l’air curieusement départi que seule engendre la respectabilité consentante en décroisant avec lenteur étudiée deux superbes cuissards pelure d'orange lovés sous sa minijupe, ultime argument maison d’ordinaire accompagné d’un savant recul de son siège à roulettes. Entorse protocolaire marquée pas de chance, son bras qu’elle avait potelé resta scotché au bureau. Un grand frisson qu’elle n’avait plus connu depuis son dernier coup de foudre concrétisé avant-hier lui parcourut l’échine. On ne l’y reprendra plus, du moins plus avec celui-là :
- Vas-tu me lâcher les baskets, camarade ? .
Premier panier à trois points …et tout en extension, s’il vous plaît ! Au moins quatre de nos dix premiers commandements impliquant qu’une prolataire perd plus facilement la vie que la foi, elle utilisa les ressources de sa main libre pour asséner un coup de crayon électrisé sur sa tablette de bureau, réplique courageuse sensée rétablir l’équilibre qui sied à toute administration équitable et bien gérée. Re-panier à trois points. Et une pénalité à l’adversaire en prime. C’est fait, la surexcitation la gagne :
- L’élémentaire politesse te commandait d'énoncer en priorité vos titres et fonctions, companero ! Comment voulez-vous que je m’y retrouve ? Notre bien-aimée Chambre de Commerce maritime est un rouage essentiel dans la lutte contre l’infâme embargo, on n’y entre pas comme dans un moulin. Allez faire banquette et que je ne vous entende plus. Oui, du côté des fenêtres occultées, c’est bien cela. Tenez, derrière l’escalier d’honneur, il y a une réserve de tabourets empilés. Disposez-en deux à côté du fauteuil comme dans une vraie salle d’attente. Et à partir de maintenant, évitez de me distraire. Votre baratin demande confirmation. Notre compagnon directeur Franco Alcaida n’arrive qu’en fin de matinée et son planning est rigoureux. Confiez-moi votre carnet d’identité et n’oubliez pas de m’indiquer le motif de votre sollicitation .
Ce demi-rapprochement exposé comme un ensemble, Pépé acquiesça d’un signe de tête et le métis obtempéra en relâchant les épaules de la belle, puis courut se réfugier derrière l'escalier d'honneur. Revenus à des sentiments plus humains qu’ils avaient tout compte fait été seuls à défendre, nos deux mareyeurs présentèrent leur carnet, mais refusèrent de concert d’expliquer à cette secrétaire bien trop directoriale le pourquoi, même vague, de leur visite. Délégués par la plus illustre coopérative piscicole de la Nation, ils répondaient séance tenante à la convocation du compagnon Franco Alcaida pour affaires de la plus haute importance, c’est tout ! Bon gré mal gré, l’égérie redéposa un peu nerveusement ce fameux crayon de fonction qui roula par-dessous la table. Bien joué et comment donc ! Cantonné par-delà la ligne de service, le Don Juan issu en droite ligne des qualifications y trouva motif de revenir à charge via l’énorme habileté dont étaient dotés ses grands doigts de bassiste. Le terrain remonté comme à la parade, il rattrapa l’objet en passing croisé durant sa chute, volée basse conclue d’un sourire plus smash que le cordage d’une raquette d'esquimau. Jeu blanc. Experte du double mixte, la dame-jeanne plus let que leste à force d'accumuler revers et fautes directes se retrouva prise à contre-pied par ce lob tout à la fois cavalier, chevaleresque et chevalin. Poussée à la faute, à un poil du passing-shot, quasiment out pour tout dire, sa bouille confirma le ranking zéro de ce vieux juge de ligne dont les coups droits l’avaient poussée au jeu, set et match. Comment diable avait-il fait pour lui renvoyer la balle ? Encore sous le charme de l'échange, elle s’empara du combiné téléphonique en bakélite, signe de l’importance donnée par la Chambre de Commerce à sa fonction. Pas compliqué cet aspect de la fonction, l’appareil était dressé à répondre après une succession incroyable de tûût-tûût-tu-tûût :
- L’interlocuteur que vous demandez n’est pas en bout de ligne… Il est en réunion d’évaluation avec ses collègues. Soyez compréhensifs, retéléphonez demain .
Le sacerdoce n’étant pas réservé qu’aux faibles, elle prit soin d’utiliser son crayon voyageur. Hors de question d’abîmer en sus ses beaux ongles ! Entrés pour quelques secondes dans la zone des sortilèges, les chiffres du cadran répondirent en égrenant un bruit de bombe artisanale que l’on charge. Le fidèle appareil ayant enfin consenti à répondre allô, cette complicité bienvenue l'amena – et sans biaiser ! à gratifier le superbe bellâtre d’une œillade d’adhésion au sensualisme bicéphale, convention saute-mouton hélas contredite par les grésils du monologue-réponse qui, éjaculé plein cornet, fut pour beaucoup dans l’aimable résolution de la situation. Faute de saisir un traître mot des amabilités proférées par le mystérieux correspondant dissimulé à l’autre bout de ce fil équitablement dénudé, nos deux compères qui tendaient pourtant l’oreille n’en saisirent pas le moindre tenant.
Le combiné raccroché, la pauvre victime d’accueil ne put circonscrire un gros soupir…disons de mal baisée au petit matin. Éclatante d’animalité sous sa savante perruque de caniche gavé de petits fours, elle parvint à rétablir d’un trait l’ampleur de sa préséance administrative avec l’immense bonté d’âme qui sied à l’élite des bonnes à tout faire de sa Majesté :
- Camarades, il y a contrordre, je n’y peux rien. Revenez cet après-midi pour les audiences de confrontation bureaucratique, les portes ouvrent à deux heures. A deux heures précises, sans quoi…Vous n’imaginez pas le nombre de solliciteurs qui se bousculent pour avoir l’honneur d’être reçus. Notre compagnon directeur Alcaida est une personnalité éminente du régime, vous savez !
Le ton altier et les nuances tra-la-la pour l’étoffer, quoi ! .
- Mais nous ne sollicitons rien du tout, rétorqua le vieux. Rien que la justice et cela ne se sollicite pas derrière des grilles la justice. L’affaire qui m’amène est d’importance nationale, c’est donc ici que je patienterai. Dès que votre compagnon directeur Ali Baba daignera prendre son service, il sera ravi de consacrer dix minutes à son cher oncle, ce qui me permettra de rentrer à Cojimar avant les transports bondés de fin d’après-midi. C’est que j’ai pas mal à faire de mes journées, moi !
Un oncle ? Aïe, le sacro-saint sésame de la parentèle ! Il ne manquait plus que ça, pourquoi ces deux idiots n’en ont pas touché mot plus tôt ? Elle qui avait une sainte horreur qu’on lui force la main… au propre comme au figuré, bien entendu. Bof, ces clowns ont déjà été à moitié éconduits, qu’ils fassent le pied de grue s’ils l’entendent. Et qui sait s’il n’y a pas l’une ou l’autre accointance à gagner avec ce vieux phalangiste qui se comportait comme une huile du Parti. Le p’tit gros en revanche, ça va. Un sous-fifre devant l’éternel, elle avait trop d’expérience pour s’y tromper. Et puis les instructions sont ce qu’elles sont. En parade ultime, lui restait encore la possibilité de réveiller le garde, de faire appel à la noblesse de cœur du Don Juan de service ou à l’autoritarisme de ce combiné téléphonique déjà surchauffé par tant de travail. Trois opportunités, la cause est entendue. Onze heures trente. Allons-y pour la petite pause d’avant déjeuner, elle était sacrément méritée.
Sortie indemne …et même à son avantage pensait-elle, de ce méchant croisement de fer administratif, la chère Patricia n’en restait pas moins rétive à ce vieux chat-huant qui lui avait fait tourner la tête, pas même dans le sens désiré. Sensible, bien trop sensible eu égard au poste qu’elle occupait, avant que tout ne parte en couilles si vous préférez, elle sortit d’un paquet de Popular filtre une cigarette fripée qu’elle humecta façon Monica Lewinsky. Adepte d’un savoir féminin universel sans cesse remis à l’ouvrage, son regard de mante religieuse prête à mettre le couvert se réaligna sur le jeune employé à nouveau mi distant pour une question de sécurité ...euh rapprochée. Foudre de guerre, elle s’adressa à lui d’un insidieux rire hahahiho venu du fond de la gorge :
- T’as de quoi m’allumer, mon beau Rodo ?
- Cùgno, une chandelle grosse comme ça ! « rusa le fin renard aligné branle-bas de combat sur le potentiel imaginatif lié aux mots, bonté d’âme nous permettant à titre additionnel d’éviter tout complexe à sa Majesté dont nous espérons qu’il daigne enfin remarquer la noblesse d’esprit mise dans le propos, à défaut d’apprécier nos références.
- Mmh, mais que va dire ton mari ? » ajouta-t-il en méat prêt à conforter l’ouverture.
Chachi n’étant que lubricité fauve, il pronostiqua le coup de bite endéans la minute. Plus posé, en apparence du moins, notre vieux clodo qui se voyait lui plutôt en attente de rendez-vous d'affaires fila s’accaparer le seul fauteuil, pas surpris outre mesure d’avoir obtenu le droit de poireauter dans l’antichambre de ce palais des mille et une nuits. Un clandé au mur de fond effectivement bardé de trois piles d’inélégants tabourets de plastique rose importés de Mexico qu’il était d’usage de proposer aux adjoints des invités de marque. D'ailleurs, la gorgone l’avait bien spécifié avec le papisme qui lui est propre : à ces andouilles de se débrouiller ! Habilité à profiter pleinement d'une expérience hors du commun, le papy en qui se faisaient jour nombre d’intentions nouvelles ne risquait plus de modifier son emploi du temps. Là et bien là pour s’attaquer aux valeurs-refuge, voire entreprendre à lui seul la Révolution des humildes, il se contenta d’épouser les formes de son fauteuil en évitant, sans s’aliéner sa haine, une éventuelle contre-attaque de cette secrétaire éminemment passionnelle et de surcroît protégée du vulgum pecus par la pénombre créée par ce trop peu de fenêtres collantes de nicotine agglutinée par les années. Entre nous soit dit, n’avait-il pas rendez-vous ?
Un peu avant midi car le sommeil lui avait fait perdre la notion du temps, Chachi le réveilla d’un grand coup de coude dans le bide. N’importe qui eut pu le prévoir, les supérieurs d’Absurdistan la céleste vivant des clameurs qu’ils fabriquent, eux n’ont pas à respecter les contraintes disciplinaires qu’ils imposent. Ce serait contraire aux principes de la fraternité totalitaire, ingérable pour tout dire. Sorti par miracle du néant, le protège-guérite précipita son immense carcasse sur la portière de la Lada bleue 1800cc dernier modèle du compagnon directeur Franco Alcaida, un petit pédant rabattu dans l’aventure révolutionnaire qui venait de garer sans vergogne son véhicule de fonction plein milieu le trottoir, pour ainsi dire au pied du panneau à défaut d’être tombé dedans. Prestigieux de la tête au trou de balle, ce beau militaire d’opéra de quatre sous, un de plus que le saint Ché, avait beau n’être guère plus grand qu’un nain, il n’en avait pas moins la condescendance d’un Grand d’Espagne peint par Velázquez. Heil au Roi, companeros ! Applaudissez comme il le mérite l’entrée en scène d’un guérillero de sérail intrinsèquement convaincu de sa supériorité sur le monde si peu social qui nous entoure. A se demander comment Chachi était tombé dans sa famille ! Assailli avec toute la circonspection de mise par trois subalternes en quête de passe-droits, ce grand, très grand socialiste à la démarche mi chacal mi basset remonta l’allée, l’attention fixée ailleurs. Sublime d’aisance, il gravit le perron au pas d’un Roi vainqueur et réussit encore à accentuer le décrochage prolotarien en s’adressant sur le ton du Supérieur méchamment supérieur à la secrétaire éperdue, laquelle avait juste eu le temps d’ouvrir son livret de visiteurs et de copier de mémoire le nom des deux hurluberlus relégués dans la pénombre :
- Et alors, mon petit loukoum ! Toujours en train de flirter ? Oh-oh, mais c’est chaque fois avec un soupirant différent... Dis donc, comment trouves-tu encore le temps de t'occuper de ton travail ? .
Pauvre petit chéri ! Il donnait l’air d’un revenant… Non, du mari sorti du placard. Un chouïa moins élégant que son boss, le baby fonctionnaire tout frais émoulu de l'École Supérieure d’administration dont il était le pilier de l’équipe de volley-ball, tenait particulièrement à son travail. Un travail qui, en gros, consistait à ne rien faire si ce n‘est dénoncer l’inactivité des autres, il était statisticien de formation. Avant d’en recevoir l’ordre, il eut l'intelligence, l'instinct conservatoire, voire la simple volonté de survie d'entamer séance tenante l’héroïque démarche dite de retrait stratégique dans l’espoir que ce lieutenant Alcaida si supérieur aux autres supérieurs lui concède l’insigne honneur de ne pas avoir remarqué sa présence. Inch’Allah, la manœuvre réussit au-delà de toute espérance. Quoiqu’handicapé par son deux mètres zéro six, il parvint à se faufiler entre les deux visiteurs avec tout le professionnalisme d’un terroriste s’évaporant dans une ruelle de la Casbah après un crime confessionnel. Bravo l’artiste, il venait de faire brillamment diversion sur son cas. Coup de bol en effet, l’Officier de Marine qui le suivait déjà d’un regard lapidaire eut l’attention attirée par un faciès lui rappelant vaguement quelqu’un et c’est alors que sa piécette au saint Ché retomba côté face. Putain de barbu ! Il s’agissait de Chachi, ce marinier qui avait épousé en troisièmes noces la plus laide de ses quatre tantes. Bon sang, qu’avait-t-elle bien pu lui trouver ?
- Cher neveu, comme tu tiens la forme ! » s’enthousiasma le falot tout de go engagé dans la démarche du pachyderme dodelinant du croupion pour venir lui serrer la main .
Voilà qui était méconnaître le haut gradé qui, l’air pincé, n’en lâcha pas pour autant l’épais dossier secrets militaires qu’il tenait sous le coude tel une badine. Calé fin fond son fauteuil, le pépère ne daigna pour sa part pas bouger d’un pouce. En revanche, son expression d’attaque parlait pour lui. Deux yeux d’une duplicité à ne se référer à rien, entachés d’intransigeance imbécile comme ceux du poisson.
- Ma main à couper, il doit s'agir d'un pêcheur « en déduisit le Lieutenant derechef pris d’une touchette de sympathie cannibale pour ce vieux mataf échoué sur une île inconnue. Dommage, ce pobrecito s’y serait prélassé à l’aise s’avisa-t-il, ravi par la pertinence de sa réflexion.
- Et alors Chachi, quel bon vent t’amène ? Je pensais que les requins avaient fini par t’avoir. Dis, t’as au moins pensé m’amener un Pargo, non ? Ici, ils sont introuvables. Vous les pêcheurs, vous les piquez tous. Même le Roi est au courant !
Dangereux découvert pour l’homme intègre qu’il était. L’ambiance de guerre s’en ressentait déjà. Chachi baissa les yeux sur ses espadrilles comme si c’était d’elles qu’il attendait une réponse. Dépité par leur silence, il concocta une envolée d’une subtilité ultra-chic dont jamais le vieux ne l’eut cru capable : - C’est précisément le motif de ma visite. Mais nous sommes en famille, il serait préférable qu’on en parle dans ton bureau … - Ah oui ? Et ce vieux débris, il fait – aussi ! partie de ta famille peut-être ? « ironisa Alcaida.
- Non, cher neveu. Il n’en donne peut-être pas l’air, mais c’est le meilleur pêcheur d’Arugas de la Nation. Je lui ai demandé de m’accompagner pour te confirmer mes dires. Dix minutes, pas plus. Crois-moi, tu ne seras pas déçu !
Plus classe que s’il venait de lui refuser une invitation à danser, le companero Alcaida guettait déjà le moment où il allait dépendre le cimeterre Gött mitt uns qui règlerait le sort de ce raseur. Mais un mot, un petit mot-clé avait retenu son attention :
- Lui, un pêcheur d’Arugas ? Par la barbe à Hemingway, il ne les confond pas avec les maquereaux des fois ? Ce n’est pas ce qui manque dans le coin. Les gros poissons non plus, ah, ah, ah ! Arrête de me raconter des bobards, Chachi. Il est noyé dans un fond de bouteille ton vieux zig. Regarde, il n’est même plus capable de se lever de son fauteuil, ha, ha, ha !
Au moindre soupçon d’ironie à son égard, le pépère avait la divine intelligence de filer au diapason : .
- Chef, raconter qu’un vieux pro de Cojimar a dû de taper quatre-vingt-quatre jours de mer avant de remonter un spécimen de quinze cents livres à la seule force des bras, où c’est qu’il est allé pêcher un truc pareil ? Prix Nobel, tu parles. Des salades d’ivrognes récoltées au Yacht-club, ça oui ! D’ailleurs renchérit-il, à part Yemana, une si grande Aruga, il n’y en a jamais eu dans la baie. Ouais, ouais, ton Hemingway, y devait être bourré grave quand il a inventé ça !
Amalgame inaccoutumé, il eut don de faire sourire le brillant Officier de Marine toujours friand d’originalité, de coups de gueule, de défis mais entre gens du monde. Hormis quelques légères tracasseries d’ordre privé, il n’avait rien de pressant à faire avant déjeuner et le commettant capitaliste avec lequel il avait rendez-vous était encore plus en retard que lui, circonstance somme toute logique avec la quantité de cocktails rhum-valium qu’il lui avait fait injecter durant la nuit. Le débourrage synaptique, ce schnock l’aura au réveil. Conformément au plan concocté par ses cellules classées X, Alcaida le maléfique lui avait fait présenter une des meilleures égéries de son cheptel. Une petite chatte qui n’avait pas son pareil pour épuiser jusqu’aux eunuques et remuer ensuite une chambre d’hôtel de fond en comble sans laisser de trace. Il était impatient de lire son rapport, espérant par-là connaître les limites posées par ses commanditaires …et l’éventuel coup double en arasant sa commission avec les photos compromettantes qu’il adorait présenter de manière furtive avant de les ranger dans sa collection particulière. Autant meubler son temps en écoutant les frasques de ce Mathusalem à la langue si bien pendue, cela lui permettra d’écourter ce qu’allait nécessairement tenter de lui soutirer le mari de sa tante. Pourvu que ce casse-pieds reste dans les limites du raisonnable.
Superbe de déférence la camarade secrétaire d’accueil, rien que d’accueil. Un modèle de soumission féminine sous sa jupette un poil plus string qu’un tchador, rien mais alors rien n’échappait au regard acéré du Lieutenant Alcaida. Tout sourire - mais quel sourire ! Il lui intima l’ordre formel et militaire de ne pas le déranger et, le cas échéant, de faire poireauter ce fameux visiteur déjà en retard, simple question de préséance. De joindre la petite chatte au téléphone également, un rapport succinct suffira pour le moment. Bravache, il en profita pour exiger une …pardon trois tasses de café dans son bureau. .
- Et vite ! » précisa t’il en tapotant le fessier de l’hippopotame delta du Nil, du coup aussi émoustillée que si c’était à elle que s’était adressée l’invitation.
Noyau sur la prune, elle lui décocha ce plantureux sourire d’ibis qui lui avait valu en son temps le joli surnom de Néfertiti par la pyramide de scarabées grouillant dans ce sarcophage de la bonne humeur, un harem de commercialité publique d'où on entrait et sortait comme d’une mosquée par la seule faute de ce garde figé tel un sphinx dans sa guérite. Et puis me direz-vous, que demander d’une vraie femme, sinon qu’elle se donne corps et âme au travail ? Nombre de secrétaires au physique pourtant moins peps avaient fait carrière debout couchée suite à leur passage par l’oasis de la Chambre de Commerce maritime où il était de bon ton d’accrocher l’un ou l’autre Djinn à son palmarès. Un manque de reconnaissance administrative auquel elle se faisait difficilement. Un manque d’autant plus difficile à combler avec ces années qui passent et qui passent. Une trahison du temps qui finira un jour par la dégoûter des hommes, elle le savait. Par le grand barbu à Sa Majesté, comment résister à l’appel de ce joli corps si couscous, mais qui empâte et qui empâte ? Et ce beau petit lieutenant Alcaida qui avait don de la rendre toute chose, toute petite chose. Légèrement étriqué dans son uniforme et de type oriental prononcé, soit ! Mais viril à croquer et sûrement un rien pervers, elle s’y retrouvait dans ses phantasmes. Contrainte d’éloigner les affres de la tentation, elle implora une nouvelle fois la Madone dans l’espoir que son brillant hiérarque lui soit gré d’avoir retenu ces deux étranges visiteurs venus, dirait-on, de la mer Morte. En remontée inconditionnelle, un grand frisson titilla son fameux sixième sens qu’elle bénissait au moins cinq fois par jour. Un conflit prolotaire de toute splendeur. Pas entre les délices abrasifs d’un corps à corps enfiévré avec son fringant petit chef militaire ou l’énarque double mètre nouvellement débarqué, non ! Mais pour déterminer lequel de ces deux mareyeurs lui était le plus antipathique. Que sa Majesté maudisse ces infidèles ! L’officier de marine au regard polygame n’avait pas que cela à faire. Ses ordres donnés tel un sultan, il attendait son café, point ! Tombé dans l'attentisme un rien trop artificiel, il consulta le cadran de sa montre soviétique comme s’il voyait en elle une complice de quelque dérapage futile dans la maîtrise de son temps, puis adressa un bref signe de tête aux deux ploucs de mer. A eux de saisir que c'était maintenant et vraiment maintenant, ou jamais mais alors là plus jamais. Aussi jobard que s’il s’était porté en tête d’un cortège de militants, il fonça tête baissée vers l’escalier en colimaçons, accès exclusif aux bureaux directoriaux de l’entresol supérieur. A le voir galoper comme s'il avait le feu au cul, qui aurait pu se douter qu’il suivait régulièrement les rappels d’entraînement des forces antiémeutes et encore moins qu’il aimait cela ? Les marches du minaret avalées comme s’il courait le risque d'arriver en retard pour la prière, c’est à la façon d’un terroriste investi d’intolérance confessionnelle qu’il ouvrit la porte de son bureau, son poste de pilotage plaisantait-il parfois. A ses deux sangsues de découvrir par où il s'était évaporé, il venait de leur prendre trente secondes au moins.
Déroutant par son côté cosy, son local de fonction était inversement proportionnel à sa réputation de jeune loup dont l’efficacité avait déjà écrasé par sa classe tout ce que la Chambre de Commerce maritime comptait comme cadres. Auto-attribué comme on s’accapare un joujou, cet antre de toutes les bruines était l’ancien nid d’amour d’un immonde mafioso italo-ricain dont il occupait, sans le savoir, la chambre pour soirs de spleen avant de tomber dans l’escarcelle nationale suite à l’exécution sommaire de ses deux héritiers directs. Une bâtisse jours de gloire, son architecture intérieure en avait gardé le cachet, l’escalier d’honneur, nombre de prestigieuses niches à statues et un immense lustre en bronze dont l’ensemble du personnel espérait qu’il choisisse la nuit pour s’écrouler. Conforme aux normes d’une nation en petite tenue, ce résidu de la belle époque tenait encore sur ses quilles, nonobstant une petite faiblesse au niveau du toit qui s’était écroulé sur le grenier aux archives occupant à lui seul la partie gauche du troisième étage, les brigades de rénovation l’avaient étançonné il y a cinq mois. Demain, on… Oui, oui on sait : demain on réparera, c’est promis ! Et on videra d’abord, c’est promis aussi ! Là, je vous arrête. Vos allégations tendancieuses - et vous en êtes hélas coutumier ! revient à mettre en cause la réputation d'intégrité du très respecté Directeur de l'Institut, un authentique vétéran du Llano dont la conversation courante s’arrêtait à ses ennuis de prostate et un désir fou d’enfin jouir d’une retraite bien méritée après une carrière exemplaire de Procureur Général. Rarement pris de court, celui-ci mélangeait taille et réputation, on le surnommait Petit Poteau. Chargé par le Comité d’Appropriation étatique de conserver la kyrielle d’objets d’art appartenant au patrimoine national entreposés dans la partie Igor, donc de droite, du grenier, il avait pris la lourde responsabilité de les soustraire à la convoitise des aigrefins du Ministère de la Culture en les faisant déménager vers son hacienda de campagne. Une énorme fracture plein milieu le monumental escalier d’honneur, le seul réservé au personnel, témoignait encore de la chute éperdue d’une statue d’Aphrodite lors du transfert qui eut lieu de nuit en vue d'assurer l’entière confidentialité du service. Miraculeusement préservée de tout éclat, la superbe tête en marbre qu’il avait fait égaliser à la base ornait à présent la table de nuit de son cabinet particulier, il s’en servait très peu. Avec le temps, le personnel avait pris pour habitude de les éviter ces deux marches au relief accidenté. Pas au point d’aller jusqu’à dévaler la rampe pour accélérer le rendement, en l’absence des chefs bien sûr, mais en se faufilant ras le mur pour conjurer le mauvais sort concocté par Ochun à un ouvrier que la chute de la belle dans l’escalier avait précipité droit en enfer pour avoir prétendu que l’amour n’existait pas.
Deux minutes plus tard, Chachi se retrouvait vissé à l’unique chaise dactylo fichée côté minables, mise sous séquestre qui avait le don de mettre mal à l’aise tout qui osait le déranger à plusieurs, le Lieutenant le savait. Un très comminatoire « Allez chercher des chaises dans le couloir et venez vous asseoir parmi nous, camarades ! » refroidissait d’emblée tout ensemble d’interlocuteurs, il le savait aussi. D’ailleurs, aucun supérieur digne de ce nom n’ignore qu’une vraie conversation ne se déroule qu’à deux. A trois, ou c’est l’entame d’une bondieuserie, ou il y a minimum un traître, non ? Traître ou témoin, c'est du pareil au même. Diantre, le companero Alcaida serait-il déjà à si haut niveau s’il n’avait pas déjà fait preuve de compétence ? Outre la faculté de les égorger, il possédait l’art de faire sauter les moutons par-dessus la barrière. Une barrière dont il ne voulait pas qu’elle se situe là. En dissociant d’emblée ce vieil intrigant au niveau des fauteuils de skaï rouge du coin conversation, il n’en passerait que plus aisément par-dessus la tête de ce gros troufion qui lui hérissait le poil en se référant à tout bout de champ au mot famille. Le fruit d’une lointaine mésalliance, il eut été negro ou de parents inconnus que c’eût été strictement pareil. Sa mise en retrait ayant tout pour lui convenir, Pépère n’en parut que plus larvaire sous une immense potiche en terre cuite de Matanzas d’où débordait une plante vivace assoiffée aux feuilles penchées sur leur triste sort. Soulagé de le voir planté à distance, monsieur l'auto-délégué tenta, non la voie de, mais la venue aux faits. L’intention n’étant pas l’œuvre, il manifestait la volubilité éperdue du poisson papillon égaré hors ses vingt mètres carrés de corail. Agacé par cette difficile mise en place argumentaire, Alcaida prolongea l’instant de flottement en jouant négligemment avec un coupe-papier effilé comme une dague et, miséricorde, c’en était peut-être une. Carte blanche explicite, il était disposé à entendre - et vite ! ce qu’était venu quémander cet interlocuteur prétendument familier, tout en soulignant l’incroyable patience dont il faisait preuve envers les individus de condition inférieure qui osaient parfois le déranger :
- Ta turpitude molle fait peine à voir, espèce d’impur. Quelle sale affaire attends-tu que je dénoue ? Quelle faveur, quel passe-droits puis-je t’aider à obtenir ?
Coup de chapeau du vieux, il appréciait l’art d’en venir sans fioritures au cœur des choses. En revanche, jamais Chachi n’aurait imaginé détour plus saisissant pour résumer le fil d’un argumentaire échafaudé en une longue soirée de torture intellectuelle. Mais à Cojimar, à défaut d’intelligence on improvise. Inch’Allah par saint Ché, il trouva Dieu sait où le moyen de poursuivre de manière vraiment indignée :
- Très cher neveu, c’est à notre valeureuse coopérative que notre bon Roi a confié la mission d’assurer la majeure partie de l’approvisionnement en protéines animales des habitants de la capitale. Hélas, son gros concussionnaire d’administrateur - entre collègues nous le surnommons Dientuso, c’est dire ! contourne à son seul profit le sacro-saint partage social qui fait toute notre force. Il choppe tout sans rien laisser aux autres, pas même les arêtes. Que le saint Ché m’en soit témoin, c’est moralement inadmissible !
Premier dérapage de langage, releva Alcaida. Ce pompon rouge n’a toujours pas pigé que le compartisme n’envisage le mot partage que dans le sens prôné par sa Majesté, le reste se nomme discrétion. Aucune autre réaction visible, il attendait son café. Chachi n’allait pas s’arrêter pour autant. Le registre de la misère, il s’y débat comme un poisson dans l’eau .
- Plus requin que lui, tu meurs. A zéro, sa balance penche si fort à gauche que ce n’est même plus du trucage mais une honte. Et ce gros prévaricateur n’a toujours pas fait réparer notre frigo alors qu’il a déjà reçu au moins dix fois l’argent pour le faire ! Résultat ? Le poisson que mes troupes se donnent un mal fou d’arracher à la mer pourrit sur place avant même son transfert aux unités de redistribution. A ce qu’il dit, bien sûr ! Mais ma fonction me donne accès à certaines informations sensibles. Les services spéciaux de notre bon Roi le soupçonnent d’avoir commandité la disparition de notre bien-aimé chef de la Sécurité, tout acquis à la cause des pauvres malheureux prolotaires que nous sommes.
- Services spéciaux, de quoi cause ce rat de cave ? A continuer sur cette lancée, je le vire à la minute » trancha en interne le Lieutenant qui usait à présent de la dague pour se curer les ongles. Crénom, il lui devenait de plus en plus difficile de garder son éloignement aristocratique. Chachi entrevit les griffes du fauve, une vision loin de la figure de rhétorique. Mis sur la voie du danger, il changea in extremis d’approche en prenant pour juge un Ernesto toujours calfeutré sous sa plante et qui jouait au superficiel dans la cour des grands en lissant une feuille tantôt à gauche, tantôt à droite : - Regarde ce vioque, cher neveu .Bien qu’il soit et de loin le meilleur chasseur d'Arugas du pays, cet immonde capitaliste n’a pas hésité une seule seconde à le faire condamner à neuf mois de prison pour un vol qu’il n’a jamais commis !
- Ouais, mmh… tous les voleurs disent cela. Faudrait leur couper la main ! » réfuta Alcaida, presque sous forme de conclusion apaisante.
Indigné, le pépère était prêt à intervenir. Pris par la fièvre, Chachi ne lui en laissa pas le temps :
- Non, Franco ! Les juges l’ont innocenté après dix jours et tu sais qu’ici ce genre de démarche est rarissime. Mais son ordre de libération n'est jamais sorti du bureau de défense territoriale. Même le syndicat est de son côté, ça aussi c’est rare. Toi qui es un exemple pour la famille, tu as sûrement les moyens de le faire destituer et d’assurer son remplacement par quelqu’un qui t’est tout dévoué. Arrange-moi ça et j’te garantis deux cageots de nos plus beaux poissons par semaine. Plus trois douzaines de langoustes, si tu veux .
Nous y voilà ! Il est simplement venu quémander la place pour lui, en conclut Alcaida. D’autant que s’il désirait du poisson, on le lui livrait sur demande. En jeep militaire express qui plus est. Ce Chachi fait partie intégrante de la masse des cons. Ils représentent au moins 99,7% de la population les cons, un pourcentage avoisinant celui des électeurs favorables au Roi. Alors qu’il eut été si simple de renvoyer ce cochino qui en était enfin arrivé aux faits - après trois minutes, il était temps - Alcaida décida de lui titiller la conscience. Oh, pas grand-chose ! De nature un inféodé est déjà un corniaud, mais déstabiliser « ce cher oncle » pouvait mener loin. Il serait intéressant de situer son point de non-retour : .
- J'accuse, j'innocente, je destitue... Au ton que tu emploies, tu mériterais la bastonnade, vermisseau ! .
Aïe, aïe, aïe ! Où c’est que j’ai dérapé ? s’interrogea Chachi qui mûrissait à vue d’œil. A l’égorgeoir ! rugit Alcaida …en interne comme tout vrai justicier qui se respecte : .
- Arrête de te conduire en goy, petit gùsano lubrique ! Relis la Torah du Roi, bordel ! Ses sourates le répètent inlassablement. Tout petit chose a le devoir sacré de se donner corps et âme à la Révolution des Justes, d’obéir aveuglément à ses dix commandements, de faire preuve d’acte de foi jusqu’à tuer s’il le faut, de louanger le Prophète et remercier ses bien-aimés dirigeants pour tout ce qu’ils lui donnent. Par le ChristRoi, le triomphe des idées internationalistes est à ce prix ! .
Superbe envolée charismatique. Si Maxime le Rouge avait fait les cent pas dans le hall de réception, connaissant l’oiseau, il aurait pris la liberté d’accourir pour applaudir à deux mains. Rouge également Chachi, grenat même. Une bonne baffe sur la tronche et il prenait à vie la teinte du drapeau auquel se réfère notre bien-aimé Monarque dès qu’il estime nécessaire de serrer d’un cran son alternative de la soumission heureuse. Le plus mariole des docteurs du peuple l’eut diagnostiqué sans coup férir …sans risque d’erreur aussi. Anéanti par la gravité du propos, l’honnête chipoteur se vit menottes aux poings croupir dans la même cellule que l’infâme Dientuso. Une destinée grandiose coupée net par une bavure que n’eut pas désavouée la police secrète de Babybasta, ce dictateur honni dont les exactions ont entaché le cours de notre Histoire. Sans pour autant arrêter d’épousseter sa plante comme s’il lui cherchait des puces, Papito se fendit d’un immense sourire de cachalot. Fin praticien de la lutte des classes, donc du renversement de toute situation à son profit, il abonda dans le sens de ce modèle réduit de terroriste grand train qui, perdu dans les arcanes des contrevérités étatiques, le crut effectivement taraudé d’envie de faire bonne impression. Lui, faire bonne impression ? On aura tout vu ! Bien sûr qu’on peut tout voir ici. La preuve : .
- Noble compagnon Franco, sa femme a beau le lui répéter aussi, Chachi a grand mal à maîtriser son indignation. Mais il faut le comprendre, une tension considérable règne au sein de notre coopérative et les épisodes négatifs s’accumulent. Non seulement le Minint suspecte ce requin d’avoir fait disparaître notre bien-aimé Chef de la Sécurité, mais voilà qu’un nouvel esquif a disparu sans que personne ne sache ni où ni comment ! Parole, il ferait mieux de s’occuper des contras qui se font la belle depuis la baie d’où les courants sont favorables. Par Ochun, ils sont des milliers à être passés au Paregon pour moins que ça !
- Au Paregon ? « rétorqua Alcaida, dûment alerté par ce ton de Commandeur à qui rien ne résiste. .
Réponse cornichon du seul à ne s'être jamais soucié d’avoir ou non droit et temps de réponse : .
- Ouais, fusillés au Paregon ! Et moi, il a confisqué ma licence alors que j’ai consacré ma vie à chasser l’Aruga. Tenez, il y a deux ans, j’en ai encore capturé une de passé huit cents livres, un exploit inégalé depuis que les chalutiers galiciens sous contrat avec le Roi ratissent nos côtes avec leurs filets dérivants ! Dans le fond, c’est ce barbudo d’Hemingway qui a le mieux résumé notre situation. Pour nous pauvres pêcheurs, y’a plus que le glas qui sonne .
Discours-vérité, mot pour mot celui auquel se serait laissé aller Chachi s’il avait osé le faire. Rappel bienvenu, une volée de clochettes tintèrent raide dans sa caboche à l’évocation d’une des dernières Castero levée par ce diable d’Ernesto dans le couloir face à la baie. Enivré de passion tauromachique, le tout Cojimar au balcon avait suivi de loin les trois heures de combat du bonhomme en habit de lumière, seul à la muleta dans sa barquette. Un triomphe ! Une victoire qui pour une fois fut un peu la sienne. Ne lui avait-il pas demandé, comme à un boy maintenant que l’image se précisait, de hisser son trophée au palan avant de lui filer sans que rien, mais alors rien ne l’y oblige, une commission généreuse qui lui avait permis de se saouler jusque tard dans la nuit ? Finaud d’Ernesto dont la solennité se lit sur le visage. Jamais il n’avait expliqué comment il débusquait tant d’Arugas là où personne n’en trouve, ni pourquoi il en pêchait à tour de bras là où tout coopérateur sait qu’il y en a. Il avait un secret, ce qui en soi n’est rien. Mais ce secret, il avait su le garder. Sous couvert d’un conservatisme affligeant, ce vieux fou sème le trouble à tous vents, scratche à qui mieux mieux, puis s’amuse à dissiper les flots de nuages.
Et Chachi d'en conclure qu'il avait été bien inspiré de le prendre avec lui… Surpris par le jusqu’au-boutisme de l'exposé, Franco Elohim Alcaida entrevoyait de plus en plus nettement le caractère schismatique de ce vieux prolotaire en guenilles auquel ne manquaient que le burnou, une barbe à mi sternum et quelques grenades offensives. La conversion également. Par le grand Prophète Maxime, ce chien d’infidèle semblait appeler le martyre de tous ses vœux, il eut pu le faire empaler sur l’heure. Ernesto s’amouracher du dogme ? Hé-oh, vous êtes ici pour imaginer, pas pour connaître la vérité. Non mais, vous le prenez pour qui ? Retour au petit terroriste d'État. Signe caractéristique de démence, une foudre lente et rigoureuse surgit de ses yeux flambés de corail noir : .
- Toi, le meilleur pêcheur d’Arugas de la Nation ? On ne t’aurait pas viré trop tôt de l’hôpital gériatrique, des fois ? Pff, j'en connais au moins un qui te surpasse d’au moins trois coudées, il s’appelle Fidelio. Ne me dis pas que tu n’en as jamais entendu parler, il fut l’ordonnance privée de sa Majesté durant toute la campagne de libération, fonction clé qui lui a valu d’être nommé Ministre de la Guerre suite au vide juridique créé par l'affaire Shoa. Un spécialiste de l’Aruga, il possède son propre bateau. Un Cayman 30 Fly, tu devrais voir cette merveille. Connais-tu la Marina Hemingway, vieux pirate ?
Moment-charnière de la romance de fond liant le brave Ernesto Che Ciencaminos à son amie la mer, son existence prit feu le jour où son cousin Roberto mit les voiles avec son beau yacht pour assurer la fuite de milliardaires qui, jusqu’au dernier moment et même plus tard, ne crurent jamais au triomphe des justes héros révolutionnaires, ceux-là même qui ont confisqué l’île à leur profit. Et ce yacht construit en grande partie de ses mains, c’était précisément à Ballovento qu’il était ancré. A l’endroit exact où le Roi fit ériger sa Marina Hemingway, cette oasis de richesse dans un pays dénué mais loin d’être pauvre pour tout le monde. Aventuré par-delà cette danse macabre qui précipita une île confondue dans un seul et même idéal contre ses anciens maîtres avant de la faire passer de la victoire à l’amertume, puis du dédain à l’angoisse, il largua les amarres dans un lointain chenal peuplé de mouettes aux mille petits cris sortis, dirait-on, tout exprès d’une brume en suspension, éclairage différé qui servit de point de départ à une introspection de bonheur simple, de famille en instance de s’agrandir et de projets d’avenir sur une mer d’abondance qui ne demandait qu’à y plonger ses filets. Époque de toutes les bienveillances, Ernesto y parachevait la lente évolution qui allait le conduire au titre de Roi de l’Aruga, sans se douter que la Nation déjà exsangue courait à un nouveau massacre de la saint Barthélemy. Assujetti au retour sur ce présent qui sonnait faux, il assura connaître nombre de lieux fréquentés par les plus beaux spécimens. Du constat sans bla-bla, la chaleur dégagée par sa conviction le démontrait à suffisance : .
- Avec de bons câbles, j'en tirerais encore de quoi en rendre plus d’un jaloux. Les grosses, c’est parfois de la chance, mais surtout un tas de petits trucs. Que ton Fidelio vienne sur mon terrain. C’est quand il veut, il n’en sortira pas une langouste ! .
Tibias croisés, drapeau noir et tête de mort pour vous servir. Croyez-vous le boss venu de si loin pour traiter ? .
- Les failles et chenaux où elle règne, j’vous dis pas les années qu’il a fallu pour m’y retrouver. Le royaume de l’Aruga, ce sont les réseaux de courant entre les passes qui relient les chaînes sous-marines. La croyezvous naïve ? Elle sait que c’est là que les bancs transhumants s’égarent » Et toc. C’est qui le plus grand ichtyologiste d’Absurdistan, hein ? Soufflé par le niveau de connaissance de ce vieux plouc dont il ne lui serait – jââmais ! venu à l’idée de solliciter l’avis, le Lieutenant s’agrippa aux accoudoirs de son fauteuil, démarche d'intériorisation qui lui permettait de garder prise sur les évènements lorsque leur cours s’accélérait. Par le Christ-Roi, la condescendance qui parlait pour ainsi dire d’elle-même de cet irrévérencieux dépassait les mesures. Sublime de facilité à démontrer qu’il vous facturera quoiqu’il advienne ses services au prix coûtant, il corrigea le tir en prenant un temps fou à se sélectionner un cigare de dimension exagérée qu’il fit longuement crisser devant l’oreille. Un Cohiba d’appellation contrôlée, une fantaisie pour capitaliste friqué, la veuve Clicquot des bâtons de chaise, le narguilé du guérillero. Un pétard d’exportation, pas une nervure. Un joint super bien roulé, la qualité max. Et pour finir dans le ton, le petit coup de canif en pointe en vue d’obérer toute complexité sans avoir à trahir ses émotions... .
L’optimisme croissant développant comme un côté physique, Ernesto n’hésita pas à interrompre la démonstration. Simulacre pour simulacre, c’est son seul point faible : .
- Vous voulez du feu, Chef ?
- Mmh…? Non, non, mon Cartier fonctionne à merveille. Continue, ton histoire d'Arugas m’intéresse .
Le petit Vizir avait beau tout ne reporter qu’à lui, son naturel princier ne faisait pas le poids face à ce vieux soutier qui brossait son savoir comme s’il connaissait l’existence du sonar. Avait-il ne fut-ce qu’une fois dans sa vie compulsé une carte océanographique ? Il en doutait, était persuadé que non. Tirer des conclusions identiques à celles de l’étude topographique des fonds bordant l’île, c’était déjà tout fort. De là à prétendre s’y retrouver parmi les réseaux de contre-courants. D’où sort ce phénomène de foire ?
- Holà, ne viens pas me dire que t’as percé les mécanismes du Grand Puits, toi !
Papy n’ayant jamais fréquenté que l’école de la vie, il ignorait évidemment que l’étude de la topologie des abords de l’île fait partie intégrante du cursus enseigné aux candidats officiers de Marine de sa Majesté. Sorti tête de promotion malgré de fortes pressions mises sur deux membres influents du jury, le Lieutenant de vaisseau Franco Alcaida connaissait le domaine sur le bout des ongles. Usant de son langage vernaculaire à lui, du sabir pour initiés, il fit part de sa démonstration comme s’il avait à cœur de clarifier un point de doctrine devant un auditorat de mollahs à son entière dévotion. Nullement désarçonné par ce petit prétentieux qui mélangeait sans aménité théories fumeuses et regard fuyant de collabo condamné à sa dose de plomb, le vieux se contenta de hocher la tête à la façon d’une andouille n'ayant pas médité sur le thème. Mais il se savait le plus fort. Un sourire allongea la partie droite de son visage, il ressemblait à l’iguane : .
- Lieutenant, les points de passage de l’Aruga diffèrent selon les saisons et les vents. Son terrain de chasse favori, ce sont les courants à mi profondeur où elle se sait invulnérable. Emmenez-moi à bord du bateau de votre ami Fidelio et je vous en ferre deux sur la journée .
La conclusion vint sur un plateau, c’était logique : .
- Mais companero, pour vous indiquer où trouver de grandes Arugas, j’ai besoin d’une licence ! » Et ce chacal de copier le Roi en imprégnant d’acerbe ce silence si propice à donner tonicité aux propos… Avant que ne vienne le lyrisme libératoire, comme s’il n’avait jamais pensé à ça : - Donc de vous ! .
Superbe ajout après pose. N’étant pas Maxime qui utilise toute la gamme du répressif pour activer ses ordres, son machiavélisme n’en avait que plus prise sur un interlocuteur visiblement de plus en plus dérouté par le jeu très professionnel auquel se livrait ce vieux provocateur. Oui, monsieur ! Et un provocateur d’élite encore bien. Plus rien ne l’arrêterait, il était trop fort : .
- Arrangez-moi ce petit point sans importance comme vous dites et j’vous montrerai où c’est pour les Arugas. Un Ciencaminos n’a qu’une parole .
Hors de lui à l’évocation de ce mot parole qui ne voulait rien dire, Alcaida attisa son cigare avec la lubricité d’un fou de Dieu d’ores et déjà sanctifié par l’effet induit d’un bâton de dynamite dont il espère à la fois le paradis et de fameux dégâts. Exhalée comme s’il avait à extirper l’impérieux qui brûlait en lui, l'effluve bleuâtre envahit son petit emporium. Du gazage innervant. Pff, pff et pff comme une belette qui moufte. D’une désinvolture crasse, mais avec quels yeux ! il s’offrit en prime une seule et petite gorgée de café prolongée du geste atrophié du bout des lèvres de qui en apprécie le goût corsé. Du professionnalisme à aller aux putes ! Satisfait du niveau élevé de son approche, il partit à l’abordage du vieil hors-la-loi : .
- Vieux loqueteux, qui es-tu pour oser affronter les plus hautes autorités de la Nation à seule fin d’exiger un papier somme toute peu important ! .
Le pépé répondit avec toute la violence de l’usurpateur sûr de son bon droit : .
- Sans importance pour vous, companero. Mais pour moi, l’Aruga c’est hasta la muerte ! .
Alcaida eut mérite à ne pas ciller malgré l’afflux d’adrénaline. Venue d’un égal, une riposte aussi cinglante l’eut mené sur le terrain des duellistes mais ce fossile bravache était trop nature pour comprendre. Lui qui ne tolérait pas la moindre interruption dans son discours, disons le développement de ses thèses, il était dans son jour de bonté, bien-être qu’il ne s’offrait qu’avec parcimonie. C'est qu'une idée venait de poindre dans un des recoins les plus tortueux de son néocortex. Et elle devait avoir du poids car elle le poussa au compromis. Tout ce que son arrogance avait de stigmatisé l’indiquait, elle impliquait la participation de ce vieux souillon qui osait se targuer de dominer plus de la moitié du monde. Et la réponse était à chercher du côté de la Déesse Raison, l'idée qui venait de l'effleurer était loin d’être aussi folle qu’à première vue. D’où sa précipitation à repasser au vouvoiement, non pour se prémunir contre de nouvelles attaques, mais à seule fin de dépositionner l’adversaire en obviant le sujet : .
- Connaissez-vous le jeu d’échecs, Señor …rappelez-moi votre nom déjà ? Un reliquat de l’influence soviétique, probablement ce que ces traîtres nous ont apporté de meilleur en trente ans de mission soi-disant civilisatrice. La réflexion avant l’action, peu de nos compatriotes ont retenu la leçon .
A conclure en lieu et place du pépé qui connaissait plus la valeur attachée à l’échec que celle de ce jeu qui en est tout compte fait l’antithèse, ce dernier ne voyait plus très bien ce qu’il avait encore à faire ici… Interruption, tafette loco vapeur. Anse, petit café, petit doigt. Où est la cuiller ? Pourquoi qu’y se vautre pas sur le divan ? - Pas mal ce cigare. Beaucoup de corps, il va falloir que j’en recommande. Où en étais-je ? Ah oui, la réflexion analytique et son cortège de leçons. Je me demande d’ailleurs quelle est la vôtre, soit dit en passant…» La chiquenaude sans avoir l’air d’y toucher. Pour qui y s’prend ce pedzouille ? Il se prend pour ce qu’il est. Un terroriste du langage, un tueur par procuration. Si Ernesto en réchappe, ce ne sera pas de loin : - Tout excellent professionnel que vous soyez, companero pêcheur, il m’est difficile de concevoir que jouer aux échecs, vous sachiez – aussi le faire… » Le vioque dut bien admettre qu’il n’avait guère le temps de jouer à quoi que ce soit, sauf de temps en temps à gendarme-voleur avec le petit Gégèncito. Dommage que cette idée de déboulonner un Roi ne soit qu’un jeu ! Emilio qui aimait consacrer du temps à son gamin lui en avait appris les rudiments. Comme le petit avait mordu à l’hameçon, il lui avait fabriqué un grand échiquier de carton fort avec plein de petits carrés peints en noir et deux jeux de pièces en bois passées au tour, le tout complété par une série de capsules de bière rouges et bleues dont une avait été remplacée par un clips de canette. Demain, il lui demandera comment manier l’ensemble. Pour abattre le Roi, il se débrouillera bien tout seul… Alcaida n’entremêlant également que ce qu’il voulait, il y avait logé dans les failles de son sur-moi, un appel divin qui lui commandait de ménager ce vieux Yéti, quitte à l’expédier au fond d’une grotte de montagne pour ne plus l’en faire sortir que sur commande. Aussi flambé qu’un puits de pétrole en plein marché spéculatif, il releva le cou et, coïncidence impie, son nez en bec de faucon corrobora d’aveugle cette cruauté trouble qui lui flashait les yeux. Dans son esprit, il le tenait en réserve sans rien lui avoir promis et l’idée choc jaillie de cette rencontre des extrêmes continuait son travail de sape, signe qu’elle y ferait long feu. Restait le cas de l’idiot congénital mais bon, ce corniaud était également le mari de sa tante et il l’avait de toute manière déjà secoué pire qu’un cocotier. Une poignée de secondes suffirent à résoudre ce pénible devoir d’ordre familial : - Chachi, j’ai, tu t’en doutes, les moyens de te faire nommer à ce poste. C’est bien ce que tu es venu me soutirer, n’est-ce pas ? Mais je ne t’en tiens pas quitte pour autant. Le jour où je l’exigerai, tu payeras ta dette, c’est une question d’honneur. Mais l’honneur n’est pas tout, apprends d’abord à tenir tes ouailles en main. A les faire obtempérer, si tu vois ce que je veux dire. Parle-leur de changements, ils attirent forcément l’attention. Ou alors d’équité, cela revient au même. Ce langage exquis, ils le traduiront en profit, latitude à soustraire qui te laisse encore pas mal à gagner. L'administration n’écoute que ce qu’elle désire entendre. En mettant l’accent sur le respect du plan, tu prouveras la sagesse des mesures prises par notre bien-aimé Ministre de la pêche sur qui rejailliront les honneurs, c’est le prix à payer. Quant à moi, aussi étrange que cela puisse te paraître, l’efficacité des mesures que je préconise me suffit amplement » Purgé de tout miasme, l’honorable petit moudjahidine du Roi écarta la fumée de l’opulent cigare dont il ne savait plus que faire. L’orgueil, en revanche… : - Tu ne saisis pas vraiment ce que le mot considération sous-tend, cher oncle par alliance… » Triomphe en trois dimensions, au moins trois dimensions. Sans y avoir été pour rien, vraiment pour rien, notre syndicaliste de cambrousse obtenait au moment où il s’y attendait le moins ce que vingt ans de coups bas et de représentation ouvrière bien comprise avaient relégué au rang d’espoirs les plus fous. Lui administrateur, quel aboutissement ! Sa coopérative, il la dressera à la Rambo 14, comptez sur son sens du devoir. Adoubé il y a un instant à peine, le voici déjà subodorer les moyens d’améliorer son ordinaire, de le multiplier par dix, par vingt. Sans s’être jamais trop avancé sur ce terrain miné, il se doutait quand même quelque part que Dientuso et son réseau subtilisaient au bas mot sept dixièmes des prises. Réduire la rapine de moitié lui laissait un immense boulevard, largement de quoi entasser les paires de chaussures dans l’armoire et faire réparer la Dodge qui meublait son salon comme un perpétuel reproche payé à échéance. Passé d’un extrême à l’autre, il se découvrait en état virtuel de s’offrir un téléviseur couleur et un réfrigérateur moderne. Oui, les deux d’un coup ! Pour une fois, l’imprévu venait de tourner à son avantage. Mama mia, que ce fut émouvant ! Cent fois plus auréolé qu’une séance d’autocritique : - Heil à toi, compagnon Alcaida. Je me montrerai famille avec la fonction que tu me confies. Que le saint Ché m’en soit témoin, ma vie t’appartient » Tout cela doigt sur la couture du pantalon, splendide !
Le Lieutenant n’en demandait pas tant. Quitte et libre par ce bon à tirer, il tapota son long cigare comme pour en désactiver le brûlot. Un bon centimètre d’illusions grises finit par s’en détacher qui s’écrasa pile à l’intersection de quatre petits carrés de mosaïque, mais c’était plutôt Chachi qu’il aurait réduit en cendres. Taraudé par cette idée qui lui grésillait la tête, il voulut exiger qu’il se taise mais une des persiennes anticipa en claquant aller-retour, si bien qu’il lui ordonna de la boucler. De la boucler le temps de régler sans vagues le sort du prévaricateur en titre : - Comment s’appelle-t-il déjà ? Dientuso, c’est ça ? Hé, drôle ça d’affubler vos chefs d’un surnom de requin. Voilà, le tien est tout trouvé : Tiburoncito. Bébé-requin, t’as la tête de l’emploi, mon gros doudou. Tiens, le jour où l'envie me prendra de venir te botter le cul à Cojimar, tu m’appelleras el Tigre… Non, je plaisante » Ambition mal dominée, il s’en tira d’un faux sourire : - D'ici là, motus. On lui trouvera un autre poste à ton Dientuso, l'ordre viendra d’en haut. Venant de l’autorité supérieure, il n’y a rien à remettre en cause, jamais ! » Chachi acquiesça sans comprendre. Alcaida lui aurait demandé de déployer son tapis de bain qu’il s’en serait acquitté avec le même empressement. Le carrito, cet avancement réservé aux fidèles, venait enfin de consacrer ses mérites. Tous pour moi, par saint Ché ! Le lieutenant de Marine connaissait le syndrome, c’est celui du héros que l’on mystifie sur commande. Ces abrutis ont la chair toute rose, il est vite fait de les envoyer au Panthéon. Et foi de Maxime le Très-Haut, du Panthéon, on ne revient jamais Ernesto prit pour lui le couac de condition humaine qu’eut dû ressentir Chachi. Même le compagnon directeur Alcaida comprit la légitimité de sa gêne. Monopolisé sur ce qu’il désirait en tirer, il ne l’apostropha pas moins avec toute la dureté d’un djihadiste versé contre la liberté d'expression : - Hé l’ancêtre, tes yeux te trahissent ! Meilleur pêcheur d’Arugas de l’île, viens-tu brailler dans mon bureau sans même avoir sollicité audience. Le meilleur, j’en sais foutre rien. Mais le plus obstiné, ça m’en a tout l’air. Ta manière d’afficher ton refus de toute concession a dû t’attirer une foule d’ennuis, non ? Ne viens pas me dire que personne ne t’en a jamais touché mot » Le Papito revint sur quelques pages récentes de son numérique mental et l’image en pixels de la Faucille qui avait en son temps soulevé le même type de considérations fit qu’il en retira une force décuplée. Dix puissance dix, peut-être cent fois plus encore. Sous couvert de sa facilité à disposer d’autrui, Alcaida n’en mesurait pas moins que ce qu’il attendait de lui valait son pesant d’or. Manipulation rimant avec pouvoir, il parvint encore à hausser d’un cran son prêche de bonimenteur zouli-tapis : - Tu as gardé le sens de l’honneur, toi. Et c’est ce qui m’incite à te donner satisfaction. Moyennant le service en retour que tu m’as proposé, tu t’en doutes. Donnant-donnant. Dévoile-moi tes petits secrets sur l’Aruga et ta licence à barquette, je te la rends pour le compte. Seule réserve et tu t'y tiendras, attends la nomination de Chachi avant d’introduire ta demande. Alerter l’actuel administrateur serait préjudiciable à vos intérêts. Comme je suis dans mon jour de bonté, je t’offre également le poste d’économiste …même si ce cadeau, tu n’en as que foutre, n’est-ce pas monsieur le fanal de Cojimar ? » Lui économiste alors qu’il ne sait ni écrire, ni bien compter ? Jésus, Marie, Joseph, Karl et Max, le compartisme se contenterait d'hérésies ? Il appuya sa mimique de grandes dénégations de la tête. Mais ne vous fiez pas à sa mine, le message interne était bien différent : Yemana, laisse-moi amorcer cet abakua à ma façon, je ne vais pas pour autant tout lui dire. Tes secrets, je les transmettrai à deux jeunots de chez nous la nuit où je me sentirai mourir ou à Gégèncito si la Virgen m’offre le bonheur de le voir grandir. Approuve-moi dans mon choix, ma belle. Le mythe est éternel. Paradoxe, c'est le Lieutenant qui mit fin au dilemme en écrasant sous sa semelle dix centimètres de feuilles de tabac de la meilleure qualité, absence de sensibilité aiguë qui dénoua le préjugé de toutes pièces : - Sans nouvel économiste, je ne vois pas comment vous pourriez faire table rase du passé. Tenez, désignez m’en un. Qui connaît mieux cette bétaillère que vous ? Ce choix est une opportunité rare, j'entends que vous vous en montriez dignes ! « Lui restait une précision à apporter. Pas au vieux, c’eût été beaucoup trop dangereux :
- N’est-ce pas, Chachi ? T’en montrer digne, ce n’est pas pour toi que je fais cela
Au cours inopiné pris par sa destinée, le tout frais grand dirigeant local fit celui qui n'avait rien entendu. Respectabilité moite et silence de cathédrale. Non, cette flèche ne lui était pas adressée… Nouvel appel déchirant du téléphone, c’était le rapport tant attendu. Du court bla-bla, suite à quoi Alcaida complimenta son interlocuteur comme s’il ne s’en occupait pas. Le combiné raccroché d’un claquement sec, il reprit en s’adressant au seul vieux :
- Une affaire urgente. Dix minutes, ma secrétaire y trouvera le temps de te confectionner un laissez-passer. Un document qu’il va falloir m’immortaliser d’une photo, vieux mataf. Voilà bien vingt ans qu’on ne t’a plus tiré le portrait, toi. On aurait dû, mais c’est trop tard et sans doute mieux ainsi. Une mission officielle m’attend pour mi-septembre. Une histoire de tours à New York. Du quitte ou double, j'te dis que ça. Sa Majesté adore mettre la Ricainerie à feu et à sang, il va être servi. A mon retour, tu rempliras ta part de notre accord et ce deal, je ne le perdrai pas de vue, crois-moi. Ceci dit, ta licence, personne n’aurait dû te l’enlever, vieux crocodile. Ta passion pour l’Aruga te domine. Je me mets à ta place, tu as dû souffrir !
Enfin une parole empreinte d’humanité. Alcaida était coutumier du fait, disons deux trois fois par an. Élémentaire, on vous l’a déjà dit, ne jamais prendre l’autre en pitié. En Absurdistan, c’est le meilleur moyen de ne plus s’en débarrasser.
Midi top, l’humanité s’effaça derrière le prestige. Mobilisé par sa nouvelle féerie satanique, le petit vizir laissa ses deux visiteurs en plan. Bidon jusqu’au bout, Chachi attendit qu’il se soit évaporé pour traverser au pas de charge le no man's land le séparant du côté délégation ouvrière où l’attendait le vieux rat barricadé dans un calme stratifié. En son for intérieur, il savait que le succès de son entreprise, c’est à lui seul qu’il le devait. Black-out, plutôt lui arracher un blasphème contre le Roi que l’en remercier. Vu les circonstances, il crut s’en tirer par la tangente en demandant qui il voyait pour ce poste. Gagnant sur toute la ligne, Papito n’en avait pas perdu sa lucidité pour autant. Il entama donc de biais en mettant sur table la rénovation continuellement postposée par Dientuso des bateaux en déshérence qui encombraient le site : - Et qu’on balance une fois pour toutes celui de l’esclave » ajouta-t-il sans y mettre plus de conviction que ce détail ne le méritait. Solidement établi dans l’innocence, Chachi approuva bruyamment, comme s’il s’était déjà déchargé d’une décision difficile. Dans la foulée de ce passeport pour l’Amérique, il réclama avec tout le sérieux requis les deux moteurs enfouis depuis des lustres dans le débarras que notre cher compagnon-administrateur réservait à ses affaires personnelles, c’était de bonne guerre : - Personne, tu m’entends bien personne n’a à se les approprier. Ils appartiennent de droit à l’ensemble des coopérateurs. Ensuite, je te laisserai ferrer, mon petit Chachi. Et ne lui laisse pas l’ombre d’une chance, pas une ! » L’idée de crocheter la grosse grenouille mit le gros syndic aux anges. Dans son imaginaire débridé de preux chevalier, il l’allongeait régulièrement pour le compte et toujours à poings nus. Mais jusqu’à ce rêve à dormir debout, il se réveillait toujours avant d’avoir découvert la suite de l’histoire… Exclu de cette vengeance, le vieux poisson sec en profita pour enfoncer le clou. Touché dans son orgueil de divinité champêtre, le bazouf n’en sera que plus malléable : - Tiburoncito, ah, ah, ah ! Bébé-requin, Alcaida a touché juste, non ? » L’indéniable précision apportée, il reprit en proposant sans ambages le nom d’Orlando :
- Circonscrivons les choses, préconisa-t-il du ton le plus commun qui soit.
Impossible que tu puisses trouver meilleur que lui pour te seconder ! Tout le monde l’apprécie et il connait les moindres rouages de la coopérative. Et toi, tu t’assureras l’estime générale d’avoir compensé avec tant de générosité la perte de son bateau. N’oublie pas non plus qu’il est demi-frère d’un garde. Faudra aussi te les mettre en poche ceux-là. Hé-ho, c’est tout ton avenir que tu joues, mon pote ! « Vieux fils de pute, il va sûrement chatouiller son orgueil pour l’achever : - Maintenant que te v’là chef, qui pourrait t’empêcher de le foutre dehors s’il tente de te couillonner ?
Battu à son propre jeu le boss en devenir. Échec …échec et quoi ? Échec et ça : - Sinon j’investis la place, c’est comme tu veux » Le dignitaire tout frais émoulu acquiesça, c’était l’essentiel. Dans ses codes personnels, un économiste n’était qu’un sous-fifre perdu dans l’indéchiffrable et le vioque paraissait pour l’heure trop exalté à son goût, pas la peine de réveiller ses vieux démons en le lui précisant. Dans l’immédiat, seul compte le fait d’avoir obtenu ce qu’il cherchait. Inespéré mes p’tits enfants, d'ici peu ce sera lui le grand dirigeant. Vivement le retour à Cojimar qu'il puisse communiquer la bonne nouvelle à son épouse, il lui devait bien cela. Et j’ai de quoi acheter deux bouteilles de rhum. J’en filerai une à Ernesto pour sa peine… A la réflexion, il vira de bord pour cette dernière attention.
Dix minutes et des brouettes plus tard, le lieutenant Alcaida regagnait ses pénates comme s’il venait de débarquer d’un avion furtif après avoir dénoué une bien sale affaire. Entiché d’ordre et de toutes les falsifications qui l'entourent, il réaligna son sacro-saint dossier par-dessus la pile de documents en attente, puis s’affala parmi sa volée de coussins avec l’absence d’émotion d’un pacha impeccablement déshumanisé : - J’ai tout arrangé, Señor Ciencaminos. Ton laissez-passer est prêt, mais il faudra m’amener trois photos dont deux pour nos archives. Hors de question de faire exception pour un cas aussi banal que le tien. Les gens qui fréquentent cet endroit ne sont pas de ton monde, peut-être les ouvriers d’entretien et encore. Avec ta dégaine de pirate retiré des affaires, j’te verrais bien arpenter la Marina en remorquant une baudruche en forme d’Aruga. Un remake du vieil homme et la mer. Très Hollywood ça, les touristes apprécieront. Tiens, mes services te feront même rémunérer en pesos convertibles si tu le demandes poliment.
C’est-t’y pas beau tout ça, vieux baroudeur ?
L’humour sur le compte de l’autre, le seul à lui être accessible… Cliquons cet aventureux programme de société. Il n’y a pas de psychose à bon marché, le ton s’émailla d’autoritarisme : - Inch' Maxime. Nos compétences réunies nous vaudront les plus prestigieuses Arugas de la baie, companero ! » Voilà qui était dit et bien dit vu l’incroyable manigance qui lui trottait en tête. Sans pour autant céder à l’euphorie, il disposait pour cela d’un peu plus de trois mois. Vieux fou ! Il n’a pas à savoir par quel biais je compte l’utiliser. C’est un homme à principes. Pour un oui ou pour un non, ces relaps font valoir la clause de rejet. Impossible de les manipuler à long terme, ni qu’ils comprennent pourquoi on les brûle. Leur morale les condamne à se faire rouler dans la farine pour les laisser ensuite se débattre avec leur seule conscience. Une double punition en somme. En pensant imbécile, son regard se reporta en toute automaticité sur Chachi : - Et alors mes p’tits agneaux, on s’est mis d’accord sur le nom de ce fameux économiste ? » Bébé requin le déjà bien nommé expliqua les raisons d’un choix, qu’à l’entendre, le vieux n’avait fait qu’approuver : - Oui compagnon Franco, je sais qu’il ne s’agit -que d’un demi nègre. Mais celui-là est d’un niveau supérieur aux autres, il saura se montrer reconnaissant. - Un nitché ? Il n’est pas santériste, j’espère ! Y’a rien à tirer de ces sauvages. Même notre bon Roi n’en compte qu’un seul dans son Comité d’approbation, c’est dire s’il sait ce que la conduite de l'État implique. Un Mandela caraïbe, tu vois ça d’ici ? Pourquoi pas Bob Marley ou Malcom Obamix tant qu’on y est ? Putain de Trump, on perdrait tout contrôle de la situation. Grâce à Dieu, le compartisme est et restera sélectif. Tous métèques et tous égaux, bwana ah, ah, ah ! » Cela dépassait les limites de ce que le pépère était en mesure d'entendre. Il se leva exactement comme lors de sa visite chez Dientuso, le knock-out en moins. L’entretien était terminé. Alcaida étant quand même d’un tout autre niveau, il le retint par la manche et lui susurra d’un ton limite : - Vieux réac’, ici c'est moi qui siffle les fins de rencontres. Et les bordées de canon, c’est aussi moi qui les tire. Ton passe, tu l’auras moyennant trois photos, point ! Et fais-moi l’honneur de t’en occuper dès que t’auras débarrassé le plancher. Parce que demain, hein ! T’as l’rikiki pour te les payer, mmh ? Si t’es fauché, ma secrétaire s’en occupera. Chère petite prolataire, elle n’a rien d’autre à faire » Effleuré par l’idée de tendre la main comme un laissé pour compte du capitalisme, le Papito dut se sentir très fort, car il fit tinter ses poches comme si le saint Ché venait de le mitrailler de piécettes à trois sous : - Sauf si le photographe exige d’être payé en monnaie de l’ennemi, ce ne sera pas nécessaire, Chef ! »
Enfin seul dans son bureau, l’Officier de Marine esquissa ce fameux sourire mi ange mi démon qui faisait dire à la plupart de ses relations, surtout les dames, qu’il était le portrait tout craché du saint Ché et pourtant, hormis ses yeux d’enfer, c’était loin d’être le cas. Cojonès, c’était l’opportunité de remettre ce farfadet de Fidelio à sa place qui venait enfin de se présenter à lui. Le pays a besoin de sang neuf, la porte du cénacle lui sera grande ouverte. Comment ce vieux pêcheur tombé du ciel et encore moins cet idiot de Chachi se seraient-ils doutés qu’ils venaient de s’acoquiner avec un des plus grands pontes de la Sécurité de l'État ? Famille, quand tu nous tiens ! Ce lointain cher oncle s’est conduit comme l’ingénu qu’il est en frappant à sa porte, il se souvenait d’ailleurs à peine de son existence. Et la demande d’intervention de sa mère l’avait été parmi dix autres, sans quoi… Toutes ces arguties d’arrière-boutique, j’vous demande un peu ! Son véritable job consistait à contrôler les mouvements de la Marine de guerre sur la face Nord de l’île, de loin la plus vulnérable. Les cargaisons de navires civils également, une mine de renseignements dont il ne se privait pas. Ces deux crétins auraient mille fois dû se présenter à la Fédération nationale de pêche sportive, rue de l'Évêque à Cigaro la Vieille, un immeuble fin XVIIIème dont on se demande par quel miracle il tient encore debout. On les y aurait éconduits avec tous les déshonneurs dus à leur rang. Mais Dame chance fut avec eux. De près ou de loin, tout ce qui concerne le domaine maritime était de la compétence du Lieutenant Alcaida. Peu importe le grade, son poste à hautes responsabilités lui avait ouvert un réseau relationnel étendu et son âge qui avait d’abord attiré la sympathie commençait à ne plus être un handicap à de toutes hautes fonctions. Ne manipule pas qui veut, son travail à la Chambre de Commerce maritime n’est qu’un paravent et cela, même Petit Poteau son Directeur Général l’ignorait. Nouvelle astuce signée Maxime qui désarçonne décidément tout sur son passage. Et puis restons objectifs, on ne nomme pas un Directeur Général pour qu’il soit au courant de ce qu’il dirige. Directeur Général c’est une fonction, pas un travail ! Ce statut de sous-marin en eaux troubles, Alcaida s'y complaisait comme un poisson dans l'eau. Fauve analytique et rusé, il y donnait sa pleine mesure et connivence était son maître mot. Réflexif avec cette empreinte obscure qui fait les grands, il possédait l’art de placer ses services en attendant de voir se profiler l’opportunité. Et c’était là une des raisons de sa force aux échecs, jeu pour lequel il disposait d’une réputation flatteuse lui permettant de remettre qui il voulait à sa place au point d’aller jusqu’à perdre, de justesse évidemment, lorsque cela s’avérait opportun, façon s’il en est d’améliorer sa position. Quelques menus éloges encore et lui qui dispose déjà de la panoplie des privilèges réservés aux hommes de valeur, il aurait sa place parmi les grands du régime, le vrai pouvoir, celui qui brûle. La solution enfin à portée de main, son ébauche du moins, l’important était d’éviter de s’emballer. De cloisonner l’idée pour éviter de se faire piéger, doubler par je ne sais qui. Focalisé sur cet axiome de prudence, il sortit son téléphone portable, celui qui le relie en permanence aux services spéciaux. Surprenante technologie sans signe de vie, il obtint directement la ligne souhaitée. Inutile d’avoir à transiter par son Secrétariat qui filtrait la masse des appels inopportuns. D’autant qu’ici on ne connaît jamais avec certitude le nombre d’auditeurs à l’écoute. Toute la CIA, paraît-il… Son correspondant décrocha après trois sonneries à peine : - Lieutenant de vaisseau Franco Alcaida à l’appareil, vous dormiez ou quoi ? Priorité alpha ! Ordonnez au Comité P2 de Cigaro-Sud d’investiguer d’urgence les cas de Chachi Ortega et d’Ernesto Che Ciencaminos, il s’agit de deux pêcheurs rattachés à la base civile de Cojimar. Enquête serrée et analyse du dossier politique au peigne fin. Surtout le second, il vient de sortir de prison ! Passez par le service Action Directe, j’exige un rapport complet pour demain à onze heures précises. Tant que j'y pense, ajoutez-y l’organigramme de la direction. Ne vous encombrez pas de détails, usez de la procédure particulière » Le Lieutenant raccrocha. D’excellente humeur avant déjeuner, il n’en regimba pas moins devant le sansgêne du commettant capitaliste avec lequel il avait rendez-vous. Bientôt deux heures de retard, armateur ou pas, là il exagère ! Pourvu qu'il n’ait pas poussé l’indécence jusqu’à réserver une table au Cigaro Libre. La cuisine y est aussi chère que dégueulasse, salée dans les deux sens du terme. Grand amateur de tourtes paysannes, il lui indiquerait un bon Paladar privé. La note y dépasse rarement cinq dollars par tête de pipe, il y a nettement moins d’espions au mètre carré et le service est d’un stylé dont feraient bien de s’inspirer les mangeoires d'État. A la pointe de la mode bling-bling, le dégingandé afro n'étant, alors là pas du tout son genre, notre fringant militaire fréquentait assidûment le Paladar Amor. Restaurant haut de gamme, boutique d’antiquaire, piano à queue et salon de concerts nobles à la fois, le boum-boum de la salle de fitness adjacente en prime. Excellente adresse, les langoustes y sont du jour et les chambres privées à l’étage d’un goût raffiné. Aucune donzelle ne résistait ! De fil en aiguille, de méandres en détours, il repensa à sa secrétaire Patricia. Devait-il la féliciter de ses initiatives ou faire procéder à son remplacement pour cause de retour d’âge ? Repris par son petit jeu espiègle de dégringoler l’escalier en colimaçons plus vite que le Roi dans un exercice d’alerte au feu, il la surprit en pleine hâblerie de bureau, encore et toujours avec ce jeune métis à chaîne dorée. Là, cela dépassait les mesures ! Tranchante comme le fil d’un cimeterre, sa conscience lui dicta une décision de mollah. Sous cette jupette sacrilège, elle faisait vraiment trop baril de pétrole, il la fera remplacer par une carte magnétique. Et tant qu’à faire, ce nouvel employé qui puait le patchouli à vingt mètres lui parut doté d’un physique de cagnero première bourre. Mêmes causes, mêmes effets. Deux mètres zéro six au service de la Patrie, ce ne sont pas les brigades de volontaires qui manquent. Coupe-coupe, le baby fonctionnaire…
Entêté comme s’il découvrait les règles du jeu, Ernesto dut se farcir quatre officines étatiques avant d’enfin tomber clic-clac sur un photographe aux traits tirés qui rentrait à l’instant d’un mariage entre tourtereaux de la meilleure société civile, les deux familles vivant de confortables mandats envoyés par leurs proches de Miami. Oui, son appareil était en parfait état de fonctionnement et, coup de bol additionnel, il lui restait encore deux rouleaux de pellicule adéquats :
- Nitrate d’argent, modèle soviétique. Comprends-tu la difficulté, camarade ? Tout développer par soi-même, un exploit dans ce monde du désordre enchanté !
Et l’exploit a toujours son prix, comment l’envisager autrement ? Pour avoir flairé l’empressement, le portraitiste d'État lui appliqua ni une ni deux notre version prolotaire de la règle de trois. Un prix doublé d’office du fait de la rareté de la prestation et augmenté d’autant parce que cette tête de mule exigeait les photos à l’instant : - Ta tronche, tu la veux en Kodak ? Ça ira quatre fois plus vite, c’est cinq fois mieux fait, mais cela revient six dollars et c’est comme ça sept jours sur sept. C’est numérique, camarade !
Eh oui, voilà comment fonctionne ce piège à convenances qui nous tient lieu de philosophie. Va pour le nitrate d’argent soviétique. Toujours mieux que de se retaper le voyage depuis Cojimar… Loin, trop loin déjà, dans sa prodigieuse ascension sociale, Chachi en avait profité pour jouer l’éclipse, le bourricot avait soif. Papito en qui se manifestait un réel besoin de solitude ayant acquiescé, ils s’étaient fixé rendez-vous dans un troquet d'État à deux pas d’ici. Un bouge rose grisaille dont l’enseigne astreinte à l’intermittence peinait à soutenir qu'elle illustrait la lune des Tropiques. Ceci dit, aucune confusion n’était possible, son cocktail musical valait pour une salle de deux cents places. Photos toutes fraîches en poche mais dépiauté d'une petite centaine de pesos quand même, il franchit le seuil du bistro d’un pas pesant, une odeur douceâtre de mauvais alcool collait jusqu’au zinc du comptoir. Frappé par la tête à clips de trois consommateurs boule de billard qui se balançaient à la costaud sur un rap à pacifier la Floride et le déglingué d’une donzelle entre deux âges vacillant sur un tabouret de bar, il comprit qu’il s’était bêtement condamné à impétrer un troupeau de bêtes à cornes devant l’abreuvoir. Un assommoir à la monsieur Zola. Trop rouge macabre, le temps d’en écluser un, pas plus… De plain-pied dans ce traquenard, Chachi lui proposa de retourner seul à la Chambre de Commerce : - J’vais me la faire, j’te dis. Rejoins-moi d'ici une heure…» bredouilla-t-il à coups de clins d’œil bazoufs adressés à la créature à laquelle il avait déjà offert un cocktail d’investissement. Outré, le vieux exigea du futur administrateur une conduite digne de son rang. Ce n’était pas le moment de le retrouver ventre tailladé à coups de couteau dans le caniveau. Sollicité à la dure par le métèque en gilet rasta qui jouait l’épouvantable rôle de patron, il refusa sèchement qu’on lui remplisse son verre : - Et toi non plus. Maintenant on se barre, mon petit Tiburoncito » A se demander qui était le nouveau chef !
Remarquable d’efficacité, l’aimable secrétaire sur sentier de guerre avait repris le travail à quatorze heures précises. Le torse bombé à vue, c’est ce qu’elle savait faire de mieux, elle salua son vieux chouchou d’un superbe sourire tout feu tout flammes, n’est pas relation privée du lieutenant Alcaida qui veut ! Et puis, il y avait déjà dix bonnes minutes qu’elle était sous menace directe d’un grand black névrosé dont elle se demandait s’il n’allait pas finir par escalader le pupitre de son cher bureau. Un obstiné, c’était la septième fois en autant de semaines qu’il venait faire de l’esclandre, toujours aussi indigné qu’un imam à la vue d’un film pornographique et toujours pour voir Petit Poteau le Directeur Général et personne d’autre. Ravie de l’apport bienvenu de ce partenaire-choc, la belle y trouva prétexte élégant de s’en occuper avec toute la considération due à un grand révolutionnaire duquel il est normal d’attendre qu’il s'attende à ne pas devoir attendre dans une salle d’attente bondée de tabourets roses en attente de jours d’attente. Aïe ! La pléthore de visiteurs déjà lassés d’attendre y trouva contre toute attente mille et une raisons de gueuler qu’ils n’avaient pas non plus à attendre qu'on daigne s'occuper d'eux sans plus attendre. Situation ingérable. Il fallait s’y attendre, même le vieux ne suffit plus. Ce brouhaha de fin de Ramadan étant voué à se prolonger jusqu’en fin d’après-midi, la gourgandine sortit des entrailles de son bureau le fameux feuillet sous plastique. Un bureau à tiroirs qui contenait également une paire de ciseaux de manucure, trois tubes de bisou-bisou pour les lèvres, une pléthore de petits pots de vernis à ongles, une bouteille d’acétone offerte en son temps par un copain chimiste, deux étuis de mascara poudre aux yeux, un arsenal de brosses et peignes à vous crêper le chignon, trois poudriers de ravalement dont un rouge cerise pour les cas urgents ...et un cachet tampon officiel, lui aussi du plus beau rouge ne vous en déplaise.
Hormis sa lourde tâche d’accueil, la pauvre Patricia n’avait que de légers travaux à effectuer mais s’y livrait toujours avec passion, espérant par-là être remarquée au passage pour accéder à une fonction de niveau supérieur, secrétaire d’accueil en chef à 221 pesos par exemple. Et les vociférants en attente de vociférer de plus belle. Pourquoi cette salope fardée comme un balai rose outrepassait-elle leurs attentes en servant sans plus attendre ces deux ploucs, alors qu'ils étaient au moins cent à… à… A ne plus faire le pied de grue, tiens ! Non mais, vous vous attendiez à quoi ?
- Attendez votre tour, camarades ! « s’égosilla si fort la cheftaine qu’elle obtint trois secondes de silence. Inattendu, non ? Sensible au loyalisme pur et dur du vioque qui s'était immédiatement retourné sur la foule d’un air n’appartenant qu’à lui, elle humidifia le sceau royal d’un souffle à faire chavirer la Granma de ses tréteaux et, boum bardaf, frappa violement l’indispensable laissez-passer de notre écusson national, un palmier sur fond de mer sous un soleil se levant à l’est, soit les quatre composants fondamentaux de l’île idyllique. Un sceau qui figure sur tout document officiel, il n’y en a d'ailleurs pas d’autres et c’est encore une fois à cause de l’embargo. Les yeux baissés ainsi qu’il sied à toute créature soumise, la belle égérie fourra les deux copies fin fond son tiroir à surprises, non par manie mais parce que son chef de service lui avait intimé l’ordre de le faire. Au courant d’une infime partie des grands secrets de la maison, elle avait eu vent de l’inaccessibilité des archives …mais surtout de la malédiction promise par Ochun à qui y toucherait ! Et même s’il lui arrivait de désapprouver l’une ou l’autre fantaisie de ses supérieurs, ce manège durait depuis des années. Non mais, la croyez-vous payée pour dénoncer de telles futilités ? Imaginez à quoi cela pourrait la mener après tant d’années de dévouement à la cause, rien qu’à la cause. Évaporé par contre le jeune métis, ainsi va la vie. Pas grave, elle reportera ses fixations sur son cher petit lieutenant Alcaida…
Bye bye, salut ! A la revoyure et le plus tard possible. En trois heures de temps, Ernesto Che Ciencaminos venait d'en apprendre plus sur les us et coutumes du compartisme de salut public qu'en une vie de galère. Mais il n’en avait que foutre. Pour s’être agrippé à tout ce qu’il pouvait, il le tenait enfin son premier papier. En flirtant dangereusement avec la ligne rouge, mais il le tenait. Décidément, cette île est déroutante. Rien n’y fonctionne normalement. Ni en bien, ni le mal. Faudrait en parler au Roi, il a sûrement un avis à ce sujet !
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CHAPITRE 11
Comme par enchantement, les affres de la traîtrise s’échappèrent en bulles dans cette réacclimatation douce qu’était le retour à l’air libre. Sa licence, notre vieil obstiné l’avait en poche mais il n’en éprouvait pas la joie escomptée et, chose inconcevable qu’il n’était pas bon de laisser trop entendre, c'est bel et bien au compartisme de substitution qu'il devait sa réhabilitation. Voisinage n’étant pas ménage, cette victoire sans fioritures avait beau déambuler sur fond de culpabilité froissée, elle ne résultait que d’un hasard vertigineux, joint à une certaine respectabilité ne vous en déplaise. Tous éléments mis bout à bout, n’est-ce pas à sa duplicité speedée, à sa droiture également, qu’il devait de s’être tiré d’affaire ? Porté par sa seule intransigeance à adapter ses idéaux aux circonstances, donc implicitement à mélanger le mal et le bien, ne venaitil pas de se ménager une ouverture sur l’avenir ? Avenir, dites-vous ? Mais ce mot n’a aucun sens ! Rien n'étant plus simple que croire, il se raccrocha à l’idée venue si spontanément lui commander de faire réparer un des bateaux en déshérence, son approche transmissive du savoir l’ayant décidé à apprendre le métier aux jeunes. Plus question de s’investir sur un seul, l’exemple de Miguel était là pour le lui rappeler. Ce n’est pas qu’il s’était fait duper sauf dans ses intuitions, mais… Et puis, il y a ce petit Gégèncito que la vie a mis sur son chemin. Assurer la relève, le dernier sursaut. Préméditer les temps futurs avant qu’il ne clôture sa part de subsidiaire dans cette incroyable toile de fond qu’est l’éternité.
Haro sur ce tréfonds de fièvre. Que Chachi qui n’était nullement en lice en pense ce qu’il veuille, il rentrerait par le Malecon. Il y avait en lui un tel besoin de fusion avec la mer que ce n’était plus tenable. Et pour accéder à la baie - la plus belle du monde ! clame Maxime qui a pourtant l’occasion de comparer, il suffisait de descendre cette Rampa qui symbolise si bien l’envers de la mutation. Écrasés par ce décor conforme à l’idée qu’ils se faisaient de Manhattan sur fond de suie, nos deux compères aussi insolites ici qu’en Nouvelle-Guinée replongèrent en ce monde différent, égalitaire, incongru, absurde. Un monde de désœuvrement si flagrant que la communication s’y résume à attendre que le répondeur se mette en marche. Une file d’individus ! Kilométrique la file. Disciplinée la foule, disciplinée comme nul n’en a idée. Serait-ce enfin l’opportunité du siècle ? Un nouveau report de banco ? La perte de notre ultime raison d’être ? Non, c’est encore et toujours le syndrome du désenchantement. Hors les amphés coupe-faim, il n’y a plus que lui pour nous nourrir. La frime, la Sainte Communion, la multiplication des pains, le partage de la tunique. Aurions-nous enfin vaincu le signe indien ? Parce que l’ampleur du problème… Vous n’y êtes pas, pas du tout. C’est le pèlerinage en famille …s’il reste encore des familles. Et d’autres pèlerinages que ceux d’un peuple de faux dévots. Ne le poussez pas au désordre, il ne s’est pas encore donné le temps de tout réinventer. Alors, il se contente du peu qui se présente, s’exaspère de l’intérieur dans l’espoir de rendre un jour les coups au centuple et mesure les affres du bonheur en faisant la file. Mais comme l’escarcelle est vide depuis belle lurette, ce sera pour se contenter du rêve. D’un abominable rêve à dormir debout parce que rien ne nous a jamais appartenu en propre alors que nous vivons à cent quatrevingt kilomètres de l’abondance, il faut bien se distinguer quelque part. S’astreindre à faire la file pour prouver au monde que notre bon Roi nous offre de quoi contourne l’embargo. Pour donner un sens au sacrifice. Pas celui de nos héros, celui de toute une Nation. Putain de compartisme à la con, il n’y aurait donc que notre vieille noix de coco que cette situation alerte ? Deux ou trois autres rebelles du même tonneau et Mad Max hurlera au complot, c’est inadmissible ! Si nous en sommes encore et toujours à faire la file, c’est parce qu’il y a des années que nous ne mangeons plus de son pain. Et comme lui c’est nous sans que l’inverse soit vrai pour autant, il en profite pour promettre que demain, toujours demain, il nous refilera des brioches. Un authentique miracle, un de plus ! L’harmonie au coûte que coûte, la folie partagée, une croûte dorée et quelques raisins secs pour tout bilan. On a déjà vu ça quelque part et l’Histoire ne s’est pas bien terminée du tout. Absurdistan finira mal aussi. Mais Maxime s’en fout, il ne sera plus dans la file pour le voir. Alors cette file, serait-ce le bombo gagnant pour tous ? Le passeport pour le pays de l’oncle Sam et ses grandes illusions ? Impensable, notre respectable communauté est déjà mieux représentée dans ses prisons modèles que les garimpeiros colombiens. Ces monstres ne veulent pas de nous et sa Majesté qui s’y entend pour créer la distance affirme y voir la preuve du caractère délinquant du modèle social prôné par nos ennemis. Et en privé, lui que toutes les circonstances acquittent, il décortique son discours en précisant qu’en cas d’attaque il leur refilera volontiers quelques millions de vermisseaux qu’ils pourront toujours faire camper sous tente à proximité de Miami, n’est-ce pas ?
Ne cédons pas à la panique, il ne s’agit que d’une simple dépossession de l’ordinaire, une de plus. Un kilomètre de boucs émissaires agglutinés sur les trottoirs. Maman qui a toujours su y faire depuis que le père s’est barré sans que personne ne sache où et une ribambelle de rejetons de la Révolution ravis de faire le pied de grue pour deux boules de glace à l’eau. De l’eau colorée payée bien cher par rapport à nos moyens, il faut bien justifier notre droit de vivre sous férule, non ? Et se priver pour les enfants en liesse. Aujourd’hui, c’est l'abondance vanille et chocolat. Couleur vanille. Couleur chocolat. Couleur vanille-chocolat ! La vitrine chamarrée de tout un régime brille de mille feux, voyez comme ces brebis exultent de ce que leur offre leur bon Roi. Le final est proche, elles attendent leur kilomètre sous la fournaise. Sous le soleil impatiemment.
Oh, ne croyez pas au hasard ! Si le glacier Copelia tient commerce d’état à deux pas de l’hôtel Cigaro Libre, c’est pour mieux vous asséner notre version panoramique de l’abondance. Une énorme tribune ouverte dont notre grand Caballero use et abuse à seule fin de clamer au monde que nous avons gagné la partie, le grand jeu substantiel du « y’a pas ». Outre chimères et petits drapeaux que nos chefs nous font agiter sur commande, n’avons-nous pas la vanité du plus fort, l’harmonie provocatrice et les crèmes aux staphylocoques deux couleurs ? Et s’il nous incombe de faire la file, c’est que c’est bon, non ? Ne désespérons pas plus qu’il ne faut, demain son charisme à la dérobée lui commandera de nous en offrir à la fraise. Pas de la vraie, ce serait trop lui demander. Non, de la couleur fraise au même goût chimique dérisoire. Avec autant de staphylocoques, sinon plus. Assurer l’unanimisme et ses délices, l’ingratitude par peur d’affronter d’autres gémonies. Au pays, elles sont tellement courantes qu’il serait inimaginable de vivre sans. Étant du bâtiment, nous sommes bien placés pour confirmer que Maxime ne le tolérerait pas. Qu’allez-vous chercher là ? A vingt centimes les deux boules, son Palais des glaces, c’est pour rien. Pour rien ? Rien pour vous qui avez des dollars. Rien pour nos dirigeants sans qui la pauvreté n’aurait jamais existé. Rien pour nous qui n’avons rien, sauf la réputation d’être des goinfres de l’illusion. S’il en reste… C’est que le rêve est communicatif, la foule ne s’impatiente que pour cela ! Pour démontrer à ce gogo de visiteur que nous sommes le peuple le plus socialisé du monde. Discipliné sous le joug mais comme la nuance relève de l’alchimie, il ne la percevra pas. D’autant que notre discipline collective, ce n’est pas vrai, pas vrai non plus ! Chefs et gros machins choses passeront toujours devant, il y a une porte dérobée rien que pour eux. Ces gens de la haute ont de telles responsabilités à éluder que ce serait un crime de les faire attendre. A vous de comprendre leur impatience, sinon ils se chargeront de vous l’expliquer. Et le touriste presse-citron finira son périple à l’hôtel pour aller s’empiffrer de glace importée, servie dans de belles coupes en verre bombé ornées d’un parasol miniature en papier de riz. Comme l’air y est également conditionné, on lui dira que c’est la même. Pas question de le faire sortir du cadre que notre bon Roi a planifié pour l’illusion. Qu’il se borne à constater que nous avons bon d’attendre. Mais qu’il ne fasse pas la file, qu’il ne s’avise surtout pas à faire la file ! L’essentiel est qu’il rentre chez lui convaincu. Délesté de ses beaux billets verts, mais convaincu que le Roi Maxime a raison, convaincu par le compartisme d’abondance. Voilà pourquoi nous passons notre vie à faire la file. L’abondance cela se mérite.
Le tissu relationnel de tonton Alcaida n’étant qu’accointances, une nièce par alliance de Chachi occupait le poste de caissière principale du pavillon vanille. Réflexe machinal du profiteur, Artaban demanda fièrement la pause, assurant par la même occasion le vieux que ce lien parental - qui n’était que la partie visible de l’iceberg ! leur donnerait le privilège de n’avoir à faire que la file des privilégiés, ceux qui jalouseront à vie les privilèges octroyés à d’autres privilégiés qui n'ont pas à s’astreindre à faire la file des privilégiés. Que ce monde de disgrâces est injuste ! Tout cela pour quelques staphylocoques de plus… Non merci, Ernesto n’aimait pas la glace, pas plus que l’abandon de toute égalité. Sur cette terre de feu, il n’aimait que son petit module de Cojimar et encore. Trois heures qu’il déambulait ses interrogations sur les hauteurs de Cigaro, trois heures qui venaient enfin de jouer en sa faveur. Trois minutes à peine qu’il s’est échappé du transept. Trois décennies que Copelia sert de la merde en boules de couleurs. Bientôt six que le peuple n’y comprend rien, il a le sacrifice dans le sang. Et les boules pour compenser. Vanille-chocolat…!
Dernier faux plat avant la mer. Place à une constellation de hangars modernes aux vitres étincelantes pour mieux observer ce qui s’y trame. En mal d’essaimage, sa Majesté y a concentré les sièges locaux des compagnies aériennes internationales. Les étrangers n’ont pas à venir faire la loi chez lui, le dernier espoir vient de s’envoler.
- Avec Absurdistanair, vous y seriez déjà » affirme la pub nana dorée cocotier mer bleue.
Encore la file, la file pour un billet aller sans retour. Mais c’est sans surprise, on payera les deux. Toute la Nation en rêve, qui serait assez idiot pour refuser une si bonne affaire ? S'il n'en restait qu'un, ce serait le vieux. Intermède. Passé l’ultime cagibi vantant tout le dérisoire d’Air Liberté, nos deux compères replongèrent sans transition dans le culte de l’excédant. Dix pubs plaquées là pour cacher les façades délabrées qui leur servent de support. Dix cartes blanches aux bons vœux de la Patrie. Dix dazibaos d’un vert pâle à faire peur. Dix hauts de forme à bannière étoilée. Dix impérialistes en frac cogitant le mal sous leurs lunettes noires. Dix pétards à la gueule, dix pétards à la main et l'horrible mare de sang aux pieds. Dix révoltes face à l’inadmissible. Dix célébrations de la vraie liberté. Une liberté d’adhésion, cela va de soi. Pas un slogan en faveur du régime, mais une vérité puissance dix que sa Majesté tente de nous faire avaler avec humour, un humour dont il abuse sans abuser de lui-même, une de ses rares convictions. Dix vérités de catéchèse qui ont leur part de libre expression. Sérieusement, le verriez-vous ne pas la respecter ? Une fois n’est pas coutume, notre bien-aimé Monarque a délégué une parcelle de son immense potentiel créatif au designer de service, un petit comique habitué à faire dans la dentelle, sûrement le meilleur du monde ! Dix panneaux à tomber dedans et pas un saint Ché pour tout sublimer, il y en a déjà partout. Et pour clore l’arrimage, des dizaines d’enfants lovés dans les coins supplient qu’on leur donne à manger, vive les mouchoirs en papier. Objectif de ce cinéma d’auteur ? La moralité, tiens ! Parce qu’au pays moraliser, c’est d’abord se prélasser dans l’ignominie des autres. Et le bon Maxime de qui dépendait le lancement de la campagne n’a pu s’empêcher d’y ajouter son grain de sel. Ses images d'Épinal, il les a fait barbouiller de dizaines de croix gammées. Honte à ces dizaines de millions de nazis. Voyez de quoi regorge le capitalisme, vermisseaux ! Où est le message ? Bon sang, où est le message ?
A sept kilomètres au large, dans l’axe précis de l’hôtel Nacional et sa fichue fontaine qui ne fonctionne jamais, quelque part le long des parois de la seconde série de contreforts sur lesquels butte l’océan, Yemana s’ébroua dans ce silence envoûtant qui règne à cent mètres sous le niveau de la mer. Plus grande, plus sauvage que ses demi-sœurs des côtes Nord du Brésil, la Reine fit un tour rapide de son creuset, puis émit un son prolongé à défier tout ce qui se laisse entraîner par le courant. Touché par un halo de lumière suppléante, Ernesto brassa du regard cette immense étendue vif argent arasée de soleil plaqué or. Troublé par tout le prétentieux de cette liaison inexplicable, il serra le précieux sésame sur son cœur, lui aussi avait faim… Plantureux de médiocrité, Chachi éclata d’un rire frelaté :
- T’as vu comme je l’ai possédé, ce neveu par alliance ? Petit con, va ! Du côté de ma femme, c’est de famille
Douze moins un. Plus qu’onze travaux à effectuer, Mister Hercule :
- Cùgno, voilà trente ans que je rame dans la vie et jamais je n’avais pensé que la solution était si près de moi !
Second réalisme élevé d’un étage, onze moins un font dix. Tout le plaisir est pour lui, il pouvait enfin se complaire dans le ton de démonstration perfide qui est le privilège des grands :
- Toi le vieux, toi qui es si malin, t’aurais quand même pu me le dire, hein !
Excès de vitesse. L’Aruga file comme un obus, elle vient d'apercevoir un banc de petits thons.
Non, le pépé ne se laissera pas aller à couper au court par Galliano ! Il n’avait plus la force de se confronter à cet antre de toutes les bruines. Que sont trois kilomètres de marche à front de digue ? Plus que de la mer qui somnolait derrière le parapet, c’était de dégagement dont il avait besoin mais ça, il n’avait pas à le préciser à Chachi. En représailles, son genou recommença à le faire claudiquer et ma foi, il fut sidéré que son compère s’en aperçoive. Sinistre Malecon, cette baie a dû avoir affaire à la loi. Elle a été bombardée il y a moins de trois mois, ce n’est pas possible !
Dans son état d’esprit du moment, il eut été impensable qu’il se heurte une seconde fois à l’épave de la Granma, il s’y serait charcuté l’âme au point cinquante. Comme ils devaient à un moment ou l’autre bifurquer à droite pour rejoindre le Parc Central où paissent chameaux, tape-culs et bus en instance de départ, il recula l’échéance jusqu’à l’avenue du Prado, une artère de crinoline truffée d’hôtels d'État, de bâtisses administratives inutiles et autres clubs d’amitiés internationalistes plus inutiles encore. Seul son centre piétonnier sous garde permanente de monumentaux lions de bronze invitait encore à la promenade. Promenade ? Dans un monde d’extra-terrestres alors. D’extra-insulaires en tous cas, le hasard des pérégrinations venait de les faire tomber en pleine grand-messe hebdomadaire de tout ce que Cigaro compte comme marchands de biens. Par quel biais avaliser cette manière si catégorielle d’accentuer le coût de l’illusion ? Ces tours de passe-passe que sont nos lois ? Cet égalitarisme sans cesse contredit par les faits ? Ces permutations de domicile où chaque attributaire se fait le devoir de cocufier l’autre ? Ces employés du Cadastre corrompus jusqu’à la moelle ? Cette honte autoclave appelée aujourd’hui ? Ce pacte de connexité avec le Diable ? D’où vient que cette île oscille à tout bout de champ entre d’intangibles principes et une pratique sans cesse contraire ? Qu’est-ce qui pousse ce tramway nommé désir à foncer droit sur des rails non parallèles ? Où qu’on aille et quoiqu’on fasse, il en faut plus pour décourager la masse de petits choses qui conserveront à vie l’espoir de quitter un domicile en ruines pour un logement à peine salubre. Leur résistance à décrocher la lune est phénoménale. A l’égal d’Ernesto, ils ne capituleront jamais. En suivant la voie légale, ils finiront par l’obtenir moyennant trente ans d’attente. Et s’ils meurent entre-temps, on changera le nom du bénéficiaire. Survivre à la sorcellerie, tel est notre destin. Petite souris, sors de ton trou…
Passé le luxuriant hôtel Inglaterra et sa cohorte d’angelots de pierre qui n’attendent qu’un ordre céleste pour s’envoler aux quatre coins de l’horizon, Chachi ouit le timbre d’un formidable klaxon polyphonique à nul autre pareil. Notre dur d’orteil ne l'était pas autant de la feuille, il s’agissait bien du signal d’entame de l'avant-dernier retour à la base de l’impétueux dinosaure vert pomme de Christo moustache, taximen de grand chemin. Conformément aux normes d’une planification personnelle qui se suffisait à elle-même, la panse de sa Buick venait d’ingurgiter son quota de menu fretin, puis attendu, en vain hélas, les dix minutes de rabiot consacrées par son absurdisté persuasif à l’ultra rendement. Sublime de je m’en foutisme face à la rumba accablante d’un flic de quartier qui croyait naïvement que le char d'assaut avait délibérément tenté de s'en prendre à sa personne, l’exubérant chauffeur, coiffé d'un chapeau western du tonnerre oublié par un client lors du voyage de midi, traversa le boulevard à contresens - et en parfaite diagonale qui plus est, à seule fin mais elle était péremptoire de pêcher au pied du monumental escalier menant au Capitole ce vieux patriarche un rien boiteux et son adjoint. Sorti tel un diable de sa boite, il jura ses grands dieux qu’il trouverait al momento deux places supplémentaires à l’intention de ces invités de dernière minute …qui rentraient bien au bercail, n’est-ce pas ? Vu le clientélisme fanatique dont il faisait preuve, aucun des passagers ne songea à le contredire. Ernesto emboîta le pas, ne nous appesantissons pas sur son cas. Et le flic en qui s’était greffé une saine émulation devant l’allure impitoyablement virtuelle du cow-boy d’avoir un béguin immédiat pour le superbe galurin. A quel règlement se référer pour le lui piquer ? Commanditaire un peu rapide, Chachi avait escompté une réaction de confort bourgeois venue de la rusticité du vioque, mais à l’air d’infamie qu’il dégageait, il comprit qu’il ne consentirait plus au moindre dérapage budgétaire. Du coup, il se sentit pousser des ailes et pincez-vous les oreilles, proposa d’y aller de ses deniers pour le trajet retour. Oui, vous avez bien lu : le pingre offrait de payer pour deux ! D’une serviabilité féroce, le timonier usa de son statut de seul maître à bord pour repousser l’agglomérat de passagers par-delà la ligne de démarcation que constituait la grande déchirure séparant la banquette arrière en deux parties à peu près égales. La partition agencée avec une maestria de chef d’orchestre à la baguette, il omit de réclamer sa dîme, préférant et de loin se montrer brutal, voire sauvage envers le guarapito sévèrement rappelé à l’ordre au simple énoncé des rapports qu’il entretenait avec son chef direct. Une envolée à portée d’exode et elle suffit… Rétabli dans ses droits légitimes, il se recentra sur les quatre pesos engrangés sur le dos de son prolotaire privatif. Bien fait pour ce sale con, il n’avait qu’à se montrer plus futé, remuer un peu les fesses. Depuis quand paierait-on du personnel à ne rien faire, hein ? Et puis y’a pas à renâcler, des passagers, sa vieille Buick avait de quoi en ingurgiter douze. Huit derrière et quatre devant et là, il s’avérait intransigeant. Le bras droit libre pour actionner le changement de vitesses, business is business ! D’ailleurs si ces cons avaient le malheur de rouspéter, sa réponse était toute faite :
- Si le confort ricain ne vous plaît pas, j'vous empêche pas de vous agglutiner dans le bus, non mais !
Hue dada, le lourd cheval d’assaut sur sabots de caoutchouc rechapé mit à profit le silence de mort régnant à bord pour gambader le long des grilles dorées à l'or fin de ce joyau d’architecture baroque qu’est l’ambassade d’Espagne, seule et c’est explicable par l’Histoire à avoir planté ses pénates plein centre-ville ...front à la baie et orientée droit sur Madrid, s'il vous plaît ! Loin de toute concupiscence, délit pour lequel la peine de mort n’existe pas, l’as du volant commit pour la troisième et avant-dernière fois de la journée l’impair de laisser voguer un regard d’ébranlement spirituel sur la file de petites canailles alignées en chœur à l’angle du Malecon pour un voyage express et tarifé au bout de soi-même. N’eut été l’aspect bonne fortune qu’il avait depuis longtemps placé ailleurs, il se serait bien offert un intermède de sensibilité robuste avec la plantureuse négresse rousse aux gros seins. Mais voilà business is business, il vient de vous le dire ! Quarante minutes de frictions métaboliques et autres mètres cubes de Co2 plus tard, son cercueil d’acier arrivait en rade de Cojimar. Courage bonhomme, plus qu’un aller-retour. Deux si saint Stakhanov est avec toi. Premier extrait du véhicule dont il avait à présent percé le mécanisme de portière, le vieux prit soin d’éviter de s’immiscer dans la tractation forcenée et finalement prévisible qui mit aux prises le pauvre loche victime d’un coupable excès de confiance et Chachi à nouveau d’attaque maintenant qu’il était de retour au village, à quelques encablures de sa future coopérative. Aussi choqué que notre bon Roi lorsqu’il annonce au monde avoir déjoué d’extrême justesse un ixième complot capitaliste contre son auguste personne - il en est à plus de six cents - notre futur capitaine d’industrie savait jouer les gros bras avec tout qui pesait trente kilos de moins que lui. Que l’empoignade tourne à l’anatomique si ce minus avait l’impudence de croire qu’il faisait le poids, il n’en démordrait pas :
- Sois déjà bien content que je consente à te refiler dix pesos pour deux, mec ! D’ailleurs t'as tout intérêt à la boucler, ta bagnole n’est qu’une poubelle. Fais gaffe, tu ne sais pas à qui tu parles !
Argumentation étonnement acceptée par Christo, après un ultime « higo de puta ! » de derrière les fagots dont la portée radicale scella définitivement l’accord entre parties. Et pourquoi cette mansuétude, s’il vous plaît ? Explicable, toujours explicable. Il y avait déjà cinq candidats en attente pour Cigaro et une âme charitable venait de le prévenir qu’un des trois chameaux de service avait coulé une bielle du côté d’Alamar. Beh oui, faut pas grand-chose ! Bonne nouvelle, le voilà parti pour jouer à la navette hyperbolique jusque passé minuit, obligé de remplir peut-être même par deux fois le réservoir, d’augmenter le coût de ses prestations, d’accélérer le rendement en faisant déjà mettre les clients en file par son prolotaire personnel, il n’a qu’à se débrouiller pour les heures sup’. De sacrifier ses temps de pose à la lutte pour la richesse à fond la caisse, le tout à l’opportunité, la liberté économique, la stabilité de l’emploi. Vive les pannes. Ici, y’a que ça qui marche !
Titillée par un soleil bourré d’ivresse, la rhumerie était sur le point de fermer ses grilles pour la première fois de la journée. Personnage clé de la communauté villageoise, Tony le bougnat avait déjà son trousseau à la main …et sa cruche dans l’autre. Anormalement taiseux depuis la clôture victorieuse de sa dernière algarade, Chachi proposa un petit rhum vite fait, générosité douteuse qui entraîna une stupeur si marquée sur le visage du vieux que le déjà charismatique leader en devenir de la vénérable pêcherie royale de Cojimar ressentit l’obligation d’apporter la précision enrobée d’élégance perfide que seul justifiait son acharnement à se débattre dans ce vide atroce qu’est l’incroyable vérité à cœur ouvert de ceux dont l’égoïsme vient de si loin que leur culte du moi en est devenu limpide. Z’avez pas pigé ? Pas grave, relisez et vous comprendrez. Ou alors laissez-le s’expliquer, cela revient au même :
- C’est sur le compte du taxi. Qu’est-ce que tu crois ?
Ernesto apprécia la franchise et pour toute absolution, avala cul sec avec la ferme intention de ne pas lui rendre la pareille. Admirablement suffisant, le futur administrateur pointa du doigt le casier de vidanges de Tropi-Cola que ce petit malin de Tony fourguait à cinquante centavos et reprenait à vingt, dix s’il manquait le bouchon de plastique :
- Remplis m’en une… et jusqu’en haut, hein ! » osa-t-il sur le ton explétif du radin qui cherche à faire tomber la tournée sur le compte du margoulin.
Un peu le Tiburoncito ! Ce tocard perd tout sens des mesures, comme si Tony allait accepter de recevoir des ordres dans son établissement !
L’âpreté du gain s’avérant prépondérante, le maître-chais des brigades alcooliques du Roi s’exécuta en ouvrant la vanne latérale du tonneau. Cuvée du patron, la réserve pour cas spéciaux cinq ans d’âge. Un truc discret, bien mis. Trente pour cent d’eau ou comment surbooker les connards droit dans les yeux. Et des connards, à Cojimar ce n’est pas ça qui manque… Seconde imprégnation de la journée. Un quart de la bibine y passa, on sentait Chachi capable de mieux. Barré par la mine du grand Tony dont il avait plus besoin que l’inverse, le futur chef ne sut plus trop quel comportement d’ordure adopter, mais… Avant que l’autosuffisance le prenne à revers et il y avait danger, il trouva moyen d’assurer sa toute fraîche prestance en sommant le vieux, comme il l’eut fait d’un laquais, d’aller quérir Pipo et Orlando. Crénom, il avait à leur parler !
- Pas avant ce soir, Chef …et toi, cela te laissera le temps de remercier ta femme ! » rétorqua-t-il en parfait gentilhomme analogue à lui-même.
Là-dessus, Tony se jeta dans la bataille en proposant la tournée du patron à ce vieux mataf qu’il aimait bien :
- Sur le compte de la maison, corsaire. Et ne viens pas faire de manières si je remplis ton verre jusqu’en haut…!
Ernesto remercia d’un sourire, un sourire bonhomme. Puis il but le rhum d’un trait parce qu’il en avait plus que marre. Et comme l’avait secrètement espéré le bougnat de Sa Majesté, il éprouva également la nécessité de se prémunir contre le mal de vivre. A cause ou malgré lui, il fallait qu’il se barre, il aurait fini par mordre. Retour en force à l’ambroisie et ses désinvoltures :
- Salut Tony truand ! La prochaine barrique, c’est pour jeudi je crois ?
Bercé par un soleil déclinant, l’amiral Ciencaminos promena son demi-litron d’élixir dans un prestigieux décor de phobie immuable qui, du train où vont les choses, est parti pour durer quelques siècles encore. Assuré que l’abuseur n’avait pas eu la fâcheuse idée de le suivre, il téta un nouveau jet de l’âme sœur qui eut bon goût de l’irradier à tomber raide mort. Miracle, tout se remit à sonner clean dans sa tête, y compris un profond désir de réconciliation avec ses frères. Mais cette pointe de bonheur ne suffisait pas, si bien que la vérité aux multiples enseignes se révéla introuvable. Chaque élément offrant un attrait lorsqu’on l’isole de son ensemble, son regard finit par se poser sur un car climatisé de Cigarotour que réinvestissait en bon ordre une file disciplinée de cinquante appareils photographiques pendus au cou d’autant de petits-fils du Soleil levant tous pressés d’en finir en dix jours avant de retourner travailler, cela se voyait à leurs têtes. Trop traditionnalistes pour perdre la face devant cette version autrement plus hard de société la mieux organisée au monde, ces honorables visiteurs n’avaient pas manifesté le désir de jaunir sur nos plages libérales et encore moins de s’égarer dans la fourmilière de Cigaro. En revanche et ce dès avant leur départ de Tokyo ainsi que le recommandait la rubrique bon à savoir du programme, ils avaient pointé en bloc l’option touristique dite circuit culturel Hemingway, une excursion de quatre heures facturée cinquante - pardon cinquante-deux dollars depuis une directive royale datant d’hier par nos services de Cigaro-Tour. Une croisade de samouraïs à la bourre comprenant entre autres visites de boutiques souvenirs, un bol complet de riz aux haricots, un autre de soupe au concentré de glutamates, une citronnade à la glace pillée, deux dés à coudre de rhum auquel il fallait répondre d’un grand « Yôo ! « et un arrêt chronométré d’une heure à Cojimar pour se plonger dans le cadre du chef d’œuvre qui valut prix Nobel et consécration universelle à ce grand ami de la Nation. Gloire à ce rebelle ricain sans qui notre village n’aurait jamais existé ! L’accompagnatrice officielle, celle qui est chargée de faire prendre les vessies pour des lanternes, avait prévenu le troupeau. Oui, elle est libre ce soir pour des massages reconstituants à vingt dollars de l’heure, finalisation discriminatoire comprise. OK également pour les clichés souvenirs du mémorial mais, sécurité nationale oblige, interdiction formelle de mitrailler la forteresse espagnole reconvertie en poste militaire avancé. Sous leur apparente docilité numérique, les touristes japonais sont aux anges. Robotisés comme l’exige leur curieux code des convenances, ils n’omettront pas de renseigner l’anecdote dans le petit livret rouge accompagnant leurs souvenirs sur pellicule. En voilà des compartistes bien organisés qui n’ont nul besoin d’un Roi pour faire ce qu’on leur dit !
Crénom, notre vieil escogriffe ressentit alors qu'il était vraiment en son pouvoir de faire voler en éclat le système qu’il venait déjà de si bien blouser ! Et pour mieux amorcer le dispositif, la chaloupe de Pipo se découpa enfin à hauteur du phare, il y avait bien une heure qu’il attendait ce moment. Repris par ce fichu genou qui coinçait tant et plus aux jointures, il trimballa sa vieille carcasse de façon à traverser le petit pont au moment où la chaloupe faisait son entrée dans le ruisseau. Sans susciter plus d’intérêt qu’un vieux crabe auquel il manque une patte, il gravit cahin-caha le sentier menant au centre récréatif, noyé pour l’occasion sous une musique d’enfer qui n'effrayait même plus les oiseaux blancs en attente d’action directe sur leurs poteaux. Son esquif contrôlé comme si la rigueur avait oublié d’être de la partie, Pipo s’adressa sur un ton pur sucre à son oncle Oswaldo, décalage qui fonctionna sans anicroches. Toujours à l’affût de ce qui ne le regardait pas, le Yumma comprit qu’il y avait anguille sous roche. Intuitif comme en ses meilleurs jours, il décida de leur emprunter le pas, allant même jusqu’à proposer la tournée:
- Putain, juste une giclée quoi ! Par la bite au saint Ché, z’allez quand même pas refuser de vous rincer le gland sur ma tronche, des fois ? Le vieux, lui n’hésiterait pas ! » Présenté ainsi, il était difficile de dire non sans paraître suspects...
Exonéré de tout sous une tonnelle à l’écart du bar, Ernesto tuait le temps une fois à chaud, une fois à froid, en faisant rouler sa petite bouteille, une fois sur elle-même, une fois entre ses paumes. Porté sur l’insolite que c’en était presque une règle, il ne manifesta aucune émotion particulière à la vue de ce Yumma fort en gueule mais tout compte fait droit dans ses bottes. Hors leur contexte scabreux, ses mignardises avaient l’art de désarçonner tout interlocuteur avec l’avantage majeur qu’il ne s’en doutait pas. Et cela plaidait pour lui comme pour d’autres, l’intérêt collectif commandait de tuer dans l’œuf toute tentative d’accaparement du pouvoir, celle de Chachi en premier. Et puis merde, c’est à lui de décider qui il veut bien voir et ce qu’il aurait envie de dire, non ? Nos trois compères assis comme s’ils s’apprêtaient à se soûler dans les règles, il en vint illico à l’essentiel: - Tenez-le pour acquit, la grosse grenouille va faire le grand bond. L’économiste aussi et celui-là, j’parie qu’il va payer pour deux. Pour une fois ce bourrin de Chachi n’a pas raconté de bobards, il était même largement en dessous de la vérité. Croyez-moi, une aussi belle occasion de se rendre maîtres de la coopérative ne se présentera pas deux fois ! » Une entrée en matière mirobolante, trop belle pour être vraie. Quoique, quoique… On le connaît ce pirate viscéral doublé d’une éponge, il n’est pas du genre à se laisser aller à raconter n’importe quoi. Force vaut ce que l’on y déploie, aucun n’eut l’air de douter. Prévenu par un flic copain à son frère dont l’attention avait été attirée par l’attitude exagérément relax du Yumma, Orlando s’inséra dans l’auditoire sans que personne n’y trouve à redire, pas même le charretier en chef au regard luisant d’intox comme si son indignation en dépendait. Inconcevable, nos apprentis conjurés donnaient l'impression de siéger dans un vrai Comité des sages. Cette transparence significative l’aida à reprendre le résumé de l’entrevue :
- Les détails, je les ignore. Mais une chose est sûre, bousculer Cojimar tous azimuts ferait le jeu de nos ennemis. Brisons le cycle et procédons comme au jeu d’échecs. De la stratégie et pas de vagues !
Stratégie, échecs ? Tiens, tiens ! Le pépé en a appris pas mal au contact d’Alcaida. Juré, au premier saut chez son neveu, il demandera au petit Gégèncito comment qu'on y joue à ce jeu. Contrairement au Roi qui trouve cela inadmissible, Ernesto appréciait qu’on lui tienne tête. Mais le silence patenté de ses potes empêchait toute entrée en syntonie. Sûr de son ascendant, il reprit la même image:
- De la stratégie et ne pas créer de vagues… J’viens de vous le dire, comme au jeu d’échecs » Incongru de comparer vagues et échecs, pépé ! Les vagues, c’est dire que rien n’est joué, que le décor bouge tout le temps comme après le petit verre de trop. Et pris dans leur sens premier, les échecs sont tout sauf un jeu. Il est même dur de s’en remettre, n’est-ce pas la vraie vie qui veut ça ?
Aussi incisif que sa Majesté lorsqu’il décrète qu’il a raison, il pointa l’index vers l’avant, autoritarisme étrangement extrapolé dans la voix :
- De la pugnacité, companeros. Je dois me rendre ce soir chez Chachi en compagnie de Pipo et d’Orlando. Yumma, comme t’as fait le pas de nous rejoindre, parles-en à Cookie. Débrouille-toi avec les mots, mais je veux qu’il vienne. Choisissez aussi un membre du personnel fixe auquel vous direz seulement qu’on a à parler. A sept, cela fera déjà délégation. Ce clown va vite piger qu’il ne fera pas ce qu’il veut !
A la simple évocation de l’infâme, les yeux se froncèrent… Quel que soit le moment, il serait mal choisi, n’est-ce pas ? Laissons donc un instant l’espoir de côté et assénons l’invraisemblable vérité :
- En principe, la nouvelle doit rester secrète. Mais comme j’vois mal cette pipelette tenir sa langue, j’aime autant vous mettre moi-même au courant. Z’êtes bien assis, les potes ? J’vous préviens, c’est fort de café… Ce sera lui le nouvel administrateur !
Boum ! L’indignation éclata comme une fusée devenue folle sur son pas de tir. Un tintamarre cent fois plus inaudible qu'un dialogue de sourds dans l’enceinte paisible d’un Parlement démocratique :
- Quoi, ce fumier ? Mais ce sera cent fois pire qu’avec Dientuso, lui au moins est intelligent. Si c’est tout ce que t’as trouvé, il ne fallait pas accepter de nous représenter, Papy !
Le vioque s’attendait à cette réaction névrotique et honnêtement, n’avait rien à y opposer, sinon d’attendre que retombent les rouleaux de l’énorme vague d’indignation. Voilà, le tsunami a mis du temps à se retirer mais c’est fait. Le signal d'alarme a fonctionné, cela n'a pas toujours été le cas :
- Allons, allons ! Un peu de jugeote, les amis. On lui laisse la fonction et couic, on coupe l’organe. Rien que toi Yumma, tu ferais ça les yeux fermés. Si ce choix avait dépendu de moi, j’aurais évidemment trouvé autre chose. Mais plus j'y réfléchis, plus j’y vois une formidable opportunité
Argumentation enrubannée d’une certaine dose d’hypocrisie, elle vaut ce qu’elle vaut :
- Holà, vous croyez que cet Alcaida aurait été jusqu’à demander mon avis, des fois ?
- Alcaida, c'est qui ce maricon ? Quel coup fourré nous prépares-tu encore, vieil enculé ?
Premier sursaut moralisateur du brave Yumma. Constatation salutaire, ce nom inconnu au bataillon a fait sursauter et c’est bien ce que le pépé cherchait, il maîtrise tous les aspects de la situation :
- Un petit pincho qui se croit grand, Yumma. Il m’a même prétendu qu’il a de quoi faire sauter des tours et le pire, c’est que je pense qu’il en a les moyens !
La rage du consultant maintenant. Elle avait bien tardé à venir, celle-là :
- Dites, c’est bien ce fichu compartisme qui nous a mené à la ruine, non ? Alors, on continue hasta siempre ou on se décide enfin à tenter autre chose ?
Modulée sur ce thème, la magie opéra sous forme de bon à tirer. Tirer dans le dos de sa Majesté, évidemment. D’espèces sonnantes et trébuchantes également, l’un ne va pas sans l’autre. Une note homogène y trouva de quoi harmoniser un quatuor subitement beaucoup plus malléable :
- Chachi s’inscrira dans la logique du système. Donnez-lui du chef à tour de bras et il ne sera même pas foutu de s'en apercevoir. Sinon, avec lui, dépendre du guide, bonjour les dégâts. Ne gâchez pas ce rendezvous avec l’Histoire dirait Maxime. Au contraire, vivez-le comme une chance unique !
Le pépère eut la sagesse de préciser que cette tentative serait sa dernière. Sans la remettre en cause, car ce qui est dit est dit, il tenta d’en faire saisir les nuances comme tout absurdisté normalement constitué, c'est-à-dire en revenant à son seul cas :
- Ah oui ! J’ai aussi récupéré ma licence. J'aurais pu me limiter à cela, non ? Mais si j’ai fait valoir mes droits, c’est d’abord en pensant au futur des vôtres, companeros !
Comment ça, il a récupéré sa licence ? Stupéfaction, silence, gêne, interrogations. Faire valoir ses droits, c’est quoi pour une histoire ? Que tient-il à signifier par là ? Quel nouveau complot nous prépare-t-il ? Aucun, sinon celui de les amener sur la voie royale. Une démarche hip-hop et, par saint Ché, elle était en passe de réussir :
- Venez m’apportez votre point de vue chez moi à six heures. D’ici là, silence complet vis à vis de tous les autres
Et un petit rappel à temps perdu pour clore le chapitre :
- Quand on s’invite chez le vieil Ernesto, on arrive à l’heure !
Pour la première fois depuis longtemps, il n’en doutait plus. La belle Aruga, c’est comme s’il l’avait déjà.
Dix-huit heures, sept cœurs vaillants en sont à concevoir l’absolu, l’imbrication sincère. Y compris du côté du Yumma, premier à se douter que ses mots de société n’auraient pas cours ce soir. Pas de bouteille de rhum non plus. Si, mais planquée fin fond la cahute du vieux, il ne la sortirait donc pas. Nos conjurés en étaient conscients, la situation exigeait de garder les idées claires. Pipo engagea et fut même le seul à parler. Une intervention sur le ton bistre d’un rapport risquant à tout moment de lui échapper. Avant qu’il ne passe le restant de ses jours à ça, il précisa que le collectif avait discuté bon train et, n’ayons pas peur des mots, que ce fut long et imprécis avant que les échanges ne virent à la confusion, mieux que rien. Mais l’unanimité s’était faite sur un point, c’était la seule avancée tangible. Elle arrangeait à la fois tout le monde et personne, il en était conscient. Chlorotiques des pieds à la tête, les autres le confirmèrent, qui du menton, qui du regard. Ravivons la flamme, cela finira bien par donner quelque chose sur le terrain :
- C'est tout le groupe qui te remercie, Ernesto. On te doit bien ça, non ? Maintenant que t’as récupéré ta licence, on te la souhaite ton Aruga-record, vieux pirate ! T’as beau fuir les honneurs, ce jour-là, tu seras fier d’entrer dans le livre d’or et on sera tous présents pour la photo. Les appâts, t’auras plus à t’en occuper, on te les filera. Les yeux d’Imperador aussi, tu penses. Mais oui, vieux poète. Jusqu’à la mort !
Un assaut d’éloquence au ratio de celle à Maxime… Hélas, Pipo n’avait pas que cela à dire et passa sans transition à la conclusion. Une entourloupe gros sel, elle était sans appel :
- Le hic, c’est que chacun ne voit que son intérêt personnel. Alors, les solutions collectives, c’est dingue ce qu’on s’y perd. On s’est donc dit que tout irait mieux si t’étais notre Commandante. Juré, on t’obéira hasta siempre. On en a fait le serment collectif, par Yemana !
Lui, Commandante ? Bon, il cède à l'ukase. Enfin ukase, hein ! Mais qu’ils se le mettent bien en tête, sa retraite de dignitaire, il l’a retrouvée et comptait bien en profiter. Pour le prix, il réparera la Mariposa. Oui, il sait qu’un travail énorme l’attend. Non, il n’a nulle intention d’en revendiquer la propriété. Elle servira à apprendre le métier aux jeunes. Une école, quoi ! Une idée qu’il n’avait pu mener à terme avec Miguel. Il doit encore la peaufiner, ne vous en faites pas pour lui. Et des gamins, il en avait déjà plus ou moins sélectionné quelques-uns : – Ah oui, clôtura-t-il sur le ton débonnaire du Roi lorsqu’il cherche à vous la mettre profond. D’ici peu, j’aurai besoin d’un bateau muni d’un palan, Cookie. Un invité à promener parmi les récifs, cela ne tirera pas à conséquence. Si je demande celui de Chachi, non seulement j’hériterai d’un sabot, mais il fera des pieds et des mains pour m’accompagner et ça, je n’y tiens pas. Si tu me prêtes le tien, c’est d’accord ! » Dans ces conditions, comment refuser ? Eh minute, on ne s’entend plus dans tout ce tintamarre ! A l’instar de son pote l’instituteur, il tapa des mains pour rappeler ce beau monde à l’ordre. Il n’en avait pas tout à fait fini, sa première décision datait de ce matin et il avait dû la prendre seul. S’ils l’acceptaient à l’unanimité, il continuerait. De l’harmonie, les potes. Ce dont il allait les informer était sérieux :
- Le plus important n’est pas là. Les circonstances ont fait qu’il m’a aussi fallu désigner un nouvel économiste. Si je n’avais pas pris la balle au bond, Chachi se serait octroyé le bonbon et vous auriez pris son cousin ou un truc comme ça. Mes amis, celui que j’ai été amené à choisir se trouve parmi vous. » Automatisme prévisible, cinq pêcheurs s’affrontèrent du regard. Un regard qui dura ce qu’il devait durer. Et puis… et puis quoi, hein ? Un regard qui s’allume ou s’éteint selon qu’il passe de l’un à l’autre. Et enfin la question, la vraie question : et si c’était moi ?
Et la première rebuffade, pas lui quand même ! Certainement pas le Yumma en tous cas… Représentant le personnel d’entretien et c’est bien ce qu’avait escompté le papy, Raùl Castro-Ruz n'avait pas vraiment voix au chapitre. Mais il était clair que ce foutu jeu de trampoline ne répondait pas à ses attentes. Avant que ne surgisse le choc des ambitions, le continuellement rabattu si vous voulez, ce grand blond inaltérable avait compris à quoi le vioque voulait en venir. La belle unanimité n’allait-elle pas se lézarder au premier coup de boutoir ? Seul non-pêcheur de la bande mais de culture identique, il clôtura la veillée d’armes avec les arguments dilatoires qu’il fallait :
- Companeros, il n'y a pas à remettre les décisions du Commandante en question, vous l’avez dit vousmêmes. L'heure tourne. Laissez donc à Chachi le soin d’annoncer lui-même qui le vieux a désigné pour occuper la charge. Au moins comme ça, il aura quelque chose d’intéressant à dire, non ?
Ché, Ché, Ché ! Bonne idée, allons tous ensemble bousculer l’enflure en sa résidence officielle et remettons-lui les idées en place. Si le hasard de ses relations familiales venait de le consacrer demi-portion, ce ne sera pas au détriment de tous les autres. Changement d’esprit notable chez nos prolotaires de mer. Passés du rien à perdre au tout à gagner, ils venaient de redonner un sens majoritaire à l’espoir. Un espoir sans existence officielle …comme celui de devenir économiste.
Savant mélange de sale et de laisser-aller sans garantie d’entretien, la maison léprome de Chachi ne tenait sur ses quilles que par habitude, quelques blocs montés en tentative de murs sur le toit plat étaient là pour en témoigner. Dès que l’occasion se présentera, il en volera d’autres. Cela lui permettra d’avancer d’un mètre carré, sans doute moins, jamais plus. Quand il aura du temps à y consacrer. Et du ciment… parce que le ciment, vous savez ! Sachem - en second seulement, notre futur grand manitou devait son tipi à sa femme et Dieu sait qu’elle le lui faisait sentir. Bouteille à portée de main comme s’il avait là un trésor sous sa garde, le nouvel homme fort en devenir reposait en paix, plongé dans une profonde inertie catatonique abreuvée de chants d'oiseaux par l’arbre du voisin. Déjà très au fait des nouveaux devoirs liés à sa charge, il attendait en toute sérénité ronflante d’ouvrir l’audience généreusement accordée à trois marginaux venus quémander de menus privilèges. Un scénario dépris de page de gauche par l’arrivée d’une véritable escouade sur pied de guerre, ce n’était pas tombé dans ses plans du tout. Gloups, l’indispensable goulée anti-varappe avalée d’un trait, il ordonna à sa femme d’éclipser sa bouteille en insistant sur le sa ! Comme d’habitude, comme toujours... Drivée comme cheval de coche par les années de soumission, Virma accourut, son petit singe à l’épaule. Surprotégé au bout de sa laisse, le primate se crut habilité à saisir le col de la bouteille. Mal lui en prit, il ne récolta qu’une gifle en retour, la préséance étant un sujet sur lequel Chachi ne plaisante pas. Avec cette demi-brigade à moins de dix mètres, j’vous demande un peu. Métamorphosé d’un coup de baguette magique en taulier ravi de vous vanter la fraîcheur tonique de la petite dernière de son établissement, le proprio au singe, à Madame et à la bouteille saisit le vieux par le coude et l’invita à s’asseoir comme s’il le savait de santé fragile. Une noblesse de cœur éminemment contrastée avec l’ignorance manifestée à l’encontre du reste de ce soviet malvenu. Et ce avec la superbe due à son ennoblissement récent, point ! Jamais avare de rosseries propres à diminuer autrui, sa perverse douce moitié lui apporta à la hâte une assiette pyramidale de riz aux haricots sans daigner proposer ne fut-ce qu’un verre d’eau aux visiteurs. Quant au rhum, hein… Au singe, passe encore. Mais surtout pas à ce vieil Ernesto ! La caste, déjà la caste. Trois minutes chrono, il n’en fallut pas plus au goinfre pour empiffrer la mixture. Devoir de sustentation terminé, il s’essuya la bouche à même la manche de sa chemise, la belle, celle de ce matin, celle qui était déjà pleine de taches. Signal de fin de service. Mère porteuse du primate joliment surnommé Darling, sa chère Virma reprit l’assiette sans mot dire. En guise de remerciements, Chachi adressa un petit signe affectueux à l’animal… et n’oublia pas d’exiger son café ! L’élitisme se mesurant au poids apporté à la soumission, le futur administrateur eut le bon goût d’attendre que sa femelle en titre dégage le plancher pour siroter le divin breuvage avec le distingué prêté au bon Maxime lorsque son sens poussé de l’embrouille l’entraine à expliquer en détails les bienfaits du plan à une délégation paysanne descendue tout exprès de son village de montagne. Attention au piège de la cuiller dans l’œil. Ne confondez pas ostentation et ridicule, Sire ! Et toi non plus, Chachi :
- Comme vous le savez, j’ai rencontré le lieutenant Alcaida qui m’est famille. Et ce grand mollah du régime m’a écouté. Vous triomphez sur toute la ligne, amigos ! Dientuso va bientôt se faire virer et c’est à moi qu’il a confié les pleins pouvoirs « Aucune réaction. C’était inattendu, inattendu selon le côté où on se place. Chachi y vit un signe manifeste de sa nouvelle puissance.
Inextricablement dévolu aux effets de scène, il crut aussitôt avoir de quoi mettre les points sur les i en donnant libre cours à son altruisme débordant :
- Camarades, sous mes ordres, jamais vous ne marcherez à reculons !
La hauteur de propos qu’on attend d’une profession de foi politique, de n’importe quelle foi politique. Ah, quel grand homme il eut été si…
- Mon bien-aimé neveu m’ayant fixé pour premier objectif d’augmenter la productivité de 30%, je ferai réparer le frigo de ma… de notre coopérative et repondérer la balance. Jamais j’vous tricherai sur le poids. J’en fais le serment, par saint Ché !
De l’irréalisme gratiné, Papito allait l’avoir au tournant. L’essentiel, toujours aller droit à l’essentiel :
- Chachi, tu dois confondre. Ça, c’est le travail du nouvel économiste !
Derechef aussi vert qu’un têtard spirituel à Dientuso, le Tiburoncito… La réponse à tout, il n’y a pas forcément antinomie :
- C’est de votre faute. Vos exigences m’ont troublé, j’allais en parler en dernier. Orlando, J’ai décidé de te nommer économiste pour compenser la perte de ta barque. C’est un job facile qui consiste à remplir un livre quadrillé dont toutes les colonnes doivent se terminer par zéro, j’me suis renseigné. Après, tu trieras les cageots comme j’te dirai de le faire et tu noteras mes commandes personnelles sur un carnet noir pour l’inventaire, hein !
Orlando parut tombé des nues. Il avait pensé à Pipo ou encore à Cookie. Tout au plus avait-il caressé l’espoir que le vieux prenne son aîné à bord de son bateau école. Au diable la déception personnelle. Ses quatre collègues eurent bon goût de le féliciter sans arrière-pensées, fusion fraternitaire laissant à penser que la décision du vieux les agréait. En point d’orgue, Raùl Castro-Ruz lui donna l’accolade réservée au camarade nouvellement adoubé. Du spectacle hyper dimensionnel comme on dit lorsqu’on doit applaudir très fort. Ernesto qui touchait au but saisit la balle au bond :
- Ce n’est pas tout, les potes. Sur le chemin du retour, Chachi m’a fait part de sa volonté de privilégier le dialogue participatif. Dans un cadre non institutionnalisé, évidemment. En nous dévoilant d’emblée sa version tutélaire de l’hypothèse compartiste, ce noble compagnon de lutte démontre qu’il a l’étoffe d’un grand apparatchik. Sous sa conduite éclairée, nous aurons enfin de quoi mettre en œuvre nos idéaux d’égalité, fraternité, complicité !
Le vieux aurait-il été nommé Ministre ? En tous cas, il a le langage qu’il faut pour ne rien dire… Mal en règle avec le marasme, Bébé requin réalisa que sans concessions majeures il n’avait aucune chance de tenir à son poste, voire même de s'en faire virer avant sa nomination. Vision salvatrice de sauvetage en catastrophe, il se persuada de son évidente capacité à négocier le pourcentage à concéder à ce nouvel économiste qui, maintenant qu’il y réfléchissait, ne lui disait rien, mais alors vraiment rien qui vaille. Orlando lui répondit d’un sourire des plus prometteurs …que Chachi crut enrobé de connivence, avant de tout à fait piger :
- Pipo, j’te confie la mer. Et toi Raùl, tu occuperas le terrain. Union prolotaire maximale, on travaillera main dans la main
Encerclement généralisé, la stratégie qu’il fallait. Échec au nouveau Roi, on vous a déjà fait part de l’horrible dépravation qui se lisait dans les yeux du Papito rien qu’à évoquer ce jeu. Avant même que Gégèncito ne lui en apprenne le maniement des pièces. L’apothéose par opposition au désastre, c’était l’évidence même.
Fondu dans la nuit, le vieil imprécateur accéléra encore l’allure. Était-ce un hasard, sa résistance au total arbitraire l’avait emporté sur son mal au genou. Magnifique de subversion, il suggéra à sa troupe de travailler les rumeurs et d’amplifier celles des autres. Bref, d’assurer ce bouillonnement permanent qui colle si bien à notre réputation :
- Ébruité de la sorte, le secret de la nomination de Chachi sera noyé parmi d’autres. Cela amortira le choc du jour où elle deviendra effective. En créant la société du tout et son contraire, le compartisme a fait de nous un ramassis de sauvages, les potes !
Seconde phrase de niveau gouvernemental. Jusqu’où le vioque exercera-t-il son intellectualisme petit bourgeois ? Il finira copain-copain avec Alcaida si ça continue ! Tapi derrière le cabanon du voisin en vue de sonder les intentions de cette bande de traîtres, le tout puissant Djinn Maxime sortit de ses gonds. Parbleu, il est tellement enragé par ce qu’il vient d’entendre qu'il s’est planté sa fourche plein milieu la queue. C'est merveilleusement ironique, il donne l’impression d'avoir été refait comme un beau diable :
- Z’avez beau vous gausser de ma société de progrès, sortez du rang qu’on voit qui vous êtes, abject vermisseau ! Et la preuve, hein ? Où est la preuve de ce que vous rapportez ? Et de quelle impunité jouissez-vous pour oser vous attaquer à mon bien-aimé collectif, espèce d’anar à la con ? Oui Môssieur, attendezvous à être sévèrement réprimé ! Quant aux sauvages, après enquête approfondie de ma police politique dans le « ramassis » comme vous dites, je ne vois toujours pas de qui il s’agit, ni où ils se cachent. Auriez-vous de votre côté une petite idée, un quelconque indice de valeur ? Persistez dans vos allégations gratuites et mes disciples s’occuperont de vous. Dans le sens souhaité, le mien. Dois-je vous rappeler que j’ai tout pouvoir de vous empêcher à vie de sévir ici ?
L’amiral Ciencaminos haussa les épaules. Ce sordide aparté, il s’y attendait et avait gardé l’imparable en poche. L’argument massue, celui qui marie noblesse et traditions :
- A propos, Chachi a déjà son surnom et c’est le lieutenant Alcaida qui l’a trouvé. Vous ne devinerez jamais, il l’a baptisé Tiburoncito !
- Putain d’barbu, il est génial ton Alcaida. Ça lui va encore mieux que cornuto ! « éructa le Yumma qui, libéré d’un trop-plein de contraintes, entama main sur la braguette un pas de danse, disons excentrique.
Six pêcheurs firent alors chorus en se tordant de rire comme d’une toute bonne au sujet de la cupidité légendaire de notre bien-aimé Monarque.
Méfiez-vous, cela va chiffrer… Midi zéro une, grand tralala et tout et tout. Pied au plancher selon la tradition western-spaghetti sauce cybernétique, deux, trois, puis quatre Tatras d’attaque foncèrent sur les locaux administratifs. Aïe, l’addition risque de ne pas se terminer dans la dentelle ! En fusèrent cinq bérets noirs qui rampèrent jusqu’aux issues, puis un sixième armé jusqu’aux dents se posta bien en vue sur le toit pour que le chef, en retrait lui, fasse le compte des sept mercenaires. Looping grand huit, neuf secondes plus tard c’était l’ouverture de la légalité puissance dix, la porte principale de l’office venait de céder aux assauts de ce onze virtuel qui valait bien celui d’Arsenal. Spectacle full contact. Accouru pour assurer son rôle de douzième, voire de treizième homme, le clan des supporters pour une fois en parfaite intelligence avec la bande de Rambo 14 encourage comme des fous. Premier quinze de la partie, on vous laisse le temps d’apprécier. Suspens, l’indiscutable article seize est en passe d’avoir force de loi. Sur quoi, sinon le dix-sept ? Encore sous le coup des fumigènes, le tout Cojimar pleurant à chaudes larmes eut l’insigne bonheur d’entr’apercevoir Quimbombo, notre économiste si mal-aimé, embastillé comme un singe de dimension derrière un hayon grillagé, direction Villa Marista, aveux et supplices garantis à tous les étages. Votre gueule, demain cela se produira encore plus près de chez vous ! Le requin-bis menotté dans une cage de fer, du travail de pro. C’était donc lui l’assassin du Jaqueton, qui l’eut cru ? Cojimar aurait parié à 80% sur Dientuso, déjà que toute la pêcherie était plus ou moins suspecte pour cette seule raison. Un crime passionnel, sûrement une combine qui a foiré. L’avait que des ennemis ce nouveau chef, que le Roi ait son âme ! Mince, la police politique userait-elle de nouveaux procédés pour démasquer les coupables ? Moi si j’étais dans sa peau, j'avouerais tout ce qu’on me demande. Et même plus ne fut-ce que pour éviter l’excès de tortures ! Que nos milices le fusillent sans tarder, c’est ce qu’on peut lui souhaiter de mieux. L’affaire ne parait pas trop complexe, deux semaines au pire… Bref, à défaut d’avaliser la bavure, les coopérateurs se risquèrent à évoquer une forme de justice immanente. Le système ne venait-il pas de foutre en taule - et de quelle manière ! un type qui n’avait pas arrêté de les truander depuis des années ? Même s’il avait zigouillé l’autre, tout au plus une circonstance atténuante.
Cul et chemise au cœur de la tempête, Kermitt le Rouge dont les yeux trahissaient l’inquiétude se recroquevilla fin fond son bocal, un nénuphar stérile pour tout lange. Fin du cycle des duperies honorables, notre courageux capitaine d’industrie se serait bien caché dessous l’échelle, il ne coassait plus à tout bout de champ. Mine et moral ramassés, il commençait à avaliser l’idée qu’il allait bientôt devoir offrir sa tête sur un plateau. S’il n’avait pas été si laid, on eût pu dire qu’il avait perdu toute sa superbe. Victime d’un sortilège ou en état de grâce, ceci en fonction du côté où on se place, notre valeureuse coopérative piscicole voguait cap sur l’autarcie, relâchement général qui n’avait pas échappé à ces petits malins de gardes trop heureux de se réfugier derrière la seule tactique garante de leur pérennité, celle dite de l’autorité supposée. Un armistice de façade qui s’avéra tout profit pour le groupe. Conformément au plan mis au point par le nouveau maître des lieux, Raùl Castro-Ruz profita de la première opportunité venue pour faire rentrer deux barques sans qu'elles n'aient à subir le moindre contrôle, arrangement dont personne à l’exception des protagonistes n’ourdit les détails. Mouiller les chiens, avait dit le vieux. Voilà qui est fait ! Une forme de retour flash-back à l’ère Ramiro, la connerie en moins... Cette déliquescence d’autorité n’avait évidemment pas échappé au tumescent Major Delapera que la disgrâce progressive du ruffian palmé avait alerté au point de ne plus en dormir la nuit. Après consultation expresse de la malicieuse cartomancienne Ginetta qui en profita pour lui extorquer fric et secrets, notre molosse de l'ordre dont la politique voulait qu’il ne se laisse influencer par personne en conclut qu'il était primordial d'assurer sa propre sauvegarde. Révolutionnaire averti, il crut bien faire ...et fit d'ailleurs bien de se fendre d’un rapport significatif sur les errements de la Direction traitée par-delà les lignes d’hiératique, ajoutant en post-scriptum bien pesé avoir d’ores et déjà parié sur les troubles, évolution probable qu’il se faisait fort de mater - et radicalement ! avait-il précisé après rature en vue d’assurer la hiérarchie de sa capacité à traiter le problème selon les directives royales auxquelles, nouveau post-scriptum griffonné à la hâte, il se référait bien évidemment de manière systématique. Estimant au bout du compte avoir été brillant, ce qui préjugeait d’un avenir dégagé, il retrouva son cycle de sommeil en préparant dans le plus grand secret un époustouflant arsenal répressif dans la droite ligne des valeurs traditionnelles du compartisme de soumission sociale. La vraie révolution allait éclater par les deux bouts, apprêtez-vous à compter les os ! Bref, chacun tentait de se positionner en fonction de ses intérêts et, comme l’avait prédit le vioque, vantards et menteurs expliquaient tout, si pas leur rôle prépondérant. Dans le rôle du cul de basse-fosse, la grande distinction fut une fois de plus à mettre à l’actif de cette petite fouine de Rodriguez dont le vieux se servit, avec une facilité déconcertante du reste, pour faire courir le bruit que la vengeance de Dientuso qui cachait bien son jeu ne s’arrêterait pas aux grilles de la coopérative, tactique à effet de balle traçante qui souilla mieux que prévu et ce n’était déjà pas triste.
Poussé par le courant des contradictions les plus folles, un vent d’optimisme force neuf se mit à souffler en rafales rapidement rejointes par celles de la mer qui rendit les sorties risquées. Pour pallier au trouble, les pêcheurs allaient de conciliabules en forums d’où ils sortaient assaillis de plus de questions encore. Impunité conte de fée contre folie des grandeurs sans circonstances atténuantes, chaque fauve y allait de sa recette-miracle d’où l’antinomie misère et magot s’avérait prépondérante. C’est simple, ces foutus crétins n’arrêtaient plus de jaser sauvage dans tous les coins. Le pépé eut beau refuser d’honorer de sa présence ce bal des vampires qu’il avait lui-même orchestré, son regard parlait pour lui. A chaque question un tant soit peu pressante, il se référait au bon vieux temps ou répondait qu’il n’était au courant de rien …pour ne recevoir que sourires de connivence en retour. Et puisqu'il avait également droit à son petit caprice, il fit organiser une surveillance étroite des moteurs entassés dans la réserve personnelle de Dientuso dont il demanda à Raùl de saboter le cadenas. Que ce soit d’initiative ou par délégation, il contrôlait tout mais le découvert était important. Pas mal de pêcheurs, sans doute trop, s’en rendaient compte comme d’une évidence. Comment s’y était-il pris pour se faire si vite autant d’émules ? En réponse à cette seule et unique diversion du vioque et croyez qu’il en gardait sous la manche, l’hypocondriaque Dientuso qui en des temps moins troubles en eut profité pour lui faire passer le goût du pain n’esquissa pas un geste, renonciation bienvenue revenant à officialiser que la bête indigne n’avait plus une once d’autorité. Paralysé à la simple idée de se faire rabrouer, méchante bonté qui le poussa à ne même plus répondre au téléphone, il s’avéra incapable d’appréhender ce choquant réalisme qu’est l’ingratitude, une de nos valeurs les plus sûres. En plein bourbier mental, le matamore sentit venir les symptômes, puis se propager les petits boutons de l’usure qui menace tout grand de ce monde lorsqu’il mesure enfin l’ampleur du mécontentement que son omniprésence aux créneaux suscite. Psychiquement démembré à l’idée que ces maudits gùsanos n’en resteraient pas là, il craignait plus que tout d’avoir à rendre des comptes devant la justice, symbole si l’en est de l’instrumentalisation du régime. Lorsque Raùl Castro-Ruz refusa tout net d’inventorier le matériel, la coopérative eut l’occasion de mesurer la différence entre socialisme cojimerdeux et socialisme à visage humain. Archi-battu, le sanguinaire ultra positif s’inclina sans mot dire, un contraste saisissant avec sa morgue habituelle. Le moment était venu de se demander à quelle sauce il allait être émasculé, la recette d’Hilario pour éliminer les crabes. La tradition, quoi… Et ne me rétorquez pas que cela ne vous dit rien, Majesté !
Conformément à nos dix préceptes de commandement, l’affaire connut son dénouement le Vendredi Saint à quinze heures précises, l’heure de la prière si l’on en croit l’opinion tranchée d’Alcaida. Un calvaire sous X où, excusez du peu, ce Judas fut forcé de boire le calice jusqu’à la lie devant les sept stations du compartisme de Code Pénal, long parcours du combattu au cours duquel il se fit successivement retirer sa trentaine de décorations, chopper le portefeuille et, comble d'irréligiosité, fourrer une poutre dans l’œil, le moins bleu des deux, par des groupes d’action non identifiés. Clou du martyrologue, il éprouva la honte de se faire déshonorer – et par deux fois ! à la façon d'un bouc par un grand militaire plus Barrabas qu’un guérillero du Gold Gotha qui lui confisqua également sa belle veste de cuir comme s’il l’a lui avait gagnée aux dés. Jet d’éponge à la mesure de l’ultime espoir qu’il entretenait, le coup de lance au cœur, il le reçut en trébuchant sur un tombereau de résidus métalliques récemment déversé devant sa réserve privée. Juste à la veille du week-end de ferveur idéologique à la mémoire du saint Ché, c’était le geste de trop ! Écœuré par tant d’immoralité, d’absence de reconnaissance pour tout dire, le monstre guantanamisé pour le compte réintégra sa sacristie, d'où il ressortit quelques instants plus tard son seul livre de comptabilité sous le bras. Un chef d’œuvre de taxidermie, ce fut la dernière et plus chouette image qu’on eut de lui…
En Absurdistan, quand y faut, ça ne traîne jamais ! Le seul ennui c’est qu’il ne faut pas souvent. Ou alors que les nouvelles directives auraient dû s’appliquer selon la planification prévue avant qu’un ordre supérieur ne vienne tout contredire. Ou encore que la mayonnaise n’a pas pris, mais alors ce n’est pas de notre faute. Ou pire, que la trahison se soit avérée si répugnante que le Roi s'est empressé de prendre lui-même le taureau par les cornes et dès lors plus rien d’autre ne compte. Il arrive aussi qu’il eût fallu, vraiment fallu ! Mais dans ce cas-là, c’est la faute aux Ricains et à leur injustifiable embargo. Pour que tout ce bazar en ligne se détricote, c’est du compartisme que nous n’avons plus besoin et Maxime le sait. Dans n’importe quel pays même à demi démocratique, on le virerait séance tenante. Mais si on ne l’a pas réalisée cette foutue démocratie, c’est à cause de l’embargo. Retour aux sources. Quelle que soit l’optique, tout est toujours de la seule faute de ces maudits Ricains. A Cojimar, il fallait absolument mais aucun ordre ne vint le contredire. Toute bienvenue qu’elle fut, la retraite anticipée de Dientuso avait entraîné une absence sidérale d’autorité que le Roi n’avait pas encore comblée, malgré la nécessaire continuation du pouvoir qu’il prêche avec une conviction sincère dont tout responsable de société ferait bien de s’inspirer. Avec conviction sincère, ai-je dit. Où est l’imbécile qui vient de parler de débordements ?
Dix jours après la lamentable capitulation de son chef direct, la coopérative apprenait par avis punaisé aux valves qu’une assemblée générale prolotaire qualifiée par avance d’exceptionnelle aurait lieu demain mercredi à onze heures précises en la salle des fêtes du Comité de Défense de la Révolution de Cojimar. Une délocalisation spectaculaire destinée à marquer d’emblée la césure avec l’ère Dientuso dont une des fichues habitudes était de procéder à une réunionite à la va-vite dans le hangar, clownerie qui se traduisait de manière systématique par la mise en place d’une bordée de contraintes supplémentaires. La mondanité de l’événement requérant son auguste présence, l’archi-pinocheté Major Delapera trônait déjà de tout son poids au centre d’une estrade montée avec un sens caractérisé du devoir de dernière minute par ses hommes qui, il fallait s’y attendre, avaient oublié l’oriflamme au saint Ché que l’on tient à présent plié dans la seule armoire fermant à clé de l’arsenal. Collé à ses basques, le petit Rémora bigleux que haïssait tant le vieux trifouillait son attaché-case comme s’il s’apprêtait à y découvrir un indice d’importance. Plus fourvoyés dans ce bled qu’une colonne de Rois Mages dans la Sierra, trois militaires galonnés comme des boules de Noël complétaient ce tableau, ma foi émouvant, de la Sainte Famille, sous l’œil attendri de Goupil le Rouge qui régentait tout le bazar depuis un petit cadre de zamak posé sur la table. Un décorum à la hauteur de l’évènement mais qui aurait pris un tour plus digne en la présence symbolique du linceul de notre héros. Hélas, les bidasses cherchent toujours après la clé. Notez que le chef brigadier est parti aux nouvelles avec sa mitraillette, cela va sûrement s’arranger dans les minutes qui viennent ! Faute de carton d’invitation, el companero Ciencaminos arriva avec cinq bonnes minutes d’avance, recueillant d’emblée une standing ovation d’une ampleur telle que personne n’envisagea une seule seconde de le faire expulser. Afin de donner à cette joyeuse entrée le caractère papal d’ordinaire réservé au Roi, Pipo qui avait depuis un bon moment prévu le coup escalada l’estrade avec l'agilité d'un béret noir venu procéder à une arrestation musclée. Avant que le Major ne trouve à se protéger, il s’empara de la sixième et dernière chaise réservée aux grosses légumes et invita quasi de force le vieux monument patriotique à s’y asseoir en le faisant immédiatement entourer par un bloc opératoire d'une vingtaine de pêcheurs aussi décidés que la troupe de Rambo 14 qui s’était attaquée aux locaux de la coopérative pour se défendre, fallait voir ça ! Béatement condamné à éviter tout incident, Delapera toléra ce geste de gueux, allant jusqu’à faire fi des récriminations à voix basse du petit bigleux qui estimait assez logiquement que la force, l’autorité a le devoir de l’imposer mais jamais l’obligation de la subir. Bec dans l’eau puisqu’il ne pouvait décemment lui envoyer la carafe à la tête, il se promit d’en toucher un mot dans son prochain rapport. Représentant syndical des coopérateurs, Chachi eut les trois minutes de retard qu’il fallait …et le toupet de chercher des yeux la chaise dont sa fonction ne pouvait se passer, forcément celle qui eut dû se trouver en bout de table. D’un œil mi-figue mi-raisin où la promesse d’un règlement de comptes en toute intimité était prépondérante, Delapera lui désigna le vieux Pacha ravi de lui rendre la monnaie de sa pièce, intérêts compris. Comme ce n’était guère le moment de se le mettre à dos, ni lui ni personne, Bébé-requin opta sagement pour la position debout, c’en sera d’autant plus facile lorsqu’il lui faudra répondre aux acclamations qui ne manqueront pas de fuser à l’annonce de sa prise de pouvoir.
Casquette posée là où eut mille fois dû se trouver la bannière au saint Ché si ses subordonnés n’oubliaient pas à tout bout de champ la clé de son armoire, le chef d’unité territoriale entama le cérémonial de manipulation des masses en réclamant un silence respectueux :
- M-mmh… M-mmh…
Silence dans les rangs. C’est sérieux, on tourne. Raide comme un Prince consort, ce qui s’avérait plus martial que nécessaire, il sortit un papier plié en quatre de sa poche comme un tout grand chef. Erreur, Chef ! Poussé sans ménagements du coude par l’émacié qui le força à recouvrir son couvre-chef, il lui était complètement sorti du chef d’éructer l'inconditionnel Heil au Chef introductif à tout cérémonial prolotaire auquel, on ne le répètera jamais assez, eut dû participer le saint Ché, si la mitraillette du Chef ne s’était pas enrayée au moment de pulvériser la serrure.
P't-être qu’un bon coup de marteau sur le chef ? Devoir d’obédience effectué, le Major s’éclaircit à nouveau la voix, m-mmh ! ...puis lut à voix haute ce que chacun, à l’exception de l’esclave qui était un peu sourd, comprit être le prononcé de la sentence :
- Companeros prolotaires, m-mmh ! Notre bon Roi Maxime a décidé d’appeler votre respectable administrateur à d’autres fonctions que sa haute compétence méritait de lui voir conférer. M-mmh… Son ordre de mission couvert par le secret-défense ayant pris cours avant-hier, il ne pourra, hélas, ni recevoir les honneurs qui lui sont dus, ni se livrer au glorieux discours d’adieu de circonstance
Bonne nouvelle, bonne nouvelle. La grosse grenouille se débattrait-elle déjà dans une mare putride d’Angola ? Personne ne se mit à rire, mais ce fut tout comme. Ravagé par le pressentiment, abject ma foi, que ces petits choses irrespectueux allaient se confondre en applaudissements, le Major s’empressa de sauter la partie consacrée au panégyrique de l’individu, il ne le connaissait que trop. Le temps de s’y retrouver, il reprit avec la même conviction froide :
- M-mmh ! Après évaluation du mérite prolotaire des divers candidats à ce poste essentiel au devenir de notre grandiose Révolution, notre bien-aimé Ministre de la pêche Abdul Barack Gonzalez a désigné, mmmh ! …votre fidèle companero Chachi Ortega-Gomez ici présent dont le nom est brillamment sorti de l’urne. Gloire à votre nouveau dirigeant qui prend ses fonctions à l’instant et se voit pour l’occasion conférer deux médailles du mérite, plus celle du compartiste de catégorie spéciale !
Pétrifiés par une énormité qu’ils n’étaient pas en mesure de contester, les coopérateurs restèrent de marbre, un classique pour qui les connaît un peu. La libre entreprise dont les contours républicains se dessinaient depuis deux semaines venait de déposer son bilan sur ordre. L’activisme générateur d’espoir se résumait à une simple permutation de voleurs, sans plus. Retour de manivelle, ceux qui savaient ou croyaient savoir se retournèrent sur le vieux comme à déjà vouloir le mettre en cause. Au tour disgracieux que prenait cette comédie bouffonne, il se souvint dans un éclair des neuf mois passés au camp, se leva pieds joints sur sa chaise et cria comme un possédé :
- Vive Chachi ! Vive le Roi ! Tous ensemble, tous ensemble - Ché, Ché, Ché !
Et la salle entière de se libérer d’une tension par trop perceptible :
- Tous ensemble, tous ensemble – Vive le Roi ! Vive Chachi, Hasta siempre, Ché, Ché, Ché !
Une libération attendue depuis celle, très théorique celle-là, à Maxime. Elle se prolongea dans l’euphorie la plus totale :
- Ah ça ira, ça ira, ça ira ! Ché - Ché - Ché, les capitalistes, on-les-pendrââ !
Le Chef d’unité territoriale eut beau frémir de rage, il n’avait d’autre solution que d’acquiescer. Touché plein cœur, le Rémora bigleux en grimaça de douleur contenue. Extraordinaire point d’orgue d’une leçon tactique imparable et fin du direct. Honnêtement, le saint Ché fut bien inspiré de rester prisonnier de son armoire où sont également entreposés seaux et balais. Connaissant ses méthodes expéditives, c’est séance tenante qu’il aurait fait procéder à l’exécution de l’investigateur du pacte de démonologie pratiquante liant désormais l’héroïque coopérative piscicole de Cojimar et le compartisme de toutes les engeances. Un thriller d’une intensité exceptionnelle, porté à bout de bras par le seul plénipotentiaire des lieux, un certain Ernesto Ciencaminos, lobbyiste de la liberté, citoyen du monde et conscrit de dernière minute. Vieil indépendantiste dont on dit qu’il partage nombre de secrets avec la mer, il a enfin retrouvé le droit de se mesurer à Yemana la grande Aruga, celle qui a toujours tenu la première place dans sa vie. Singulièrement réceptif sous sa coupole blanche, le buste de bronze du vieil Hemingway sourit à la mer…
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CHAPITRE 12
Notre nouvel administrateur bien-aimé ne mit pas un mois à chambouler l’organigramme de la coopérative, réorganiser bon train comme il se dit dans vos pays conservateurs. Livré à la magie du décrochage sans garde-fou, le collectif d’ordinaire en pleine crise de possessivité vivait d’un ordre sans contraintes, lui qui pour un rien eut pu se trouver dans la pénible position faite au saint Ché toujours prisonnier de son armoire où sont également entreposés seaux et balais. Incroyable mais vrai, cette héroïque association de chamailleurs devant l’éternel tournait enfin la page du désenchantement, allant jusqu’à remettre en vigueur des notions aussi torves que l’honneur et le respect de la parole donnée. Gréement de la nouvelle union, la balance sur laquelle s’était polarisé tant de mécontentement fut étalonnée quelques jours après la nomination d’Orlando à son poste. Force était de constater qu’il n’y avait plus de limite au déferlement. Collaborateur empressé de la nouvelle direction dès l’entame de sa sempiternelle courbe rentrante, le Major Delapera, homme d’ordre s’il en est, acheva la métamorphose en élucidant le mystère de la barque volée par un groupuscule d’infâmes contras. Une enquête rondement menée qui portait en sous-main la patte d’Ernesto et ce n’est certes pas ce qu’il fit de plus beau. La banale injustice étant par définition partie prenante, il avait utilisé le gros Carlos, l’ex-espion particulier du Jaqueton qui, dès première ouverture, joua le coup d’ubiquité mis au point par le nouveau grand maître en dénonçant Rodriguez, accusé dans la foulée d’être un agent double à la solde des mafieux de Miami. Quitte à mitonner l’un ou l’autre supplément de preuves pour liquider l’ancien réseau Dientuso, notre glorieux Chef d’unité mit l’entièreté de sa loyauté à écraser du talon tout qui avait failli l’entraîner dans la même fournée de machine à broyer que ses anciens complices. Si Chachi avait eu un protecteur haut placé dans les sphères gouvernementales, c’est d'ailleurs ainsi que cela se serait passé, du moins le croyait-il. Et la barque de rentrer triomphalement à Cojimar sur le compte du Roi. Tout est sauf, for l’honneur !
Parole d'Évangile, de vrais petits anges ces coopérateurs ! Exaltant le sentiment confus qu’ils n’en resteraient pas là, ils remirent à gauche tout ce qu’il était possible de mettre à gauche. Mais à quoi bon ergoter sur leur sens du devoir ? Collationnés dans le grand livre quadrillé de comptabilité, les résultats le démontraient avec la rigueur d’un théorème du Roi, un miracle d’économie compartiste était en cours dans ce trou perdu à portée de fusil de la capitale. Le profit généré suivant la courbe de la productivité, le poisson se vendait comme des petits pains depuis la mise en fonction de la nouvelle installation frigorifique qui, à l’usage, se révélait plus hermétique qu’une porte de prison. Par de savantes équations où il était seul à s’y retrouver, Orlando stupéfia l’autorité supérieure en lui faisant constater que le bénéfice engrangé en deux mois avait d’ores et déjà remboursé son coût d’achat. Fier du résultat qu’il prit immédiatement à son compte sans en comprendre les tenants, Bébé requin lui fit rédiger une tartine de conclusions hyper personnalisées aussitôt dépêchées par porteur cycliste au Ministre de la pêche Abdul Barack Gonzalez, celui-là même qui avait officiellement déboulonné Dientuso. Il se propageait sous le manteau que ce grand ami de sa Majesté envisageait de se rendre dans un proche avenir à Cojimar en vue de présider une cérémonie de synergie morale avec drapeaux, groupes de samba, défilé cadencé de petits choses, chevaux de frise et tout le toutim afin de célébrer les qualités de manager social du nouvel administrateur d’ores et déjà pressenti en tant que futur représentant du peuple lorsque notre village d’irréductibles se verra placé devant l’obligation d’élire le seul candidat qui lui sera présenté. Une démocratie de sacagne gérée comme une affaire privée et c’était bien la moindre des choses. En soixante ans de férocité et d’entourloupes sans cesse renouvelées, jamais les recettes de la coopérative piscicole n’avaient été aussi plantureuses et ses perspectives si rougeoyantes. Contrairement à la catéchèse colportée par l’unique idéologie permise, il y avait dans ce résultat un arrièregoût contradictoire rapport à la manière. Cette lutte économique à visage découvert suscita la curiosité étonnée, voire la perplexité d’éminents experts du Bureau du plan qui vinrent l’un après l’autre en analyser les fondements idéologiques dont il se rapportait entre initiés qu’ils étaient basés sur le totalitarisme librement consenti. Des kilos de rapports favorables traînaient déjà sur les bureaux des grands chefs, lesquels tentaient tous de savoir ce qu’en pensaient leurs alter-ego avant de donner leurs conclusions sur cette matière qualifiée d’assez délicate. De l’avis du vieux, ils attendaient d’abord de savoir si le Roi était pour ! Travaillés au corps par Xavier-Luis qui briguait - avec l’énergique soutien de Chachi qui plus est ! le poste de responsable de la Sécurité, les ex-bourreaux officiels se montrèrent d’abord lents à entrer dans l’aventure, cure d’opposition stérile qui se tassa comme par enchantement lorsque les nouvelles directives, communiquées par voie verbale de façon à ne pas alerter l'autorité supérieure, ne les obligèrent plus à contrôler entrées et sorties des bateaux. L’adaptation s’étant avérée fulgurante dès réception de leur première dîme sur base du double carnet comptable mis au point par Orlando, les barrières du romantisme révolutionnaire tombèrent les unes à la suite des autres. Stratégie de la détente et petites familiarités douteuses allant de pair, ces ânes bâtés confinés jusqu’ici dans une ignominieuse oisiveté que leur incompétence ne justifiait pas franchirent à la carotte le pas de la nouvelle idéologie révolutionnaire du jour où la Commission de sauvegarde des avantages sociaux, tout récemment créée à l’instigation du vieux, recentra leur boulot sur les initiatives à prendre en vue d’aiguillonner les visiteurs indésirables sur de mauvaises voies. Toutes rémanences devenues interchangeables, ils reçurent l'ordre, si pas les pleins pouvoirs, d'éconduire les pires en les fourguant entre les pattes de l’esclave nommé délégué syndical par décret spécial à seule fin d’expliquer les réparations auxquelles il allait procéder sur son bateau, c’était le Yumma qui avait trouvé le truc. La coopérative avait à peine fini de dissiper ses brumes qu’elle ne savait déjà plus comment se dépêtrer de l’entière férule de ses petits choses. La confiance régnait en maître, la bonne humeur aussi. Youp-la boum… la Révolution sans tintouins, vous dis-je ! Réorganisation et non révolution, la différence ne sautait pas aux yeux tant elle portait en sous-main la marque du vieil Ernesto dont le seul tort était une trop grande propension à montrer que cette histoire ne le concernait pas. Payé de tout par ce ralliement au presque rien, il commençait enfin à jouir d’un minimum de temps libre depuis que ses collègues s’étaient rodés au mode de fonctionnement d’une véritable organisation de travailleurs, il s’était au préalable renseigné auprès de son ami l’instituteur. Non, il ne s’agissait pas d’une association mafieuse, là c’était pour comparer avec les comités officiels de sa Majesté. Vu côté prolo, c’était un syndicat vrai de vrai avec tout le monde qui gueule à son tour, des idées élevées à la pelle, des secrets qu’on s’engage à ne pas divulguer, des zones d'ombre en veux-tu en voilà et des votes démocratiques à cent pour cent que l’assemblée s’obligeait à respecter. Bouclé en une après-midi où la pluie ne cessa de tomber, le dossier de participation active qui fourmillait d’idées nouvelles était à présent sur ses rails. Sorti de sa longue convalescence, le camarade Ciencaminos en avait fait son affaire de cœur. Plus rien ni personne n’arrêterait la grande marche en avant de sa coopérative et sûrement pas le machiavélisme de Chachi à qui l’admiration qu’on lui portait suffisait pour tout bonheur. Le moment de passer la main venu, il ponctua son omnipotence d’un altruisme que l’on devrait donner à étudier au Roi en faisant avaliser le choix de Pipo dont la personnalité s’était fort affirmée lors des négociations. Parmi les talents que se découvrait l’artiste, efficacement secondé par le Yumma c’est vrai, il y avait celui de mettre notre nouvel administrateur bien-aimé en poche où et quand il le voulait, bonne chose pour le papy qui n’aspirait qu’à être tranquille avec ses Arugas. Tranquille ? Ouille ! Pas avant un bon moment malgré sa belle licence toute neuve… Oui, il y eut dimanche dernier. Mais c’était à bord du bateau du Yumma qui, pour célébrer sa nomination de chargé de communication, avait organisé un petit tour en mer histoire de faire la fête. Les copains lui avaient même joué le coup de la bouteille en bout de ligne, cela ne comptait pas. Braqué sur son projet d’armateur, il passait le plus clair de ses journées en compagnie d’une dizaine de jeunes auxquels il avait communiqué son enthousiasme à l’idée de remettre à l’eau cette belle Mariposa en déshérence depuis des temps immémoriaux. Les lois de la débrouille flirtant avec les limites assignées à l’impossible, le bateau reprenait forme et, défi ou rêve, il avait pronostiqué un premier essai en mer début du mois prochain. Quant au digne héritier Gégèncito qui s’était d’abord montré particulièrement casse-pieds à jouer au grand inspecteur fiche-moi la paix, il n’avait pas perdu son temps. Amené à revêtir son costume du professeur c’est moi qui explique, son pépé lui avait appris comment ôter de vieux clous avec une tenaille sans se faire mal aux doigts. Il n'y avait que le Roi à être ridiculisé dans cette affaire. Mais bon, Sa Majesté est facile à ridiculiser, non ?
Caractère paradoxal du don de soi, Papito se rattrapait de toutes ses solitudes en fonction même de la solidarité qu’il avait initiée. Hélas, vint s’y greffer une autre réalité sans surprises. Celle des espèces sonnantes lorsqu’on les aborde côté royal, mais trébuchantes lorsqu’il part du nôtre. Comment trouver de quoi payer l’enduit, la peinture et une batterie qui fonctionne ? Un sonar également car Raùl disposait, paraît-il, des moyens d’en dégoter un au marché noir. Oui, un sonar. Pour une fois le vieux qui s’était bien fait expliquer la chose se découvrit intéressé par un jouet moderne. Dans son esprit, détecter les bancs depuis la surface relevait de la faisabilité du rêve, un rêve inaccessible à tout prolotaire de Cojimar et sans doute d’ailleurs. Jamais à court d’idées, il fit couvrir les frais de l’opération en proposant aux collègues d’y aller de leur écot en fonction de la grandeur de leurs bateaux. L’initiative connut un retentissement énorme. Pensez, il réunit passé six mille pesos sur deux jours ! Faute de couverture sociale, il venait de réinventer l’assurance. Tout finit toujours par arriver. Figé dans une sorte de torpeur proche de l’hébétude, Chachi ne savait plus dans quel raisonnement spécieux se réfugier. Avant d’évacuer le problème à même le goulot, ou pire qu’il se laisse aller à dire n’importe quoi, il finit par s’en ouvrir à son épouse venue promener Darling le singe :
- J’comprends pas, moi ! D’où vient que cette vieille teigne récolte tant de fric là où y’en a jamais ? La solidarité, ma coopérative n’en a jamais eu que foutre et lui, il a l’air de trouver cela drôle. Payez pour les autres et ils vous le rendront au centuple qu’y dit. C’est pas marqué dans le catéchisme populaire, ça. Est-ce qu’ils payent pour moi, eux ? Allons, allons ! Si notre bon Roi venait à découvrir l’existence de ce trésor de guerre, il ne manquera pas de le confisquer. Heureusement que j’suis là pour pallier aux manquements, moi !
Voilà qui était méconnaître le papy. Inutile d’ergoter sur son conservatisme affligeant, il avait promis aux cotisants de pêcher à son bord lorsque leur embarcation serait indisponible ou accidentée. Hé oui, non seulement venait-il de réinventer l’assurance, mais également ses clauses en petits caractères. L’assurance de quoi ? La seule assurance de Chachi, c’est bien qu’il était le chef, non ? Seul Carlos dont on connait les accointances passées avec le Jaqueton refusa, créant par la même occasion la première brèche dans l’unanimité. Avant que ce Quasimodo orphelin de son référant en vienne à dénoncer Dieu sait quel caractère schismatique dans les nouvelles orientations prises par le collectif, une main dont on devinait les présages cassa le mât de son bateau. S’ensuivirent quelques horreurs savamment distillées qui l’aidèrent à saisir les risques encourus au cas où il persisterait sur la voie des trahisons. Ernesto qui ne l’appréciait pas beaucoup, c’est un euphémisme, le sentit mûr pour l’altération. Aussi versé dans le copinage intéressé que notre bon Roi, il le prit à part pour lui faire comprendre où se trouvait son véritable intérêt :
- A partir d’aujourd’hui, tu ne dénonceras plus que ce que j’te dirai de dénoncer et uniquement à Delapera. Le reste, j’en fais mon affaire. Pour le prix, tu expliqueras à mes gamins comment bien calfater une coque de bateau, personne ici ne fait ça mieux que toi. Ensuite on s’occupera du mât du tien. Je ne te le dirai pas deux fois. En revenant parmi nous, tu ne perdras pas au change
Pour n’avoir jamais trouvé que ce moyen pénible de s’affirmer, Carlos y vit comme un honneur qui le poussa à mériter cette nouvelle alliance. Déjà victime d’un physique ingrat, ce type égaré sous le chapiteau de la vie était tombé dans un trou et personne ne l’avait aidé à en sortir. Comme le vieux venait de lui tendre la main, il changea de chef. Celui-ci avait su lui parler, il lui bottait plus que les autres. Mais un naturel si cramoisi ne se modifie pas en un jour. Son côté pulsionnel lui commandait d’œuvrer en parallèle à la mise à pied définitive ou médicale de cette petite frappe de Rodriguez dont il avait une peur bleue qu’il le devance. Pour tout dire, il en espérait aussi une reconnaissance, à tout le moins une certaine marge de manœuvre. Aux abois depuis le coup de la barquette, l’ancien petit exécuteur des basses œuvres du système Dientuso se savait sous ligne de mire du Minint, vision moins évocatrice d’horreur à court terme que les brassées de coups de couteau dont il voyait la promesse généreuse se profiler dans les yeux de rustres capables de l’envoyer ad patres …après lui avoir fait passer le goût du pain, prophétisaient-ils en mimant le geste injecté de sang du mouton qu’on égorge. En dernière extrémité, il envoya sa grosse Ginetta s’offrir à Delapera, lequel, après avoir patienté des années durant, opposa une fin de non-recevoir des plus nettes, ses phantasmes le portant à présent sur sa fille Chucha que lui avait tant vanté notre ancien administrateur. Pan pan cul-cul à la mère maquerelle, pas de bol pour la virilité sélective de notre vénéré Chef d’unité et encore moins pour la vertu déjà tant écornée de la petite, elle venait d’être envoyée au camp de rééducation. D’une indécence si volontiers étalée dans le registre des histoires de cul, le village entier se marra à gorge déployée. Si la gamine montrait les mêmes dispositions chuppa-chuppa que sa mère avec ce qui traîne comme roseaux en fleur, Maxime aurait tout intérêt à louer une tronçonneuse. Heureusement que le Yumma, qui lui n'abordait la chose qu'en parlant de troncs de yucca, n’eut pas trop à commenter tout ça !
- Che Ciencaminos de la Serna, compagnon !
- Qui ça ?
- El companero de la Revolucion Ciencaminos. T'es sourd ou quoi ? Je suis porteur d’une convocation !
- Ah bon ! Tu m’en diras tant, donne…
- Tu es le camarade Ciencaminos ?
- Non.
- Alors tu la fermes et tu me le fais chercher. Ernesto Che Ciencaminos, tu dois bien le connaître, non ?
- Ah, je me disais bien ! Le vieil Ernesto ? Tout le monde le connaît ici. C’est de loin le meilleur pêcheur d’Arugas de la Nation, camarade ! Un révolutionnaire comme on n'en fait plus. Tu devrais voir l'enthousiasme qu'il met à enseigner le métier aux jeunes. Ce vieux, y n’arrête jamais.
- Je n’en ai rien à foutre de ce qui se trame dans votre casbah, gusàno ! Mon devoir s’arrête à lui livrer une missive en mains propres.
- Une missive ? Pourquoi tu ne l’as pas envoyée par la poste, alors ?
- La poste ne fonctionne pas, c’est un service public réservé aux lettres et aux lettrés. Moi je suis aux ordres de sa Majesté, le service des missives doit fonctionner et j’ai tout pouvoir de réquisitionner tes services si je l’entends …y compris la latitude de te faire embarquer manu militari pour Villa Marista ! Un lieu saint, surtout les sous-sols et leur fameuse pierre noire. Ils finissent tous par cracher ce qu’on leur demande, même ceux qui ont oublié
Motif de vilain trouble, le planton changea de couleurs. Pas un absurdisté n'ignore la sinistre réputation attachée à ce nid de guêpes de la Police Secrète. Pris sous le feu roulant de leurs questions, même sa Majesté ne mettrait pas une minute à avouer n’être qu’un valet de l’impérialisme. Sans aller jusqu’à lui tirer son falzar, c’est dire ! La coopérative piscicole vivait depuis deux mois dans un parfum de tranquillité.
Le caractère pragmatique de la révolution a fini par reprendre le dessus, rien d’anormal à cela…
- Et alors vigile de mes deux, où se trouve ce vieux pêcheur ?
- Maintenant que tu m’y fais penser, il me semble avoir entendu dire qu’il supervise le calfatage du bateau. Je vais t’accompagner, tiens !
- Comment cela, il te semble avoir entendu dire ? Mais tu te fiches de ma tête, notre Nation ne vit que de certitudes, tu devrais le savoir. Et puis on ne laisse pas un poste avancé sans surveillance, vil renégat ! Où sont tes collègues ? Vous devriez être au minimum trois, les ordres de sa Majesté sont formels. Le jour où il y aura un attentat, tu seras responsable.
- Un attentat ? Mais t’es dingo, toi. Nous ne sommes pas à New York ici, c’est impossible ! Notre slogan est clair comme la jachère, compagnon. Nous formons un collectif solidaire ! » Un collectif ? Et solidaire en plus ? Quelle réponse candide ! Elle s’est arrêtée aux chefs la solidarité, le temps d’en expliquer les nuances au populo. D’ailleurs, avant d’exiger la lune, il ferait mieux d’apporter sa part le peuple. Qu’il remplisse les caisses pour commencer. Après, on lui expliquera la façon dont on les vide, c’est du travail de formation. Bien dans l’air du temps de penser que rien ne nous arrivera jamais, ce garde sous-estime la menace permanente que représentent nos ennemis mafieux de Miami. Négliger cette certitude revient à renier ce qu’on lui avait seriné pendant dix ans, il n’était pas devenu estafette royale par hasard. Tout le monde est un ennemi potentiel de la Révolution. Tout le monde sauf le Roi et son petit frère. En douter est déjà une attitude antirévolutionnaire caractérisée. C’est quoi ce bordel ? Une organisation basée sur la confiance, jamais sa Majesté ne tolérerait un tel foutoir. Où va le respect de l’autorité ? Oui, que devient le respect de l’autorité ? Et les privilèges alors, à quoi y servent ? Ma parole, cette coopérative est occupée à rendre le fondamentalisme révolutionnaire obsolète. Maxime va lui envoyer les avions si cela continue ! Intrigué par cette imposante Moskvitch garée à sept centimètres et demi du bureau, Orlando s’inséra dans la conversation. Au sans-gêne altier de l’officiel motorisé, notre nouvel économiste bien-aimé comprit au premier coup d’œil qu’il ne présageait rien de bon.
Fine mouche, il tapota l’épaule du factionnaire en lui disant de ne pas se déranger, il se ferait un plaisir de guider lui-même le visiteur. La situation tournant à l’allégorie fasciste, le visage déjà passablement arythmique du messager particulier du Lieutenant Alcaida passa au rouge maoïste strident. Trop affable ce demi chef. Où la supériorité va t’elle se nicher ? Un économiste en maillot de corps, j’vous demande un peu ! Méfiant par instinct, vocation et pragmatisme, il se demanda s’il n’y avait pas là machination secrète, si pas traquenard au second degré. Que n’invente-t-on pas pour tester en sous-main vos qualités de compagnon de la Révolution ? Quelles insanités a-t-on pu rapporter à son sujet pour qu’il en soit arrivé là ? Mais bon, Alcaida lui ayant bien précisé le caractère semi-officiel de cette mission, la latitude qui en découle le décida à suivre cet étrange économiste déguenillé, mais sa fameuse missive lui brûlait à présent les doigts. Maximum deux lettres par jour, c’est une question de compétitivité et de normes personnelles. Dix ans de compartisme au volant ne lui avaient pas appris grand-chose, sauf à conduire en totale impunité, se garer n’importe où et éviter d’être la victime toute désignée d’ordres et contrordres plus impératifs les uns que les autres. Chiper tout ce qui passe à portée, passer à la caisse avant tout le monde et résoudre toute situation à son avantage, voilà en quoi consiste l’abc de l’idéal révolutionnaire et il n'y a que comme ça qu’on s’en sort. Et il s’en tirait pas mal, quoique pieds et poings liés par les aléas de sa fonction, le facteur rhésus à sa Majesté. L’en dégommer, c’était du même coup le retrait assuré de cette limousine si gourmande en essence. Autant dire la perte sèche d’un triplement de salaire. Une fameuse prise de conscience de l’intérêt individuel en tous cas. Mission tranquille à Cojimar avait prétendu Alcaida… Tranquille ? Y’a que des ours dans cette grotte !
Bénéficiaire à vue, la modeste entreprise piscicole de la localité poursuivait sa longue marche au pas de l’oie blanche vers sa propre théorie de la libération et, aussi bizarre que cela paraisse, cela faisait deux mois que cette envolée d’enchères durait. Lors d’un premier débroussaillage à la faucille, le personnel d’entretien mit la main sur une cache qui contenait un panel d’outils de force enfouis depuis des lustres sous les herbes hautes. Coup de bol, ce trésor de guerre que ces activistes reconvertis dans le stakhanovisme militant avaient d’abord pris pour un stock d'armes datant de l’ancien régime, comprenait entre autres un mécanisme de palan qu’Ernesto s’appropria aussitôt pour la Mariposa. Pour la bonne cause, dit-il. Plus le temps passait, plus cette entreprise prolotaire sortie de rien faisait figure de jardin d'Éden, cela n’était plus arrivé depuis la venue du Colomb. Pas un déchet civilisateur n’y traînait, du bucolique à l’état pur. Subjuguée par un discours mémorable de Chachi rédigé mot pour mot par Orlando, la coopérative moite de fierté rouge avait décidé, à main levée pour que la dynamique collective ne souffre aucun doute, de curer le rio d’un demi millénaire de fange. Hyperbolique d’allant, notre nouvel administrateur bien-aimé clôtura son brillant exposé en évoquant la vieille hypothèse du trésor de la Couronne d’Espagne enfoui quelque part en son lit par nos ancêtres les pirates. Mot pour mot l’envolée qu’il fallait pour en appeler au sens civique de chacun en la présence remarquée de trois délégués plénipotentiaires du Ministère de la Moralité Sociale …et celle de Delapera stupéfait du résultat d’une initiative qu’il avait refusé de cautionner par crainte d’un total fiasco. Vendredi dernier sous la pleine lune, des Santéristes épris d’absolu contribuèrent au parachèvement du rite de transmutation en brûlant l’ensemble des déchets sur un bûcher dont les flammes d’enfer éclipsèrent par instants l’œil méchant du Phare, sacrifice de pigeons blancs, demoiselles olé-olé et cigarettes bizarres à l’appui. A ce qu’affirmaient les pêcheurs concernés par les esprits, les tenants de la sexualité de masse et les sceptiques toujours prompts à assurer leurs arrières, il s’agissait d’une sulfureuse inversion pyrotechnique destinée à attirer les bons gris-gris sur cette entité métaphysique restée trop longtemps sous la férule d’Ochun le maléfique. Agnostique sauf en ce qui concerne l’existence du Diable, le vieux n’apportait guère foi en ces superstitions qui avaient la réputation de tourner régulièrement à l’orgie, mais il ferma les yeux pour la bonne cause. C’était quand même mieux que de les rejeter à la mer, non ? Soigneusement entassée derrière le poste de garde, la partie métallique des décombres n’attendait plus que le bon vouloir du Ministère de l’Industrie pour être expédiée à l’usine de récupération du Kotor. Pris par la frénésie générale, Chachi s’était déjà fendu de trois coups de téléphone – bizarrement, les lignes fonctionnaient depuis près d'une semaine ! pour qu’un camion daigne enfin les embarquer. Au peu de cas fait de l’héroïque combat pour le retraitement des matières premières …et surtout de sa personne, il alla jusqu’à menacer de les recycler en barrage plein milieu la 152, la rue principale du village. Ne t’agite pas ainsi, Tiburoncito ! Cela fait maintenant trois fois qu’on te dit que ce sera pour demain. D’où te vient cette obsession à refaire la Révolution ? C’est inutile, c’est déjà fait mon petit. Depuis plus d'un demi-siècle et y’a pas à revenir dessus. Allons, allons, tiens-tu vraiment à finir en héros ? Orlando décida d’amadouer son invité en le promenant le long du chemin de halage. Trop encroûté dans le quotidien, l’envoyé spécial du Lieutenant Alcaida faillit crouler sous les bombes. Inouï ce processus de renouveau national ! Lui qui éprouvait une sympathie naturelle pour les sauvages, il se serait bien enfui à grandes enjambées devant la détermination farouche affichée par cet agrégat d’ouvriers, gardes et pêcheurs couverts de boue des pieds à la tête en chantant, qui plus est de manière uniformisée, que c’était en vue d’assurer le triomphe du genre humain. Victime d'un brusque sursaut de certitudes à demi reconstituées, il se crut un moment invité d’honneur d’un solide asile de supporters au saint Ché ou tombé dans une secte tropicale à citer en exemple dans tout livre à la gloire de la Révolution. Connaissant la réalité de celle-ci, il opta sans hésiter pour la première solution.
Oui, le vieil Ernesto sévissait au local industriel ! Enfin, sévir… Perché à six mètres avec toute l’autorité d’un spécialiste, il vérifiait la stabilité d’un monumental échafaudage de bambou monté dans les règles de l’art par le personnel technique. Manager de génie sans y voir quelque allusion blessante, il avait estimé inutile d’attendre une subvention du Ministère pour parfaire l’étanchéité du toit qui lui créait quelques soucis. Petit plat dans les grands, la nouvelle installation électrique dotée de six spots de 40 watts, différemment orientés qui plus est, contribuait à donner au local l’aspect d’un centre d’engineering du meilleur aloi, évidence que s’empressa de souligner avec toute la pertinence que l’on dit être l’apanage des grands notre illustre apparatchik lors de sa visite d’inspection des travaux finis. Détail insignifiant en apparence, la priorité apportée à l’infrastructure permettait aux jeunes, pleinement demandeurs, de travailler également de nuit en vue de terminer la rénovation du bateau dans les temps impartis. Une révolution pour cette Révolution qui a toujours mis la charrue avant les bœufs alors qu’ils sont devenus inutiles depuis que sa Majesté a décidé de faire inséminer nos vaches avec du sperme de zébu. Le pépé descendit échelon par échelon…
- Che Ciencaminos, je présume ?
- Oui, c'est moi. Que puis-je pour toi ? répondit une voix caverneuse issue en droite ligne du plafond.
- Ne le prends pas de si haut, camarade ! Tu te trouves cinq mètres par-dessus une estafette de catégorie un à la division exécutoire des Forces Royales, je m’appelle Luis Metracaz. Maintenant que tu sais à qui tu as affaire, présente-moi ton carnet d’identité et adapte ta conduite en conséquence. Je suis porteur d’une missive A4 qui t’est adressée par la Chambre de Commerce maritime, c’est donc important. Et j’ai le devoir de te la remettre en mains propres. Je te prie de descendre un peu plus vite de cet amas de lianes, companero !
- Mais c’est d’un arbre que tu descends, toi. Ouvre-la ta lettre, monsieur l’exécutoire. Je n’ai rien à cacher à personne ! » répondit le vieux toujours aussi impliqué dans son lent processus de désescalade.
Messager, priorités, essence piquée. Missions, révolution, piège à cons. Le camarade Metracaz en avait déjà entendu des vertes et des pas mûres depuis le jour béni où il avait fait don de sa personne à la Patrie. Mais jamais, alors là au grand jamais, il n’avait fait plus que livrer les missives à leurs destinataires qui filaient immuablement dans un coin pour en prendre connaissance. Bonnes ou mauvaises, les nouvelles sont toujours secrètes. Par principe, notre société vit dans le culte du secret et ce vieux planeur procède à l’inverse, qui plus est en rigolant. Serait-ce un grand chef sous ses airs de candeur imbécile ? Un guévariste de la première heure ? Un héros resté fidèle aux principes ? Le survivant d’une cohorte de morts ? L’air volontairement idiot, Papito n’hésita pas à faire revenir ce bien curieux messager …disons les pieds sur terre:
- Ne confonds pas ordre et demande, camarade Alcatraz. Lis-moi ce que contient ta lettre et qu’on n’en parle plus !
Doutant de l’aspect involontaire du massacre d’homonymie, l’envoyé spécial déchira l’enveloppe d’un geste cimenté, allez savoir si c’était de rage, de dépit ou par peur. Symétrie de détestation parfaite, il déplia un document consistance papier kraft constellé de ronds mauves qu’il tenta de lire d’une voix de service. A la tonalité en souffrance, c’était raté :
- Vieux flibustier, mon travail à New York est terminé depuis hier. Coup double les tours, je te l'avais dit ! A toi d’accomplir ta part de marché, tu es convoqué au pied du Phare demain à six heures précises, heure militaire. Et gare à ta peau si tu n’as pas dit vrai au sujet des Arugas !
Stupeur homogène côté tribune prolotaire, le vioque aurait-il été jusqu’à vendre la mèche ? Impossible, même contre tout l’or du Roi. C’est quoi cette histoire alors ? Il prépare sûrement une nouvelle bombe, faisons comme si de rien n’était… Frappé par le ton inhabituel de la lettre, l’estafette se devait d’accepter l’invraisemblable. Mais la méfiance et ses cornues étaient loin de s’être dissipées. Tout, mais alors là tout l’éloignait de ce vieux dingue :
- Et c’est signé par Alcaida en personne, authentifia-t-il d’abord pour lui-même.
Il faillit rajouter Commandante, tant ce vieil ayatollah en chemise déboutonnée le regardait comme s’il avait autre chose à faire. Une missive complètement absurde, il n’y avait donc pas à discuter. Pas le moins du monde surpris, le vieil Ernesto. Au contraire, à l’évocation de l’Aruga, son visage s’illumina comme s’il venait de se découvrir le pouvoir de galoper sur les toits. Il répondit avec le bien-fondé qui lui est propre :
- Il y va fort ton petit Alcaida, il aurait quand même pu me prévenir plus tôt. Bon, tu lui diras que c’est bien parce que je le lui ai promis, hein ! Sans trop te commander, va demander à Chachi de te rédiger une autre missive pour confirmer en retour qu’il a mon accord. Si t’as besoin de mettre un peu de salamalecs autour, fais-lui tamponner plein de cachets rouges dessus
Puis il s’adressa à Orlando comme si ce faucon était bon pour le renvoi à domicile :
- Tu le raccompagnes, économiste ? J’ai du travail à terminer, ton fils se débrouille bien. Ah oui, préviens Cookie. Demain, j’aurai besoin de son bateau
Mais c’est l’anarchie ici ! D’où vient qu’un haut gradé de la qualité du Lieutenant a pu se commettre avec un schnock pareil ? De quelle autorité jouit-il pour se faire obéir sans gueuler ? Aurait-il le pouvoir de faire expédier ses opposants en taule ? A moins que ce ne soit lui qu’Alcaida tente de piéger? Danger devant, danger derrière, danger constant. Toujours ce fichu doute qui impose la crainte comme seule certitude. Bah, les vingt kilomètres retour à bord de sa Moskvitch lui laisseront le temps de déterminer la conduite à adopter, de planquer ses deux jerricanes du jour à la maison, d’arriver à dix-huit heures pile et surtout de ne pas se tromper sur ce cas dans son rapport. Même le jour où son ancien chef mort en déportation l’envoya déposer un pli au ranch particulier du Roi, le ci-devant Luis n’avait pas éprouvé si forte sensation. C’est cela, une sensation. Trop faible le mot émotion pour ce qu’il venait de vivre. Ces pêcheurs se conduisent comme si le progrès social avançait à reculons. Et ce vieux corbeau déjanté est aux commandes, cela ne souffre aucun doute. De quels moyens a t’il usé pour capter la confiance du seul véritable supérieur qu’il se reconnaissait ? Toujours est-il que sa décision était prise. Mission ? OK ! Observations ? Néant. Soupçons ? Néant aussi ! Trop bizarre cette coopérative pour voir où était son devoir. Et puis le devoir, pour ce qu’il en avait à foutre du devoir…
Les temps sont durs. Six heures pour Ernesto Ciencaminos, c’est plein milieu de matinée pour un autre et cette visite impromptue ne l’arrangeait guère. Lié par sa promesse, il s’attendait à en payer le prix fort et n’avait déjà pour ainsi dire plus rien à quoi se raccrocher. Par Ochun, voilà déjà plus d’une heure que le bateau de Cookie faisait antichambre en attendant l’ordre de départ et toujours pas de lieutenant Alcaida en vue malgré tocades et injonctions de l’heure formelle et militaire. Stoïque sous le regard tristounet des oiseaux blancs stratifiés sur leurs rondins, il inspecta pour la troisième ou quatrième fois le bateau de fond en comble. Les harpons, le gourdin, cent toises de câble, un florilège d’hameçons et de leurres, plus la vingtaine d’Ajugones offerts par ses collègues, rien ne manquait à l’appel hormis le désir de s’enfuir à voiles et à vapeur. Il brûlait d’impatience, tout était vérifié cinq fois plutôt qu’une. Des Ajugones, vous êtes sûr ? Chut, bouclez-la, nom d’un chien ! Pépère a le mental solide, son fond de mémoire vive ne dérapait pas. Il se souvenait parfaitement avoir parlé à ce petit jean-foutre de Lisas, mais c’était pour mieux noyer le poisson. Qu’allez-vous imaginer ? Qu’il lui révèle que le fin du fin consiste à pêcher l’Aruga au Chicharro argenté ? Ou aux yeux d’Imperador, mais là c’était plutôt connu et il n’en rentrait plus très souvent. Et notre vieil anachorète avait quantité d’autres petits trucs. Des astuces, des références en continu et soixante d’adaptation au grand rien. Tout ce qui faisait sa force, quoi !
Bientôt sept heures. Sans ce satané rendez-vous, voilà au moins deux plombes qu’il serait en mer, son dada consistant à précéder le soleil d'un souffle pour traquer Yemana au moment de son éveil à la lumière du monde. Débusquer l’Imperador sous la lune et les étoiles le bottait moins, une chasse qu'il avait fini par laisser tomber depuis qu’elle revenait à accepter le harcèlement continuel des garde-côtes. Sans compter la stricte obligation de munir l’embarcation de trois phares des fois que leur viendrait l’idée de foutre le camp. Parce qu’il faut rendre justice à la négligence de notre bon Roi, il a beau avoir au moins cinquante mille balseros directement sur la conscience, ils sont encore plus nombreux à s’être échappés ! Raison supplémentaire de rendre la sempiternelle autorisation spéciale difficile à obtenir, hors de prix. Montrer patte blanche, enfin patte rouge avec toutes les chienneries qui en résultent. Et vivre dans la hantise perpétuelle qu’ils ne soient pas saouls. En cas d’erreur, personne n’est habilité à la constater. Dommage cet amendement du ciel, car la chair de l’Imperador dont c’est le moment de sortie est excellente à manger. Une mesure à la mesure de notre démesure d’autant que ce poisson se pêche principalement durant les mois d’hiver, moment où aucune autre espèce pélagique ne fréquente nos côtes. Encore une cathédrale engloutie. Le jour où l’ivresse des profondeurs ne sera plus mission prioritaire… L’Aruga, c’est autre chose. Symbole et plus à Cojimar qu'ailleurs de la grande insurrection, sa noblesse altière est sans commune mesure avec l’indolence de ce cousin myope reconverti en noctambule invétéré. Yemana ressemble à Ernesto, pas à Chachi. Et si Maxime, dont un des dadas méconnus consistait à pratiquer la chasse sous-marine aux abords de son cayo privé, avait eu l’idée saugrenue de venir barboter parmi les récifs pour inspecter ses cageots à langoustes, l’Imperador se serait empressé de lui lécher les pieds, bassesse à laquelle se serait également livré notre nouvel administrateur bien-aimé. Tandis qu’Ernesto et l’Aruga en auraient profité pour lui filer un bon coup de pic sur la calebasse …avant d’abandonner son corps aux requins, n’est-ce pas ?
- Races différentes, traitements différents ! » hurle notre bon Roi, persuadé depuis toujours de faire partie de celle des Seigneurs.
- Espèces et rien qu’espèces ! » réfute Ernesto qui, lui, s'incline devant les différences voulues par la nature.
Écoutons-le étayer celle-ci. C’est sa seule donnée scientifique, il la connait par cœur :
- Mieux connu sous le nom de marlin ou poisson-épée, l’Imperador fait partie de la famille des Xiphiidés. Légèrement moins hélicoïdal que l’Istophorus Plaptyperus, nom scientifique de l’Aruga, il est démuni d’épine thoracique et son pic plat et dentelé est un rien plus long que celui de sa cousine qui, en toute équité, eut mérité le titre de poisson-fleuret. Moins rapide pour sa part que le requin mako, il dépasse rarement les trois mètres à l’état adulte et seule son aversion viscérale pour la lumière lui dicte d’attendre la nuit pour s’empiffrer de petits poissons qu’il distingue mieux que personne dans la pénombre. Contrairement à Yemana qui a conquis ses titres de noblesse en cultivant solitude et exploit individuel, l’Imperador vit en couple, écume les bancs de surface, saute rarement par-dessus les vagues et jamais aussi haut que la déesse
Pour en avoir pêché son compte, le vieux gardait de ce poisson une image aux confins d’un autre type d’émotion liée à la volonté désespérée du conjoint de libérer à tout prix le captif jusqu’à quelques centimètres du bord. Il y avait là une part d’inavouable qu’il ne lui plaisait pas trop d’aborder… Depuis que sa Majesté accorde à tour de bras des licences aux utilisateurs de filets dérivants, les Imperadors ont tendance à se faire rares. A Cojimar la coopérante, il n’en était rentré qu’un petit depuis que Chachi était aux commandes, ceci en parfait accord avec la garde qui avait vite mesuré les avantages de l’interdépendance. C’est que le sempiternel étiolement de la part sociale était devenu nettement plus facile que durant l’ère passée sous la férule du Jaqueton que Quimbombo notre ex-économiste mal-aimé vient d’avouer avoir assassiné avec préméditation avant de jeter son corps aux requins. Justice sera faite sous peu. Ne la prenons pas pour pire qu’elle n’est, on trouvera bien quelques cartouches à gâcher. Six dans les couilles par un peloton à cinq mètres et une à bout portant dans la nuque par le chef pour finir en beauté. Sans trop se presser, dit-on… Et la famille sera prévenue le lendemain. Sous son air d’animosité sans pitié, notre bon Roi est également très humain.
Sept heures et demie. Ernesto avait beau penser dru pour s’en détacher, heure militaire ou pas, toujours pas de Lieutenant Alcaida à l’horizon. Par saint Saddam, serait-il passé à la trappe ? Chachi, reconnaissons-lui cette qualité, n’ayant besoin d’autre concierge que lui-même, la coopérative avait été mise au courant qu’il avait un invité qualifié d’important à balader, raison pour laquelle il fallait lui foutre une paix royale. Un ordre préalablement dicté par le vieux qui, volontiers dirigiste dans ses rapports avec la hiérarchie, lui avait ordonné de ne pas montrer le bout de son nez, point ! Bien au-dessus de tout ça, Tiburoncito avait déjà pris le pli des chefs en arrivant rarement avant onze heures. La préséance tous azimuts, la paix royale, l’ego des supérieurs, le droit de ne rien foutre et de filer avec le fric. Vol, égalité, Patrie et fourches caudines pour qui résiste au schéma. Dirigeant de coopérative est déjà une fonction contradictoire en soi. On ne dirige pas des égaux, évidence dont le compartisme ne s’est jamais formalisé. Les seuls bons sont ceux qui vivent les yeux fermés, notre nouveau dirlo se révélant à ce niveau hors catégorie. La symbolique du grand leader respectée jusqu’à parodie, sa barcasse occupait la place anciennement réservée au yacht de Dientuso et n’en bougeait plus depuis un bon mois. Qu’eut pu briguer de plus notre nouveau Chef de corps maintenant qu’il jouissait enfin de la considération à laquelle il avait droit ? Les autres droits, les droits dérivés, tiens ! On allait les oublier alors que ce sont eux les plus importants. Des droits dérivés sans être si dérivés que ça. Et parmi les biens sujets à héritage, il y avait justement ce beau yacht dont la propriété future n’avait pas fait l’objet d’un des termes de l'accord passé avec le vieux. Irréparable est un mot qui n’a pas cours en Absurdistan, la Nation de la casse. Ici, tout est réparable, mais on n’a pas les pièces et c’est encore et toujours à cause de l’embargo. Tombé dans le culte impérial du « j’fais ce que je veux ! » Chachi n’avait cure de tous ces calculs en enfilade. Seule comptait sa préséance, donc la propriété de ce yacht blessé à mort. Un peu de patience et ce sera le plus fort qui s’en accaparera. Et dans son esprit il n’y avait pas place pour le moindre doute. Hors sa Majesté, le plus fort c’était à présent lui !
Huit heures et un chouia. Venu voir si le vieux s’en sortait bien, Cookie n’eut guère à le mater pour comprendre qu’il grésillait comme s’il venait d’apprendre que le Roi s’était fait gratifier de vingt ans de vie supplémentaire. C’est donc avec beaucoup d’à-propos qu’il le laissa seul avec son bateau. Même débordant d’anxiété et Dieu sait que, Ernesto n’était pas du genre à négliger ce qui ne lui appartient pas. Sans qu’il n’eut vraiment besoin de ça, deux empaffés se réclamant de l’amitié du Yumma crurent intelligent de venir le titiller, répandant entre autres finesses à vous vider les tripes que le zig qu’il attendait devait avoir loué un sous-marin, plaisanterie douteuse qui entraîna un grognement retour des plus explicites. C’est que, même sans cet aparté imbécile, son humeur de chien était double. D’abord, il a toujours eu une sainte horreur des gens qui arrivent en retard et tant qu’à faire, s’il était parti seul, il serait déjà face à l’hôpital de la Mejeira à traquer l’Aruga entre deux failles assez proches de la côte. Avec ce petit vent d’est dont le seul tort était de résister, soit son bel animal rodait en surface à guetter le passage des bancs transhumants qu’il attaquait à la matraque, soit il chassait plus en profondeur dans une zone du genre de celle qu’il comptait fréquenter. Échoué sur les planches du ponton, le pépère éprouvait un sentiment voisin de la honte, toujours à cause des chenaux de ce foutu destin.
Neuf heures moins quart. C’était à prévoir, il dut se taper un bon coup de rhum pour calmer la brûlure qui lui tenaillait l’estomac. Par Ochun, il y avait au moins vingt embarcations éparpillées sur le pourtour de la baie et, lui le maudit qui n’était plus allé à l’Aruga depuis un an et s’en faisait presque une fête, il avait perdu toute stature en attendant que la rage veuille bien se faire oublier. Noyé dans un océan de géhenne d’où s’envolaient des bancs entiers de poissons dorés, il se retourna au bruit caractéristique de motos pétaradant à plein régime et vit deux caballitos tous phares bleus allumés qui ouvraient le chemin à une limousine Lada jaune caca, conduite comme un tramway à grande vitesse par un chauffeur en livrée coiffé d’une casquette blanche. Ultime impétuosité sous les bananiers, le cocher fit retentir le klaxon du boa comme si personne ne l’avait vu arriver et l’arrêta pile devant le petit pont, réussissant en une manœuvre à bloquer l’accès au mécanisme de remontée. Du tout grand art ! Le pépère qui n’avait pu s’empêcher d’apprécier le déploiement de médiocrité à sa juste valeur reconnut enfin le Lieutenant Alcaida enfoui fin fond la cabine arrière de ce monstre hybride conçu pour battre les supertankers ricains des années cinquante sur leur terrain, mais… Renaissant au présent et à ses œuvres, le petit vizir lisait un rapport annoté dont il reclassa les feuilles d’une moue excédée, instant de flottement qui permit au sous-fifre de contourner ventre à terre le véhicule pour lui ouvrir la portière arrière droite dans un grand claquage de talons, poussant la disgrâce jusqu’à en paraître tourmenté dans ce tintouin voulu à sa dévotion. Aligné sur l'élégance martiale de notre bon Roi dont l'égalitarisme forcené veut qu'il dispose d’un esclave affecté à cette unique fonction, il fignola l’arabesque en priorisant l’ordonnancement des plis d’un uniforme de terrain qui n’en avait aucunement besoin. Ernesto à qui on ne la faisait plus depuis soixante ans remarqua le brillant de ses mocassins et se jura avec une violence qui l’étonna lui-même qu’à la première occasion, il ferait tout pour mettre le bateau sous la vague. Si sa paire de babouches était vraiment de cuir, Alcaida trouvera bien de quoi s’en offrir une autre. Et si par malheur, il était justement penché au bastingage…
- Et alors vieux pirate, comment vas-tu ?
- Bien… Bien mais j’ai failli attendre.
- Attendre quoi ? Il fait magnifique aujourd’hui !
- Attendre qui, Lieutenant, attendre qui. Moi, c’est vous que j’attends.
- Vieux pirate, tu ne sais pas c’que c’est. J’ai un travail fou avec la visite du Pape, il nous reste à peine trois semaines pour parfaire le conditionnement psychologique de la population. Absurdistan sait accueillir ses amis, Sa Majesté a déjà fait venir cent mille partisans de province pour tout quadriller. Et c’est loin d’être fini, crois-moi !
- Pourquoi qu’on le reçoit alors ce Pape ? Qu’est-ce qui pousse cet agitateur à venir ici ?
- Serais-tu insensible à la propagande ? Sérieux, t’as jamais entendu parler du Messager de la paix …du moins si l’on en croit le surnom dont l'ont affublé nos opposants, ces sournois. Bande de crétins, s’ils croient avoir l’ombre d’une chance de renverser la Monarchie avec la religion, ils se foutent le doigt dans l’œil. Nous ne sommes pas des Polonais, nous !
- Des quoi ?
- Des Polonais !
Le vieux ne savait pas ce qu’était un Polonais, il n’était pas tellement féru de religion non plus et celle des Polonais, il n’en avait jamais entendu parler même en tant qu’outil de persuasion. Il préféra donc ne pas demander de plus amples précisions, on était déjà assez en retard ainsi. Intrigante cette appellation de Messager de la paix. Quel titre chargé de symbole dans ce pays où il n’y a âme qui vive ! Serait-il de connivence avec Yemana ? Rien qu’à l’ambiguïté avec laquelle Alcaida avait torché le mot paix, on sentait que ce fameux Pape n’avait pas l’air de lui plaire beaucoup. A défaut de connaître ses orientations politiques, le vieux se sentit de son côté. Oui, c’est que nous avons tous besoin de paix ici. Pas de paix au garde à vous ni de paix romaine, mais un immense besoin de paix civile et que ce Roi maudit nous foute la paix une fois pour toutes.
- Bon, on y va Lieutenant ? L’Aruga va finir par ne plus avoir faim si nous traînons encore...
- Vieux pirate, t’as pas oublié tes affûts, toi. C’est qu’aujourd’hui, il ne nous sera pas possible d'aller loin, j’ai un autre rendez-vous vers quatorze heures. Tiens, j’y songe… Avec ton radeau, tu pourrais me déposer à l’arsenal, je gagnerai du temps.
- A l’arsenal ? Mais c’est interdit aux pêcheurs ce coin-là ! Même qu’un tas de poissons se sont donné le mot. Depuis que la Nation s’est convertie au compartisme, je n’ai plus jamais pêché par-là, moi.
- Qui te parle de choisir, espèce d’anathème ? Te tracasses pas pour les détails, je saisirai vite si tu y entends quelque chose aux Arugas, vieux pirate. Indique-moi un de tes endroits secrets, tu m’entends ? Ensuite, tu me déposeras à l’arsenal. T'as pas l'air de te rendre compte qui je suis. Dans la Marine, je peux tout. Tout ! C’est que ça risque de frotter lorsque ton petit boutre se fera arraisonner par la garde maritime. Qui sait, peut-être poussera-t-elle l’inconditionnel jusqu’à nous envoyer par le fond comme de vulgaires balseros, ha, ha, ha ! Ces gùsanos ont beau être des nôtres, tu hisseras le drapeau blanc. Une fois qu’ils auront compris à qui ils ont affaire, ils vont se confondre en excuses et vouloir me transporter eux-mêmes, tu penses. Ce genre de bateau file à trente nœuds. Une pièce maîtresse dans le dispositif de protection de la Nation, il rattrape tout ce qui rôde dans les eaux territoriales. Je serai déjà dans mon lit avant que tu ne rentres, vieux pirate. Dans mon lit vers quatorze heures, hein ! Avec une petite révolutionnaire, ah, ah, ah ! Et toi, ça te dirait une jolie petite révolutionnaire ? On les sélectionne dès leurs treize ans, le Roi connaît la valeur des confidences sur l’oreiller. Et puis les mineures, y’a pas photo. C’est toujours utile, mmh ? J’en ai soixante-douze à disposition, elles ont tant de faveurs à me demander. Sérieux, une petite prolataire en cours d’initiation, cela ne te dit rien ?
Le Papito rougit comme un vieux Serge pris en flagrant délit d’avoir déjà ôté ses chaussures sur le palier et se réfugia dans un silence de pierre en montant à bord avec toute la dignité d’un scorpion perdu dans une ruelle de bars à filles. Baignant par trop dans son carcan, Alcaida claqua des doigts comme on arme une mitraillette pour préciser à son chauffeur de rentrer seul au Vedado :
- A treize heures tapantes, précisa-t-il avec cette exigence d’ange tutélaire qui lui va si bien.
Treize heures, à moins que le bateau ne soit en vue de la baie. Fais-moi le plaisir de te montrer moins bête que d’habitude si ce n’est pas trop te demander. Que mes deux caballitos restent à portée, sait-on jamais à cause des embouteillages. S’ils trouvent le temps long, envoie-les enrichir leur quota d’amendes en se postant au coin de la grand-rue. Cela réduira d’autant le déficit de l'État, c’est élémentaire ! » Sous son vernis coup de pied au cul, le haut responsable de Commandement était d’une aisance démente. Ses ordres donnés à la badine, il franchit la passerelle avec l’autorité d’un chef de guerre habilité à prendre les commandes d’un porte-avion somalien.
- C’est parti. Et si on en parlait un peu de tes Arugas, hein ! Combien m’en débusqueras-tu ce matin. Trois, quatre?
- Lieutenant, il est déjà passé neuf heures. Avec le matériel dont je dispose, il me sera impossible d’en tirer plus d’une. C’est que je dois remonter les lignes à la main, moi. Cela prend du temps, surtout si l’animal n’est pas blessé. Faut que je le fatigue. Vous ne serez jamais à l’heure à l’arsenal !
- Rien de grave, je téléphonerai.
- Mon petit Alcaida, j’sais pas si tu l’as remarqué, mais je n’ai pas le téléphone à bord et encore moins à la maison. D’ailleurs, je me demande s'il en existe un seul dans toute ma rue, de téléphone « répondit le vioque en le tutoyant d’un ton tout aussi désaxé.
- Mais tu retardes d’une guerre, vieux pirate. Ton téléphone de mirliton date des années quarante, l’époque où notre Nation possédait le meilleur réseau du monde. Faut être moderne, vivre avec son temps. Moi j’ai un appareil portable, regarde !
Pour ce qu’Ernesto s’y connaissait en électronique. Et en téléphonie alors… Les années quarante ne lui rappelant plus rien si ce n’est une autre forme de violence, il lui aurait répondu qu’il s’agissait d’un fer à souder que c’eût été du pareil au même.
Le Lieutenant s’en rendit compte comme d’une bévue. Pour couper court, il poussa sur une des touches et lui tendit l’appareil :
- Tu vois, pirate ! Et en plus, il sonne mon téléphone…
Bon. Le vioque dut en convenir, il ne s’agissait pas d’un fer à souder. Une bombe à retardement ?
Soutenu par le regard frondeur de la brigade d'oiseaux blancs, il s'abandonna au chenal, la froideur de son silence voulant tout, mais alors tout dire. Passé le Phare qui récupérait de sa nuit de sortilèges, il vira sévèrement bâbord toutes, son premier choix restant jusqu’à nouvel ordre le bon d’autant qu’Alcaida venait de lui demander, enfin d’exiger, qu’il se dirige ensuite sur l’arsenal, un coin d’estuaire interdit aux pêcheurs depuis 1959, date du triomphe des Moudjahidines de notre bon Roi. Quelque chose de voisin du pire lui suggérait qu’il était prêt à lui faire des misères. N’étant pas du genre à renier sa parole, il lui lâchera l’un ou l’autre secret ne tirant pas à conséquence, mais aurait donné sa main à couper qu’il ignorait tout des particularités de la faille plongeant en face de la Mejeira. Lui en dévoiler le mécanisme des courants suffira. Après tout, il n’avait qu’à arriver à l’heure ce petit chamelier du Roi. Et consacrer une journée complète à l’Aruga, ces bêtes ne s’attrapent pas sur commande !
- Voilà, c’est un des endroits. Je sais, vous ne verrez pas d’Aruga roder par ici. Lorsque l’envie la prend de batifoler en surface, son endroit de prédilection, c’est le premier plateau nord-ouest à deux miles par tribord. Mais y’a pas à se leurrer, elle sait comment s’en échapper. Ici, la configuration des fonds nous est beaucoup plus favorable. C’est une faille comme je les aime, de nombreux bancs transhumants l’empruntent lorsque leur foutu pilote a perdu son chemin. Yemana adore ces longs espaces d’où elle peut s’élancer comme un bolide et, le cas échéant, filer en profondeur à la moindre alerte. Cela, peu de pêcheurs le savent et y’en a encore moins qui l’écoutent. Nos compatriotes, vous les connaissez aussi bien que moi. On a beau leur claironner la vérité sur tous les toits, y savent toujours tout mieux que les autres. Je me demande où ils ont contacté ça ! Enfin, tant mieux pour l’Aruga, non ? Si on en ferre une, je vous montrerai comment que j’fais.
- Ah ? Et comment procèdes-tu, vieux pirate ?
- La bête question. Comme les oiseaux, tiens… d’abord, je regarde ! Beaucoup ne jettent qu’un œil et dès qu’un aileron se profile ras les vagues, ils pensent mordicus qu’elle est là. Pourtant l’Aruga est impossible à confondre, c’est le seul poisson dont on distingue à la fois la crête et la queue lorsqu’elle nage en surface. Eux foncent comme des gladiateurs et demain ils t’expliqueront qui z’ont pas eu de bol en ferrant un requin. Moi je suis d’une toute autre trempe. De belles Arugas, si j’avais dû attendre de les voir sauter, je n’en aurais pas agrafé trois douzaines de toute ma carrière. - Toi, toi, toi ! Oui, d’accord ! Et ta stratégie, peut-on savoir en quoi elle consiste ?
- Comment que j’fais ? J’sais pas moi ! Si j’en vois une, je m’arrange d’abord pour faire comme si je ne l’avais pas vue. Logique, non ? Ensuite j’balance des petits poissons pour l’intéresser, puis je déroule mon câble en le faisant serpenter pour créer du mouvement et j'attends qu'elle morde, c’est tout simple. Mais chasser l’Aruga comme au milieu d’un étang ne m’intéresse pas trop. Moi, c’est dans les ornières d’en bas que j’aime les surprendre et ça, y’en a peu qui savent le faire. C’est là qu’on débusque les plus grosses. En surface, il n’y a aucun mérite.
- Ah oui ? Et en profondeur, comment procèdes-tu ?
- Pas à la palangre en tous cas. L’hameçon qui la déchire la videra de son sang et à tous les coups, les requins l’auront bouffée avant que t’aies eu le temps de la remonter. Non, mon truc à moi, c’est de jouer dans son sens pour mieux la prendre, ça j’aime vraiment. Et plus le combat est dur, mieux c’est. Si j’en ferre une, vous ne serez jamais à l’heure pour votre rendez-vous de quatorze heures.
- Eh oui… Les petites révolutionnaires, le Messager de la paix, tu sais ce que c’est. Le devoir, toujours le devoir. Je signerai à deux mains pour avoir une vie aussi trépidante que la tienne, vieux pirate ! » Le vieil Ernesto réussit à faire comme s’il n’avait rien entendu. Aurait-il avalé des pilules roses ? - Des secrets, vous en voulez, Lieutenant ?
- Des secrets ? Enfin voyons, je ne vis que de secrets, moi !
- Moi aussi, mais uniquement de ceux que m’a confié la mer. Y’a que moi qui sais ça, Il y a trois endroits magiques rien que de ce côté-ci de la baie de Cigaro. J’te l’ai déjà dit mon petit Alcaida, mais on dirait que tu prends plaisir à n’écouter que toi. En fait, tout dépend des courants d’en bas, une mécanique comparable aux rouages de la machine à broyer du Roi. Tout le monde sait qu’elle fonctionne, mais personne n’est capable de vous expliquer comment. Personne sauf moi, moi je sais !
- Tu sais, tu sais. Et que sais-tu ? « rétorqua Alcaida d’un ton agacé.
- Deux choses, la profondeur idéale pour tomber pile en ses couloirs et l’appât. Plus il brille, moins elle résistera. Mais là aussi, y’a d’autres secrets qui se greffent, il faut le temps de les expliquer. Moi j’emploie des Lisas, mais aucun collègue n’en a pêché hier, alors je suis obligé d’y aller à l’Ajugon. C’est pas ce qu’il a de meilleur, pourquoi que tu ne m’as prévenu qu’au dernier moment ?
- Tu me la rabats, vieille cloche. J’viens de te dire que ce Messager de la paix me prend tout mon temps. - Polonais, c’est quoi pour une religion, ça ?
- Je t’expliquerai une autre fois... Continue ton histoire d’Arugas, on aurait déjà dû en tirer trois.
- Oh, oh, pas si vite ! En cette saison, les Casteros se baladent de l’autre côté du golfe du Mexique. Faut leur laisser le temps d’en faire le tour. Je me réjouis déjà car mon bateau sera prêt. Des Casteros, je m’en suis farci à la pelle, j’ai un leurre auquel elles ne résistent pas. Mais celle que je préfère, c’est la Volante. La Guarratero, la seule sédentaire, celle qui protège la baie. C’est elle Yemana. Un jour elle sera à moi, c’est elle la plus belle…! - Un leurre spécial pour l’Aruga Castero ?
- Spécial, spécial, les autres Arugas se font piéger aussi. Mais la Castero, on dirait qu’elle adore.
- Et c’est quoi ce leurre spécial ?
- Si tu ne le répètes à personne Lieutenant, j’veux bien » répondit-il sur le ton de la confidence, lui pour qui il s’agissait plus d’un secret informe que d’une démarche d’initié.
- Je t’ai déjà dit que - mon intérêt et le tien vont dans le même sens « rétorqua Alcaida, visiblement prêt à lui décocher une bombe à fragmentations. Par saint Ché, si ton truc est vrai, compte sur moi pour ne pas en parler à qui que ce soit. Ah non, ça !
- Oh, y’a pas grand mérite ! Je l’ai découvert un peu par hasard. C’était il y a dix ans, juste après l’annonce par le Roi de la période spéciale, celle où on n’a plus rien reçu à bouffer parce que les Ruskoffs venaient de passer au capitalisme en nous abandonnant comme de vieilles savates. Comme le compartisme ne nous a pas appris à subvenir seuls à nos besoins, il a bien fallu que je me débrouille pour ne pas crever de faim, non ? Tiens, maintenant que tu m'en parles, je me souviens du jour où j’ai capturé ma plus belle Aruga. J’en ai conservé le pic à la maison. Rien qu’à le voir, tu comprends qu’elle était plus grande que celle du Fidelio dont tu m’as parlé. Des dizaines de collègues m’attendaient pour me congratuler, mais le gros requin que t’as fait basculer pour offrir la place à Chachi n’a même pas laissé le temps de mesurer l’animal. Ce type avait l’art de dépasser les mesures, dix minutes plus tard il faisait embarquer mon beau grand poisson à bord d’un camion et personne n’en a plus jamais entendu parler. C’était un peu mesquin vu que j’avais l’intention de le partager avec les collègues. Mais voilà, c’est le compartisme qui s’est chargé de la répartition, autant dire qu’on n’a rien vu venir ! Bof, c’est ce manque de tout qui a fini par me donner la solution. Rien de sorcier, un simple mélange entre leurre et appâts. Je prends un vieux sac de riz chinois, ceux du Vietnam tiennent également le coup, mais les nôtres se déchirent en moins de deux. J'me demande à quoi ça tient, serions-nous à ce point différents ? Enfin, soit ! Ce sac, je le démaille comme si j’effilochais la barbe du Roi et je le laisse macérer deux jours dans un brouet de sardines, puis je le rince léger et j’enfile deux ou trois petites Lisas dedans. La faiblesse de l’Aruga, c'est son pic râpeux. En sabrant ce qu’elle prend pour un banc coulé dans le courant, elle va s’emberlificoter dans une et puis des mailles, parce qu’à vouloir s’en débarrasser, elle tourne toujours dans le même sens. Un piège qui revient à la laisser se ligoter d’elle-même. Ensuite, tu déroules tout ce que t'as comme câble et tu pars à sa remorque sans jamais laisser la ligne passer sous le bateau, sinon tu chavires et ce seront les requins qui s’occuperont de toi. T’en auras pour des heures avant qu’elle donne ses premiers signes de fatigue. Ce n’est que lorsque tu l’auras amenée à remonter en surface que tu vas vraiment devoir prendre l’ascendant, car elle se sera légèrement gonflée d’air juste en dessous de la crête. Mon truc à moi, c’est de la coller aux vagues en enfilant des bouées et, dès qu'elle s’arrête pour récupérer, de retendre la ligne pour la forcer à sauter. Plus elle le fera, mieux c’est. C’est enragé ces bêtes-là, t’as pas idée ! Des bonds à cinq mètres, deux fois plus haut que Sotomayor lorsqu’il s’envole à la coke. A ce rythme, sa résistance finira par faiblir. Le manque d'oxygénation, tu comprends ? Ensuite tu la ramènes petit à petit, tu la zigouilles au gourdin et tu l'amarres du mieux que tu peux, ou tu la remontes au palan si t'en as un. - Et à ton âge, tu fais encore cela ! - Ouais, quand j’peux. C’est qu’on m’a mis des bâtons dans les roues ces derniers temps. Neuf mois de zafra pour une évasion où j’étais pour que dalle, j'en reviens pas encore ! Et cette licence que sans toi je n’aurais jamais récupérée, c’est la première fois que je l’utilise. Depuis le jour où Chachi m’a invité à venir te voir au bureau, je n’ai fait que m’occuper de l’école. - Quelle école ? Je parie que tu ne sais même pas lire ! - Celle pour les jeunes abandonnés à eux-mêmes, tiens ! Faut bien leur apprendre à se débrouiller dans la vie, non ? » Ernesto n’avait pas lancé sa ligne de trois minutes qu’un bruit de jouet électronique chinois sortit du battledress du lieutenant Alcaida.
Il décrocha l’appareil :
- Allô ? Commandeur X zéro deux à l’appareil, identifiez-vous !
C’était donc vrai qu’il s’agit d’un téléphone en conclut le vieux.
- Quoi, une troisième tour dites-vous ? Impensable, mes services n’en ont pulvérisé que deux ! Et le Pentagone aussi ? Ca alors, je croyais ce blockhaus inexpugnable. Prévenez d’urgence Sa Majesté. Il s’agit sûrement d’une opération sous fausse bannière d’Hedge Bond 007. Je vous ai assez averti, kamarad Madoff, ce gùsano n’a rien d'un enfant de chœur. Verrouillez le périmètre et attendez mes ordres, le futur de la Révolution en dépend. Oui, je suis très occupé, comptez au moins une heure. Oui, oui, j’arrive. Une heure, ai-je dit !
Soupesant Ernesto tel un laissé pour compte, il hocha la tête :
- Vieux pirate, le devoir m’appelle. Un imprévu… nous ne vivons que d’imprévus dans ce pays. Fonce en direction de l’estuaire. A ce qu’on me rapporte, l’hydroglisseur vient me chercher. Et ne fais pas trop de vagues, hein ! Ils sont fragiles ces appareils-là et ces pingres de Ruskoffs refusent de nous fournir les pièces de rechange sous prétexte que nous ne les aurions pas encore payés. Résultat ? Malgré leur soi-disant garantie multiséculaire, il n’y en a plus que deux sur dix qui fonctionnent. Incroyable cette histoire, incroyable. Ces traîtres nous ont choppé quarante ans de sucre contre une demi-pièce de trois kopecks et ils ont encore réussi à nous fourguer une technologie dépassée à deux fois le prix du marché. Même les Chinois ne sont pas aussi malhonnêtes !
Papito crut sincèrement qu'il naviguait en plein mirage, non pas qu’il était intrigué par le Lieutenant et ses histoires d’hydroglisseurs, mais par ce curieux petit appareil sans fil qui communiquait de si près sans rien dire. Alcaida l’ayant recalé à l’oreille, il l’entendit donner leur position, puis gueuler sur son correspondant afin qu’il accélère la manœuvre :
- Grouillez-vous bon sang, dois-je vous faire bastonner ? J’ai un révolutionnaire de haut rang à recevoir ensuite. Momo Bachibouzouk, un seigneur de guerre pakistanais. Il sort de chez le Roi, je ne sais pas si vous vous rendez compte…
Aussi sonné que le téléphone, le vieil homme lui se rendait compte. Impossible qu’il soit encore en communication avec ses Arugas, même si elles étaient en bout de ligne.
- L'hydroglisseur arrivera d'ici dix minutes, ce n’est pas trop tôt ! J’espère qu’il n’effrayera pas tes bestioles, vieux pirate. Quant à moi, j’en sais assez. Ton baratin m’a convaincu. Et puis j’me suis renseigné. Même si on trouve trace de toi dans de nombreux dossiers classés X, le rapport d'évaluation à ta sortie de prison indique que t’es redevenu pleinement participatif, ceci expliquant sans doute cela. Comme j’te l’ai dit le jour où t’es venu me déranger au boulot, j’aurai encore besoin de toi une fois et c’en sera fini de notre deal. Ma priorité actuelle, c’est de récupérer à notre avantage les idées que va sûrement tenter de propager ce pseudo Messager de la paix.
En accolant son image à celle du Roi, je mets en œuvre une stratégie de communication particulièrement efficace. Le populo a tout intérêt à partager l’avis de sa Majesté, c’est élémentaire. Mais on s’éloigne, t’es vraiment bavard, toi ! Bon, je préviendrai Chachi moi-même. D'ailleurs, j’ai besoin de langoustes. Et toi, ne viens pas m’jouer un coup fraise et chocolat, hein ! Sinon ta licence, elle te permettra juste de fouiller les ordures, t’as bien compris ? » Ernesto fit à nouveau l’effort de rester impassible, mais ses yeux montrèrent qu’il avait pris la décision ferme de ne surtout pas répondre. C’est à cet instant que se dessina la bonne grosse vague dispensatrice de magie qu’il attendait. Quelques encablures avant qu’elle fende la proue, il vira sèchement de bord. Déséquilibré au sens physique du terme, Alcaida parvint à se rattraper in extremis au mât, effleuré par l'idée que ce vieux terroriste avait délibérément tenté de le bouter hors carlingue :
- Holà, t’y vas fort, vieille potiche ! Ne me confonds pas avec un balsero, veux-tu ?
Miroir de réconciliation, ce saurien s'en sort toujours ainsi :
- Ce sera pour début mai. Après la fin du Ramadan socialiste, évidemment. Tu verras, c’est comme du tourisme et ça, t’as pas dû en faire souvent. Bof, on n’est jamais trop vieux pour apprendre, hein boucanier ? Deux jours, t’ai-je dit. Tu seras mon invité et tu dormiras même dans un vrai lit. Avec une petite révolutionnaire si cela te chante !
Férocement atteint dans sa version de la liberté, le vieux répondit qu’il dormait à Cojimar depuis passé cinquante ans et ne voyait pas en quoi il aurait à changer d’attitude vis à vis des petites révolutionnaires.
- Deux jours, t’ai-je dit. C’est un ordre. Je te rappelle que tu as engagé ta parole, vieux pirate.
- D’accord ! » concéda-t-il, plus pour soulager sa conscience que par conviction. Du moment que tu me préviennes avant pour que j’aie le temps de me préparer, Chef !
Alcaida n’eut même pas le temps de verser dans ses habituels délires de triomphe qu’un des deux hydroglisseurs survivants de la base d’intervention navale de Cigaro pointa sur eux à la vitesse d’une Lada sans parachute de freinage. Noyé dans un nuage de particules qui sentaient le mazout, il patinait tout bonnement sur la mer. Ballotée comme un vulgaire porte-containers pris dans la tempête, la coquille de noix de Cookie sombra à mi-corps dans une avalanche de montagnes russes. Pas étonnant que ces monstres métalliques renversent les candidats à l’exil comme fétus de paille. Son seul regret était de n’avoir pu pénétrer l’estuaire. Tout compte fait, s’il avait attendu depuis fin 1959, il n’en était plus à un jour près…
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CHAPITRE 13
Allons, allons… comme si c’était nécessaire, le vieil Ernesto est toujours à l’heure. Dix-huit heures, c’est dix-sept heures cinquante-cinq et pas une seconde plus tard, tout le monde sait cela. Oui, mais sur notre île on ne le sait pas si bien. Enfin si, on le sait. Mais bon, est-ce une raison pour en tenir compte ? Pourquoi ? Drôle de question, allez savoir ! Assis sur un banc de pierre à l’ombre du petit parc José Marti, notre vieux marginal s’attendait à poireauter et chez nous, ce n’est pas le temps qui manque car, à part la Révolution, nous n’avons rien à faire. Laisser du temps au temps c’est aussi de l’exactitude, non ? Et pour ne rien arranger, il soufflait un de ces vents à remuer la mer des caves au grenier qui l’avait poussé à revêtir son chandail, son beau chandail blanc crème avec une ancre marine brodée en plein milieu. Une adhésion au luxe poussée au top lorsque la fantaisie – et là c’en était vraiment une ! l’avait pris de repasser son pantalon, le bleu, puis à la façon très grand siècle dont il avait demandé en prêt l’unique paire de chaussures de son neveu, des grolles à ciel ouvert qui lui comprimaient si fort les panards qu’il ne lui manquait que les plumes pour dandiner comme un canard. Confrontée à cette version très music-hall de l’élégance, Martha avait été jusqu’à lui faire remarquer, sur un ton qui ne lui avait du reste guère plu, qu’elle lui donnait une démarche chaloupée de demoiselle :
- Oh tonton, tu es éblouissant ce soir !
Moue teintée d’un fameux plus et bon sang, le souvenir ne s’effilochait pas ! il avait manifesté sa désapprobation de façon très contrastée en balançant sa vieille besace sur la nappe de toile cirée, puis en lui demandant son sac à provisions dans lequel il avait fourré pêle-mêle vêtements de travail, sa gourde et son étui à couteau. En pleine effervescence, le vieux conquistador était prêt à partir en expédition. En expédition pour où ? Dieu seul le sait. Le lieutenant Alcaida également. Et à la façon dont ce petit intrigant se complaisait dans l’épate, tout était envisageable, y compris débusquer l’Aruga à partir d’un navire de guerre. Peutêtre les chassait-il au missile ? Au troisième top, il sera dix-sept heures cinquante-huit, Papito patiente. Et comme patience entraîne longueur de temps, il attend, attend…
Nation Phare du miracle permanent, chambre à combustion d’essais en tous genres, dédale de contradictions permanentes engendrées par le désordre spontané, bref le miracle sans anicroches auquel personne n’était en droit de s’attendre se concrétisait sous ses yeux. Une longue Lada jaunasse à portes multiples un moment disparue de l’autre versant de la baie venait de ressurgir par-delà l’épingle derrière la forteresse. Sonnerie d’étriers comprise, la limousine tous plastrons s’arrêta pile sous la redingote de pierre du plus grand poète bolivarien de la Nation. Prodigieux, il était dix-huit heures précises ! C’est alors qu’Ernesto reconnut le chauffeur. Surprise, c’était Luis Metracaz, l’estafette privée du lieutenant Alcaida :
- Mais je te connais, toi ! T’es bien le facteur expéditionnaire venu il y a deux mois me lire une lettre, non ? Plutôt voyante ta chenille, tu ne trouves pas ?
Pour se souvenir de ce vieux dingue, pas à dire que le pauvre Luis s’en souvenait. En quête permanente de victimes pour assouvir ses multiples desseins, Alcaida lui avait tendu un de ses pièges favoris et c’est à pieds joints qu’il était tombé dedans. S’il avait su que cette mission abusivement qualifiée de confiance concernait ce maboul, jamais il ne se serait porté volontaire, mais c’était trop tard. Pour se tirer de ce guêpier, il avait même songé au banal congé maladie, service pour lequel la doctoresse de sa cuadra ne demande qu’un jerricane d'essence par quinzaine concédée. Un truc éculé la maladie sur commande, usé jusqu’à la corde. C’est à ce genre de détails que l’on mesure l’aspect social d’une Nation. Plus il y a de malades parmi les travailleurs, mieux le système se porte. Inutile de se leurrer, il savait que son boss le lui ferait payer un jour et de manière nécessairement arbitraire, évidence lourde de menaces qui l’avait poussé à changer d’avis. D’avis mais également de tactique. Pour s'être déjà confronté au cas, il ferait tout, mais alors tout par-delà les mots, pour éviter la moindre montée d’adrénaline à cet animateur du troisième âge capable au sommet de son art de vous désarçonner d’une seule répartie la statue, sabre au clair celle-là, du grand Macéo de son cheval. Désarçonner la statue de Macéo de son cheval ? Au sommet de son art seulement ? Retour à Luis et ses saltos. La complaisance sans les scrupules du chevalier blanc :
- Oh, ne m’en parle pas ! Voilà trois semaines que ma Moskvitch de fonction est en panne, la boîte de vitesses. Curieux qu’elle ait cassé, c’était pourtant une Volvo. L’adaptation, que veux-tu le matériel d’origine ne vaut rien. Hé, nous sommes entre pros, ne m’en tiens pas rigueur pour l’autre jour, Papy ! Tu l’as dressé du tonnerre ton troupeau de prolotaires, je ne te savais pas si important. Alcaida m'a bien précisé que je devais m’occuper de toi comme d’un Émir. Et une Lada de prestige, c’est quand même plus confortable que de se taper le trajet en chameau, non ? Assez rigolé, pépé ! On se magne. Ce soir, il faut absolument respecter l’horaire. Allez, hop dans la charrette !
Pris d’une pitié qu’il s’expliquait mal, le vieux le regarda droit dans les yeux. Un regard venimeux :
- Et alors, Luis ? Tu me l’ouvres, la portière de ta charrette ?
Aussi vert de gris qu’un héros charcuté il y a une bonne semaine, le chauffeur de maître le regarda avec une forte envie de l’immoler …avant de s’exécuter comme si c’était lui qui courait le risque d’y passer. Revanchard à mort, il volatilisa près de six litres de précieux carburant avant d’enfin stabiliser son engin à la vitesse à peu près constante de 70 Km/h sur la bande de droite de l'autopista, la moins encombrée à cause des nids de poule. Muré sur son siège, jamais le vieux n’avait été déplacé si vite. Heureusement qu’ici il n’y a jamais trop de circulation ! Passé le tunnel piège sous le fleuve, l’émule au Fangio négocia la courbe ultra serrée du Malecon avec le professionnalisme d'un tank à tourelle prêt à casser un rêve et, puisque sortie il y avait, il haussa le régime moteur en repassant en seconde comme s’il briguait une qualification en Formule un. Pourvu qu’il n’y ait pas un boulon qui saute ! Et ce qui devait arriver arriva. Au carrefour de la Solidarité dont le feu rouge n’a quant à lui jamais arrêté de fonctionner, son Soyouz à pédales évita d'un cheveu une vieille Mercury à la face avant ornée d'une superbe paire de cornes du plus bel effet pour une décapotable découpée à la main, l’accident aurait été terrible à voir. Surgie de gauche comme s’il n’existait pas d’autre côté, elle venait de dévaler à corps perdu la Rampa sous les écarts de conduite d’un gros black portant houppe et barbichette qui lui donnaient l’aspect d’un disciple assidu de Lucifer. Seul du reste à savoir que les freins avaient lâché, ce danger de la route était l’archétype du parasite social qu’abhorre sa Majesté. A moins que ce ne soit un artiste ? Tous ces mecs sont un peu fous, d’où lui est venue cette latitude de voyager ? De la musique Satongé ! Z’avez entendu le potin de casseroles que ça fait ? J’vous l’avais dit. Encore un N’Golo à vivre sur le compte de la crédulité publique, il n’y a qu’eux pour se déhancher à coups de tam-tam sur un volant. Et v’là maintenant qu’il s’échappe à contresens dans un fatras de fumée. Incroyable que ce barbon en plein cirage bénéficie de cette fameuse présomption d’innocence que le bon Maxime s’obstine à refuser aux âmes simples ! Orgie de non-sens, folie ordinaire, un grain de folie tout ce qu’il y a de plus ordinaire… Nouveau déboîtement limite. Court et bref, en première cette fois. Scotché à distance des hublots de cet étrange yellow submarine, le vieux prit le parti de calmer un Luis toujours aussi vengeur, mais qui avait reporté l’essentiel de ce noble sentiment sur l’affreux musico :
- Lève le pied, mon gars. On arrive dans mon ancien quartier. Madre, cela fait une éternité que je n’ai plus mis les pieds ici. Ma maison tiendrait-elle encore debout ?
Hanté par le souvenir imprécis d’un petit monde de bonheur tranquille qui s’était écroulé pour rien, vraiment pour rien, il eut juste le temps d’entr’apercevoir la silhouette du petit palais oriental prisonnier de son écrin de rochers à fleur d’eau que surplombe l’hôtel Nacional. Le reste du paysage ayant été muré, la vision de permis de séjour s’arrêta là…
En plein différend avec l’irréductible, la longue Lada aborda les déferlantes de l’avenue Royale comme si la survie de la Révolution en dépendait. A cheval sur les deux bandes, elle évita d’un chouia un convoi de quatre Volga surgi de l’imposante ambassade de Russie et bondées de zigs portant des serviettes de cuisine sur la tête. Des étoiles plein la caboche, Papy dont le menton venait de rudement faire connaissance avec le dossier de la banquette centrale se demanda un instant s’il était encore de ce monde. Pas des suites de la manœuvre, mais frappé qu’il était par la laideur architecturale de cette tour de garde qui ressemblait œil pour œil à un flacon de parfum au design de Martien en granit. Ces traîtres de Russes auraient pu nous l’offrir pour qu’elle se déglingue encore plus vite. Les pauvres ! Ils n’ont même plus de quoi faire face aux frais d’entretien au point d’avoir recentré toutes les activités consulaires dans le hall d’entrée. Pour ce qu’il y reste à faire, hormis les reconnaissances tardives de paternité et les permis de sortie qui vont avec, cela suffit amplement…
- Bien fait pour ces faux frères, ils n’avaient qu’à rester internationalistes. Voyez où la liberté les a menés » répète le Roi chaque fois qu’il en parle.
Pas lorsqu’il parle de liberté, des Russes seulement… Investi d’un sens prononcé de la catastrophe évitable, Luis dut à nouveau freiner à mort, cette fois pour éviter la moto d’un gangster en uniforme venu de l’arrière lui faire une formidable queue de poisson à seule fin de bloquer net un side-car chargé d’une palette de lingots d’or, pardon de canettes de bière, un cadeau béni sous cette chaleur. Très classe pour un plouc investi d’autorité, le funambule rançonneur ordonna en priorité à la chenille de dégager comme s’il la libérait d’une bévue, mansuétude qui lui donnait toute latitude de régler entre quatre yeux le type d’infraction à tout le moins de lenteur excessive commise par la limace sur trois roues dont le coquillard, c’est un comble, avait pris la peine de coiffer un casque de chantier. Fiezvous à son instinct du mal et aux multiples constats d’infractions qui le couronnent, elle est hyper rentable cette avenue Royale malgré l’ordre formel de ne pas sanctionner les véhicules du Corps diplomatique. La longue Lada jaune venait coup sur coup d’en dépasser deux par la droite, le Fangio aurait apprécié ! Retour à la liberté. Pardon, à la simple liberté de se déplacer plus ou moins librement :
- Où c’est qu'on va, moussaillon ? » s’enquit le Papy depuis la banquette de fond, à cinq mètres du pilote d’essai.
- A la Marina Hemingway, tiens ! Alcaida ne t’a pas prévenu ? Tu logeras à l’hôtel Triton, c'est un cinq étoiles de luxe. J'ai rarement vu plus cossu, il est entièrement recouvert de marbre blanc » trancha Luis, le regard aurifère par-delà son rétroviseur périscopique.
- Ah, Ballovento… mon port d’attache avant que le Roi ne le détruise avec son foutu compartisme ! » soupira le vioque férocement atteint par le souvenir de son yacht si bien accordé au charme désuet d’une plage blonde coqueluche devenue au fil des ans le centre nautique le plus couru du tout Cigaro. Putain de saint Ché, à quelle résorption d’images Maxime s’est-il encore livré ?
- Tu dois confondre. Marina He-ming-way, j’te dis ! C'est un écrivain ricain que t’as dû croiser dans ton village quand t'étais jeune. Un mec génial, il n’avait pas son pareil pour pourfendre l’impérialisme à longueur de pages, il est donc vite devenu un grand ami du Roi. Mais il partait si souvent faire la fête au Kilimandjaro, un bar à putes capitaliste de Paris, que Sa Majesté a fini par juger qu’il n’avait pas la moralité requise pour devenir un inoubliable héros révolutionnaire. Mais son souvenir reste gravé en nos cœurs. Sa Marina est d’un modernisme époustouflant, t’as pas idée toi qui viens de Cojimar. Y’a un bataillon de filles au cabaret, avec des plumes pour commencer. Mais elles sont toujours pour les chefs ou les touristes à pognon, les cons !
- Un cabaret ? Jamais foutu les pieds dans un cabaret, moi. Reconduis-moi à Cojimar !
- J’suis pas autorisé, pépère. Et puis les filles, le Lieutenant Alcaida en a toujours pour ses invités. Ses ordres sont indiscutables, tu devrais le savoir. Il m’a bien précisé qu’il passerait en soirée pour régler les ultimes détails et que je devais rester en ta compagnie jusqu’à ce que je te reconduise demain. Montre-toi moins égoïste, si tu veux bien. C’est aussi ma soirée à moi !
Noyé dans un bruit de ferraille insécuritaire, le bolide d’État emprunta le pont de fer comme si c’était son ultime chance d’échapper au jugement dernier, puis longea l’ancien cynodrome plus vite que si c’était lui le lièvre mécanique. Aussi tendu qu’un fil à plomb, Papy en profita pour repositionner ses collets. Ce Luis avait beau développer un talent certain dans l’étrange, ce qu’il venait de marmonner entre deux coups de klaxon revêtait un caractère à moitié sensé. C’est vrai, de quel droit le priverait-il de sa soirée ? Sans ce pilote d’essai, il en aurait eu pour la journée à dos de chameau et c’était son ultime traversée du désert. Qui plus est, il avait donné sa parole et Alcaida avait accompli sa part de marché. Il avait dit six heures et Luis s’était pointé à l’heure précise. Avec un autre véhicule, soit. Mais à l’heure précise, vous rendez-vous compte ? Tous éléments mis bout à bout, cela lui laissait somme toute un peu de droits. Revenu au cliquetis d’un squelette en phase d’approche, le moteur se dégonfla d’un bloc à hauteur de l'École Supérieure du Parti compartiste, une casemate de béton nécrosée de socialisme tourné vers un avenir à mériter davantage.
- On arrive ! « assura le vieux du fond de sa banquette.
- Comment cela ? Mais tu connais alors !
- Bien sûr, c’est Ballovento. Mon yacht était amarré ici, tu penses ! Dis donc, ça a l’air d’avoir beaucoup changé. Regarde, y'a même une barrière !
Alerté par la tonalité d’angoisse, Luis dont les yeux étaient restés ballants sur le rétroviseur eut une espèce de complicité bienvenue avec l’imprévisible. Doté d’excellents réflexes quand il n’était pas saoul, il dompta la chenille à hauteur d’un poste de garde éclatant de modernité et termina l’immobilisation, ma foi longue à venir, du char d’assaut au frein à main, preuve qu’il y avait bien un sérieux problème au niveau du maîtrecylindre. Sans cette prolifération de dégénérés qui avaient tout, mais alors tout fait pour entraver sa course, jamais il n’aurait eu à le solliciter autant. Rien ne bouge, il se préparait déjà à embrayer dans un bourdonnement sourd… Hé, minute ! Z’avez vu comme c’est select, ici ? Oui, oui, le luxe existe même chez nous. Pas pour le peuple évidemment, mais est-ce une raison de tuer les rêves ? Immergez-vous dans notre vrai vécu ou alors acceptez l’inexplicable avant d’insinuer. C’est très grave d’insinuer !
Foin d’hypothèses et de tourmentes, le long tacot jaune venait de se faire stopper net par le compartisme de progrès. Halte... présentez armes ! Pardon, ici ce sont les papiers que l’on présente. De plein gré et avant que la force publique ne vous en donne l’ordre, précise en toute confiance Maxime d’un air qui l’est beaucoup moins. Une kyrielle de papiers officiels, le règlement interne en requérait douze. Treize à la douzaine et de se montrer coopérants. Et soumis, non mais ! Au faciès des plantons sourcilleux de vérifier l’adage, cela donnait tout l'air d'être mal parti. Le maniérisme peau de banane de ce vieil indigène qui se balançait en allers retours d’une lenteur calculée à l’arceau de portière le rendait d’office suspect. Son regard inexpressif donnait à penser qu’il n’était guère ou trop en confiance. Z’avez vu son nez épaté collé à la vitre ? Hou qu’il est laid, on dirait un embryon. Et il se gratte en plus ! Là, il nous allèche …on va en tirer un maximum. L’autonomie n’existant pas en soi, du moins pas ici, Luis connaissait ses classiques. Il prit un air fatigué, sobrement méditatif si vous voulez :
- Un passeport ? Quelle connerie ! Depuis quand en faudrait-il un pour se faire véhiculer à bord d’une limousine d'État ? Je suis du métier, vous croyez que j’vous ai attendu pour remarquer qu’il est bizarre ce vieux ? Mais ne vous fiez pas aux apparences. Même s’il n’a pas la carte du Parti, c’est un client important. Je serais vous, je m’épargnerais ce travail, y’a pas de raison de vous méfier !
Le nuancé apporté au cas dépassant le niveau de leurs compétences, les gorilles se déchargèrent de leurs responsabilités en confiant le déjà présumé captif au bon vouloir du chef de poste, un gradé au préjugé défavorable qui n’avait finalement fait qu’attendre son tour. A une minute de mise en condition entrecoupée de coups d’œil méfiants sur le prisonnier …euh le passager, succéda la conclusion sans appel qu’il fallait procéder sur le champ à une vérification approfondie de ses coordonnées, présomption de culpabilité encore aggravée par un détestable sourire fait pour donner le change sous son air de plaisancier habillé d’un pull beige orné d’une ancre marine. Et ce vieux marsupial ne s’était même pas coiffé d’un béret style Saint Ché, où c’est qu’on va là ? Un quart d’heure de farfouillis administratifs plus tard, il revint quasiment la mort dans l’âme convenir que tout était en ordre, du moins à son niveau. C’en était presque dommage après tant de vérifications, la prochaine fois peut-être… Le surnaturel n’ayant pas cours ici, il eut été impensable que l’impétueux coursier reprenne sa longue marche vers l’officialité reconnue sans nouvel incident. Aussi fichtrement petit que le museau de la chenille était foutrement long, Luis ne vit pas le ralentisseur qui eut mille fois dû se situer devant la barrière sans une grossière erreur de l’architecte reportée après enquête sur les ouvriers des brigades de construction. En parfait équilibre sur la bosse, la Lada déjà inexorablement chiffonnée des longerons se mit à pencher une fois en arrière, une fois en avant en fonction des seuls déplacements du vioque, assez nerveux ma foi de constater l’absence de bouée de secours, il ne manquait plus que cela ! Indécis sur le sort à réserver à ces trublions, les deux antagonistes légaux quittèrent pour la seconde fois leur local climatisé sans autre intervention de leur chef que celle de ses yeux. Marqués à vie par l’obéissance légume, ces braves de premier échelon durent s’en référer à leur seul tonus musculaire afin de dégager de la vue générale ce long morceau de métal jaune qui disséminait sans fausse honte des pincées de rouille caca sur le macadam. La jungle ici, vous voulez rire ?
- Hé-oh, c’est pas fini, les mecs ! Quand on déconne, on assume. Au lieu de nous contrôler pour rien, vraiment pour rien, vous m’auriez laissé continuer sur ma lancée que rien de tout cela ne serait arrivé. Maintenant que vous avez si aimablement dégagé ma tire, faudra vous résoudre à la pousser, mes bons amis. Le moteur est calé et la batterie manque de jus. Bof ! Pour des costauds de votre espèce, deux mille kilos de ferraille n’ont rien d’insurmontable. Après, vous aurez tout le temps de vous rafraîchir dans votre enclos » railla Luis qui se payait rubis sur l’ongle du quart d’heure d’affronts.
- Bien fait pour vos pommes ! » renchérit le vieux pour une fois sur la même longueur d’ondes. J'ai vu au moins vingt bagnoles modernes et trois side-cars passer sans le moindre contrôle. Y servent à quoi vos fameux documents officiels si on n’inspecte que leurs porteurs ? Sur quels critères vous basez-vous pour laisser passer tous ces touristes ? Et les taxis, ils ne sont pas suspects peut-être ? Est-ce ma tête qui ne vous revient pas ou notre bien-aimée Révolution qui ne sait plus suivre ? A moins qu’elle soit en avance sur tout, comme le prétend Maxime ? » Des paroles sacrilèges, vraiment dommage qu’il soit en ordre ce vieux plouc. Rendus prudents par l’impunité concédée à son arborescence de documents, les loubards eurent l’intelligence de ne plus s’en référer à leur chef. Le mieux ayant toujours été l’ennemi du bien, ils filèrent sans demander leur reste. A trop ruer dans les brancards...
Congédiée avec autant d'égards, la limousine officielle eut bien mérité six roues avec mention d’avoir si brillamment arraché l’autorisation de fouler l’impeccable ruban d’asphalte de cette partie peu ordinaire du sol sacré de la Patrie. Pas un nid-de-poule à perte de vue. Ça roule, mon pote ! Anormalement taiseux depuis l’épisode du poste de garde, le vieux mataf somma Luis d’arrêter le véhicule, mais pas son moteur. Non, l’incrédulité ne lui jouait pas un tour, c’était bien une avalanche de yachts alignés derrière ce rideau de cocotiers haut perchés front la mer. Par Yemana, d’aussi somptueux vaisseaux, il y en avait donc autant de tout l’océan ? Ouvrant lui-même la portière avec une sorte d'autorité princière, il manifesta l’intention d’aller examiner cela de plus près. Juste ciel ! Surgi tel un diable de sa boite des colonnades d’une parfumerie hors taxes à l’enseigne Givenchy, un Rambo 14 mains crispées sur la gâchette d’une Kalachnikov qui ne demandait qu’à commettre une erreur pour partir en rafales lui intima l’ordre de mettre les bouts :
- Dernière sommation. T’as rien à foutre ici, vieux fossile. Y sont pas faits pour toi ces beaux navires !
Partie spéciale du territoire ou pas, certains principes restaient les mêmes… Deux hectomètres d’autres boutiques d’un luxe tout aussi inqualifiable plus tard, la longue Lada dut s’y reprendre par trois fois pour s’inscrire dans l’axe d’une piscine ronde et vide au centre de laquelle trônait une Aruga de béton, il lui manquait la queue. L’entrée principale du fameux hôtel Triton était située juste derrière le noble animal.
Café crème sous sa livrée rouge et or, un gorille high-tech boutonné d’amabilité sur commande attendait le pourboire avec le client qui va autour. Une Lada officielle, cela signifie un peso au mieux. Enfin bon, il faut tout accepter. De là à ouvrir la portière… Non, non ! Ce privilégié manifestement secondaire dispose d’un esclave habilité pour ce genre de basse besogne. Un bon gros négociant international en quête de filles, là cela vaut la peine de se magner le cul ! On voit bien que sa Majesté manipule l’idéal. Il a besoin de fric, cette Marina sélectionne de moins en moins sa clientèle. L’appétit aiguisé par l’aspect robe de chambre du bonhomme, le papy en qui s’était fait jour l’envie assez imbécile d’entrer, comme on dit par la grande porte, voulut profiter à sa manière de la soirée qui s’annonçait. Aussi faussement crédule que le Roi lorsqu'il tient à vous faire prendre conscience de l'inverse, il abaissa la fenêtre arrière avec une méticulosité d’horloger, puis prit plaisir, bien trop plaisir à toiser le catcheur poids lourd comme s’il allait le mutiler lentement. L’antagonisme porté à son comble, il l’apostropha d’une voix étrangement suave :
- Alors quoi, tu m'ouvres la portière, larbin ? Et n’oublie pas mon bagage, hein !
Et de deux. Le vieux Ciencaminos en avait déjà marre avant de la commencer, cette sacrée soirée. Discrètement surveillé par trois petites fouines tapies derrière l’encoignure du magasin officiel de tabacs Cohiba, notre ci-devant guignol et son petit panier tressé tranchaient de manière plus nette encore que le Général en grand uniforme qui réclamait à cor et à cris son sac de golf au milieu d’un hall bondé de touristes bardés de valises. Égaré dans ce ghetto à double fond, il foulait paisiblement le tapis rouge en attendant que son estafette trouve à garer la Lada.
- Maintenant tu te barres, gùsano. Cette charrette à bras dépare le parking officiel » lui avait aboyé le cerbère intolérablement ravi d’avoir à rééquilibrer mentalités et préséances. Revenu muni de sa volée de documents pour tout nuancier, Luis remonta la file entière d’honorables visiteurs comme s'il y avait là préjugé à corriger. Monomaniaque pour la bonne cause, la sienne, il s’accapara la totale exclusivité de la plus jolie des trois réceptionnistes qu’il réussit à apitoyer en moins de deux. D’une efficacité hors pair en matière de passe-droits et autres mises en avant du même toutim, tactique dont il avait appris qu’en d’autres lieux elle s’appelait efficience, il revint à sa cible première en agitant d'un air triomphal une clé de chambre sans le valet qui va autour, celui-ci ayant jaugé d’un coup d’œil qu’il n’y avait pas un quarter à espérer de ces deux miteux. Surtout ce vieux clodo accroché à l’anse de son panier, a-ton idée de laisser entrer un pobrecito pareil dans un endroit aussi classe ? Et le chef des petites fouines d’en arriver à une conclusion similaire : - Anormale cette situation, tout à fait anormale. Ces guajiros n’ont pas d’accompagnateurs. Prêts pour la castagne douce, les gars ? C’est le moment, allons-y ! »
- Vous deux, vos documents d’accréditation s’il vous plaît…
- Encore ?
- Il ne me semble pas t’avoir habilité au moindre commentaire, espèce d’immature. Tu te trouves face au Colonel Sanabria vice-directeur de la Sécurité, en mission spéciale qui plus est. Respecte la hiérarchie, gùsano. J’en ai fait fusiller pour moins que cela. Vos documents d’accréditation, ai-je dit. Et je ne le répèterai pas deux fois !
- Compadre, des documents, j’en ai au moins une dizaine. Lequel veux-tu ?
- Les documents, cela veut dire - tous les documents. Et ton compadre, tu te le gardes, nous ne sommes pas dans une unité récréative ici. Ça non plus, je ne te le répèterai pas deux fois…
Décodé net, Luis s'exécuta pour la troisième fois, il regrettait de plus en plus de s'être porté volontaire pour cette mission. Le Colonel récréatif trouva immédiatement le papier qu’il cherchait. Indémontable dès qu'il s’agissait de fourbir ses armes, il se fendit d’un épatant sourire de circonstance :
- Vous voyez ! Il me semblait bien avec vos têtes, surtout l’autre là… Vous ne savez pas lire ? B14, à votre avis cela veut dire quoi ?
- B14 ? Qu’est-ce que je sais moi !
- Ça veut dire que vous n’êtes pas à votre place ici, tout simplement. Mais cela, je l’avais déjà remarqué.
- A quoi ?
- Peu importe, à chacun son métier. La réceptionniste ne vous a pas expliqué ? Ce n’est pas tout d’avoir une clé, encore faut-il savoir quelle porte elle ouvre.
- Elle ne m’a rien dit. Je pense qu’elle est surchargée de travail, elle ne doit pas être habituée.
- Tu sais ce que coûte une chambre ici ? Au cinquième, la facture tourne déjà aux alentours de trois cents dollars la nuit. Comme l'ascenseur ne monte pas jusque-là, les caméristes le surnomment l’étage du pauvre. Au second, elle passe à neuf cents malgré les bruits de la discothèque. Et j’te parle pas des suites, il y a de la moquette partout. Tu n'imagines pas toutes les étrangetés qui s’y passent, cela pue le fauve mais on parfume à hautes doses. Elles sont toutes occupées vu l’importance de l’évènement… !
Aussi peu au faîte qu’un bête duplicata, le vieux se demanda quel événement important se préparait ici, mais garda sa réflexion pour lui en vue d’éviter un nouveau contrôle. Laissons Luis se dépêtrer avec ce cafard, il a les mêmes yeux fous que le Jaqueton.
- B14, cela veut dire B14. Arrête d’adopter une attitude suspecte. Encore une chose que je ne te répèterai pas deux fois !
- Suspecte ?
- Oui, et deux fois plutôt qu’une. Toi, ça va encore avec ton macaron du Parti. Mais ce vieux accroché à son panier… Enfin bon ! B14 ce n’est pas ici, l’hôtel est entièrement réservé aux délégations étrangères, c’est pour cela qu’on fout les touristes dehors. Absurdistan est un pays qui sait recevoir ses amis. Cela fait deux fois que j’te le dis : vous, c’est B14 !
- C’est où alors ? Au troisième sous-sol ?
- On voit bien que t’es complètement étranger au luxe, toi. Ma parole, comment as-tu atterri ici, guajiro ? Mon instinct me dit que tu pourrais bien être déviationniste. Et deux fois plutôt qu'une, mmh ?
- Par saint Maxime, comment crois-tu que j’occuperai une telle fonction ? A mon tour de trouver ton attitude suspecte. Alors, où se trouve ce B14 ? Crois-tu que je n’ai que ça à faire ? Je suis l’estafette privée du lieutenant Alcaida. Il a quand même droit à certains égards Alcaida, non ?
- Alcaida, t’as bien dit Alcaida ? Voilà ce qui devait être mentionné sur tes documents, tête de nœud ! Tu m’en as montré une flopée et pas un seul n’est écrit de sa main.
- Oh, oh, oh ! Dans quel kolkhoze as-tu été alphabétisé, toi ? Regarde ce tas de papelards, y’en a des tonnes plus les cachets. Impossible de faire trois pas sans qu’un zig en uniforme exige de les examiner et ils sont tous à en-tête de la Chambre de Commerce maritime.
- Ta Chambre de Commerce maritime, je m’en contrefous comme de la période pré-prolotarienne. Mais un mot d’Alcaida ouvre les portes du temple. T’aurais pu commencer par là au lieu de me faire perdre mon temps, ça aussi je ne le répèterai pas deux fois. La nature t'a sûrement donné les moyens de comprendre les choses simples, n’est-ce pas camarade ? T’as bien vu qu’il y a trois chenaux dans cette Marina, non ?
- Ah oui ! coupa le vieux. Même qu’on m'a refusé d’aller voir les bateaux, c’est plein de flics en uniforme noir là-bas. Si y’a plus de place, je préfère rentrer à Cojimar, moi.
- Non, corrigea Luis. Alcaida a dit en garde à vue …euh à l’hôtel. C’est écrit noir sur blanc sur les documents, il te le confirmera lui-même
En désespoir de cause, le vice-directeur de la Sécurité eut un geste à maints égards de civilisation sauvage. Ce couple de l’année était sur le point de se chamailler, on ne confond pas hall de réception et salle des pas perdus. Déjà certains touristes intrigués par le confondant du manège se retournaient dans une orgie de rires. Restent les expédients, la consigne de silence par exemple :
- Arrêtez-moi ce ramdam. Je vais vous y faire conduire. B cela veut dire l’allée B, et 14 veut dire le septième immeuble côté droit. Cela fait maintenant deux fois que je te le dis, c’est tout simple.
- Pourquoi le septième du côté droit ? Le 14, c’est pas le quatorzième ?
- Tu te fous de moi ? Tout chenal comportant par définition deux rives, les pairs se situent à droite et les impairs à gauche, tout le monde sait cela. Ainsi le 1 qui est impair est toujours à gauche, c’est le bon Maxime qui a exigé cela. On ne le répètera jamais assez. Il s’occupe toujours des détails importants, le Roi!
- A gauche de quoi ? On ne va jamais s’y retrouver...
- Bin, tiens ! Pourquoi croyez-vous que j’ai décidé de vous faire accompagner ? B14, c'est le dernier immeuble avant le débarcadère. Confiez-moi vos bagages pour la fouille, l’hôtel est en état d’alerte maximale. Et je ne le répèterai pas deux fois ! » brailla-t-il en braquant un regard d’humanité amène sur ce vieux minable recroquevillé sur son panier, comme s’il était bourré de victuailles pour le mois qui vient.
- Ma-xi-male » confirma ingénument Pépère qui, joignant le geste à la parole, le tendit grand ouvert sous le nez du gradé.
Avec un sourire, un de ces sourires à vous crever les yeux... Bravache, le malveillant réprima le geste d’agacement prévu. Lui, colonel Sanabria des forces spéciales à sa Majesté se laisser manœuvrer comme une vulgaire recrue ? Allons donc, c’est qu’il connaissait ce genre de teigneux. Neuf fois sur dix dans leur tort, ils se font toujours le malin plaisir de provoquer l’autorité les rares fois où ils ont la loi, n’allons pas dire le droit pour eux. Rien à branler de ce petit vioque qu’il aurait bien fait jeter dehors. C’est un insoumis, cela se voyait au premier coup d’œil. Mais il y avait une flopée de papiers officiels autour de son cas et personne ne devient responsable de la sécurité par hasard. Cette charge, outre qu’elle requiert vocation, demande un sens aigu des responsabilités, de faire preuve d’éminence dans le rentre-dedans et d'être toujours en état de rendre la pareille à l’appareil. C’est que le danger peut venir de ceux qu’on surveille, comme de ceux qui vous épient. L’impitoyable surveillance au service de la Nation. Dans l’absolu, le pays n’a conservé qu’un seul héros vivant et lui, tout le regarde, tout ! D'où l'évidence plombée - et deux fois plutôt qu'une - dans sa tête, la sécurité du colonel Sanabria, c’était d'abord la sienne. La sienne plus la gestion d’une infinité de petits travers émotionnels, ceci sans trop penser à mal. En termes purement techniques, il lui était superflu de remettre ce vieux prolotaire imbécile à sa place. Mais la gloriole faisait partie de ses codes. Il lui fallait le dominer de haut tout en le privant du plaisir de le contrôler pour rien, vraiment pour rien :
- Non mais, crois-tu avoir affaire à un sous-fifre, p’tit vieux ? Mon sixième sens m’a déjà dit que si on te tolère ici, c’est justement parce que tes papiers sont en ordre. Alors ton bête panier, hein ! L’hospitalité, c’est bien parce que les documents d’Alcaida l’exigent. Mais t’es pas du genre maison. On va te tenir à l’œil ... et je ne le répèterai pas deux fois !
A bout d'arguments, le Colonel résolument répétitif rameuta trois humanoïdes armés qui se positionnèrent de part et d’autre des deux hommes, le dernier bien en recul selon la technique enseignée à l’école spéciale de combat. En avant ...marche ! Aiguisé par le souvenir de l'intangible cérémonial du camp, le vieux imprima à sa façon le rythme de la promenade. L’esclavagisme de substitution impliquant que c’était à lui d’agencer le tempo, il se mit à clopiner du genou dès que se profilait un de ces superbes yachts des temps modernes si bizarrement en quarantaine derrière une volée de villas modèle unique qui ressemblaient à de grandes marches d’escabeau. Arrivé au bout de la série, une formation d’une dizaine de malabars frôlant les deux mètres se leva un pour tous, tous pour le Roi, dans un cliquetis de métal assourdi d’un fond bottes de cuir.
- Colonel Sanabria, chef de la Sécurité. Par saint Ché… rrrrepos !
Le collectif puissance mille frémit avant de revenir au comportement compact de requins-tigre prêts à bondir. Ces squales recevaient-ils de la viande tous les jours ?
- Voilà, B14 c’est ici, voiturier de mes deux ! Confie ton paquet de documents au chef de poste. Surtout celui signé de la main d’Alcaida. J’parie que tu ne savais même pas qu’il y en avait un…
- Encore ! Cela ne fait jamais que la quatrième fois, non ? Z’avez vraiment rien d’autre à faire ?
- Oui, encore ! Un absurdisté sans papiers n’existe pas, ou il est soit en taule, soit disparu, il n’y a pas d’autre alternative. Voici le sergent Tarentulla, j’vous prie de croire qu’il dorlote mieux que personne. Vous ne serez autorisés à quitter ce blockhaus que moyennant son accord et toujours accompagnés. Surtout toi vieux pachakrout, toujours accompagné ! Vous aurez à lui expliquer où vous avez l'intention de vous rendre et ce que vous comptez y faire. Jusqu’au moindre détail, cela va sans dire. Vous êtes des invités de catégorie spéciale, c’est bien indiqué sur les documents. - Quels documents ?
- Les vôtres, tiens ! Cela fait au moins dix fois que je vous le répète.
Le sergent Tarentulla sortit de sa poche revolver une carte magnétique qui avait tout de la pièce à conviction. D'une voix étrangement filtrée par la moustache en brosse qui lui débordait du nez, il exigea de Luis la clé à barillet dégotée au nez et à la barbe de l'agglomérat de touristes en partance. Prérogatif à souhait, il composa un long numéro de code, comme s'il s'apprêtait à rentrer de plein gré dans l’incertain. Une seconde plus tard, un sas tournant s’ouvrait dans un grand appel d’air :
- Haute sécurité. Jamais t’y serais arrivé tout seul, pas vrai camarade ? Plus sûr qu’une porte de prison, hein ? Allez, c’est par-là… Quand je pense que - moi et mes hommes, allons devoir rester de faction toute la nuit pour contrôler si vous dormez bien. Y’en a, j’vous jure. Allez, grimpez à l'étage et que je ne vous vois plus !
A deux pas du bonheur et du cabaret, Luis n’avait plus qu’un seul souci sur lequel reposaient toutes ses combinaisons, c’était la chambre. Cojonès, son animalité lui dégringola en bloc sur la tête ! Lui qui avait tant rêvé de longues traversées sur traversin et tutti quanti, il eut le profond désappointement de constater qu’elle était à deux lits et non double comme l’avait prétendu Alcaida. Mais bon, pour le même prix ce bunker en bout de piste eut pu être un dortoir spartiate ou pire, une mansarde annexe hâtivement meublée de deux lits de camp. Estafette royale depuis plus d’une décennie, il se voyait mal passer la nuit en compagnie de ce vieux fromager, mais comprit également que les filles venaient de lui filer sous le nez. Aucune ne serait dupe quant au pouvoir supposé d’indigènes exilés si loin dans les villas à trois sous.
- Que fait-on maintenant, dormir ? » interrogea le papy qui, poursuivant sa démarche d’intégration, jeta son panier sur de beaux draps de lit nacrés aussitôt incrustés d’un reliquat de poussière rougeâtre venue en droite ligne de Cojimar.
- Non, non, vieil homme. Tu es l’invité spécial du lieutenant Alcaida, nous avons l’autorisation d’aller manger au restaurant.
- Ah bon ! T'as les tickets de cantine ?
- T’es sourd ou quoi ? Pas une cantine, j’ai dit un restaurant ! Jamais tu n’auras mangé si cher de toute ta vie. Et j’te parle pas du vin. Du vin aux raisins hein, pas celui d’oranges. On le bourre de glaçons. Surtout le Bourgogne, plus il goûte le bouchon, plus les touristes en boivent. Faut voir les tralalas auxquels ils se livrent avant de se l’envoyer derrière la cravate. Même Alcaida dit que c’est le meilleur du monde !
En carême forcé depuis plus d’un demi-siècle, Ernesto n’avait avalé que deux biscuits vitaminés de la journée et son estomac lui remuait les talons. A la façon dont Luis venait d’aborder le futur immédiat, il se dit qu'il trouverait bien dans cette mangeoire de quoi se taper un bon coup de gnôle histoire de calmer ses émotions et, de fil en aiguille, que la bouffe donnée en pâture aux gentils touristes devait être plus protéinique que celle servie aux troupes des ministères :
- D’accord ! Allons voir cette cantine, ne fut-ce que par curiosité…
Au seul attrait d’une tambouille de riches à laquelle il s’était de longue date promis de faire un sort, notre estafette l’entraina sans demander son reste chez le chef de poste qui, attitude à prendre pour ce qu’elle était, les fit longuement patienter avant d’enclencher le mécanisme d’ouverture du sas de service :
- Je te l’avais dit, hein ? Une vraie prison. Forcément qu'il est plus difficile d’en sortir que d’y entrer
Ayant parfaitement mesuré le prestige dont son cachottier de patron jouissait en ces lieux, Luis était plus que jamais décidé à faire respecter ce fameux droit d’aller dîner au restaurant avant le couvre-feu :
- Ouais, c’est écrit au moins sur trois papiers. Ton Colonel te l’a dit, y’a pas à le lire deux fois ! » rétorquat-il d’un sourire charmé.
Après un conciliabule téléphonique où son grade eut vite le dessous, le sergent Tarentulla acquiesça en les envoyant paître d’un maître salut militaire qui en d’autres lieux eut fait grande impression. Sans trahir son fond de pensée, il encaissait mal de voir ce bodyguard à la con s’envoyer la meilleure nourriture du monde comme si c’était un droit, alors qu’il n'était même pas garde du corps de catégorie spéciale. Appelés d’un regard à interrompre sur le champ la carrière la plus prometteuse, deux charlots drivés façon mission suborbitale sans espoir de retour se chargèrent de les tenir full time à la culotte, point. Discrétion oblige, ils eurent la politesse, le devoir moral et l’ordre formel de patienter à l’extérieur, non sans avoir d’abord demandé au portier s’il n’y avait pas d’autre issue. Comme si les touristes avaient la moindre chance de s’échapper sans payer !
Un maître d’hôtel d’une discrétion de danseuse-étoile sortit des coulisses pour prendre le relais. A force d’entrechats, en marche arrière s’il vous plaît ! le marabout mi bossu, mi replet procéda tel un bonimenteur de fête foraine à la présentation haute en couleurs d’une table ovale nappée de dentelle blanche en utilisant sa serviette de service avec l’agilité cambrée d’un toréador exécutant une passe à faire hurler les aficionados. Impréparé à un tel choc, le pépère qui en avait pourtant déjà vu pas mal sur la journée faillit tomber à la renverse. Non du fait des mouvements imprimés à la muleta qu’il faisait tout pour éviter, mais par ce qu’il venait de découvrir. Il y avait au moins dix verres sur pied, vingt écuelles en porcelaine et trente couverts de métal brillant sur cette table. Ahurissant, le concept modernité lui parut avoir pris trente …pardon, soixante ans en deux secondes ! Une vingtaine de boys en tenue de soirée étaient alignés à épier le moindre désir de l’honorable clientèle. Sous-fifres inutiles et payés pour l’être, l’essaim contemplait le luxe comme un reproche sans oser prendre le parti d’intervenir, son unique fonction consistant à faire diversion lors de la présentation fatidique de l’addition par leur responsable, comme si le rapport qualité-prix était une invention capitaliste n’ayant pas cours sur le territoire national. Absurdistan ne vous servant que le meilleur, rien que le savoir n’a déjà pas de prix. Et à ce prix-là, peu de chance que le client s’abaisse à vérifier la note, il aurait tôt fait d’être considéré comme un nouveau riche. Parfait de maniérisme échevelé sauf au niveau des cartes de crédit pour lesquelles il n’avait pas encore trouvé la faille, le Chef de salle qui s’était en son temps fendu de deux mille dollars pour arracher ce poste envié n’avait pas son pareil pour présenter la même addition à deux tables. Un ballet aux séquences rôdées avec de grands gestes criants de vérité, singés sur ceux dont nous honore sa Majesté lorsqu’il nous clôture les comptes d’une mesure sociale qui eut mille fois dû s'avérer bénéficiaire. Et si par hasard le client se montrait aussi méfiant que lui mais cette fois lorsqu’il s’agit de douiller, l’ultime entourloupe consistait à lui déballer toute la salade des excuses désolées pour s’être trompé, cela arrive à tout le monde. Dans les cas limites mais jamais deux fois sur la même soirée, il parvenait même à s’essuyer les yeux sur les pans de son frac afin que l’honorable visiteur ne lui tienne pas rigueur de la tragique erreur. Si le chef comptable ou l'administrateur-délégué venaient à être mis au courant, ils la prendraient pour une malversation et une famille entière - de race blanche encore bien ! se retrouverait irrémédiablement condamnée à la misère. Plus de mise en scène à tourner. Plus un radis à se mettre sous la dent pour une simple erreur, une monstrueuse erreur comme il ne s’en produit jamais en Absurdistan, le pays le plus honnête du monde ! Il était encore un peu tôt pour l’affrontement idéologique de plain-pied, mais l’agitation crescendo promettait une soirée fructueuse. Pour se faire la main, s’échauffer dirait-on d’athlètes de compétition, le prestidigitateur mégalomane s’occupait à grands gestes passe-passe d’un couple d’étrangers en pleine lune de miel dînant aux chandelles, sous les yeux tristes d’une pianiste de concert qui entamait pour la troisième fois Yesterday sur une tonalité différente pour s’exercer puisque personne ne l’écoutait. Et les vingt boys en formation permanente de regarder le maître aigrefin agir, tous à rêver d’avoir l’opportunité de les piquer un jour ces deux mille dollars, ou ne fut-ce que le tiers pour être chef lorsque le Chef était en congé. Le pied dans l’étrier, une demi-place assurée, de la motivation à tous crins. Quoi de plus reposant que le social, camarades ? Il suffit d’être nommé, après il n’y a plus rien à faire… Tombé sous le charme d’une musique pour une fois non destructive, le vieux qui avait déjà vaguement le refrain en tête demanda à Luis si le règlement permettait de changer de table. Il n’avait jamais vu de piano à queue et aimait d’instinct cette harmonie de sons prolongée à l’infini par cette immense caverne juste un peu froide à cause de l’excès de climatisation, rien n’est parfait en ce bas monde. La réponse du gentil accompagnateur fut instantanée, c’était non ! Un frelon, sûrement de catégorie intermédiaire car il portait gants blancs et nœud pap’, présenta une luxueuse carte sous farde de cuir d’un geste à vous ébouillanter deux langoustes pour le prix d’une. En proie au doute malgré les costumes d’époque, le papy n'en crut pas ses yeux, il existait donc des cantines en état de proposer plus de deux menus, celui pour les chefs et celui pour les autres ?
- T’as vu la photo ? On dirait du steak de bœuf… Ça alors, je pensais qu’il était réservé à l’exportation !
L’envie d’y goûter ne l’effleura pas, Ernesto se méfiait des goûts nouveaux.
- Même retournés sur le grill » ajouta-t-il-de la manière la plus saisie qui soit.
Persuadé à l’odeur que ce vieux fils de pute venait de délacer ses godillots sous la nappe, Luis précisa comme s’il s’apprêtait à lui donner une claque qu’il avait droit à deux spécialités, une dans la colonne de gauche et une autre dans celle de droite :
- Dans les hôtels chics, on appelle cela une entrée et un plat consistant. Si tu ne fais pas trop de crasse, après tu recevras deux boules de glace à la vraie vanille, un petit sablé et peut-être même du café !
Tenaillé par une petite voix fond de gousset qui lui susurrait que cette mangeaille de libre-service était hors de prix, le vioque finit par porter son choix, puisqu'il fallait bien en faire un, sur une soupe au fromage au souvenir de celle que préparait sa maman du temps où il y avait du fromage à l’étal des marchés. En revanche, il refusa avec dégoût la langouste « spécialité maison » que tentait de lui fourguer le garçon de salle qui ne se gênait pas de taper du pied en attendant son bon vouloir. Au bout du compte, il opta pour le carré de porc braisé aux lardons avec accompagnement de riz aux haricots, c’était bon ainsi.
- Quarante dollars pour cela ! Et c’est Alcaida le cochon de payant ? Tu ne me la feras pas avaler, Luis. Tu te fous de moi, c’est sûrement quarante pesos. Regarde, c’est un restaurant de luxe !
- Ces messieurs désirent un apéritif ? » interrompit le gnome auquel ne manquait qu’un képi.
- Ah oui…Une bouteille de rhum !
- Monsieur, nous ne servons pas de bouteilles, uniquement des cocktails.
- Des cocktails ?
- Oui, Monsieur. Tous à base de rhum. Notre maison s’enorgueillit d'en proposer quarante différents, un de plus que la Bodeguida. Notre barman n’a du reste que cela à faire !
- Et du rhum rien qu’au rhum, c’est pas un cocktail ?
- Ce serait une hérésie pour un endroit de cette classe, Monsieur ! Notre estimée clientèle mérite la crème de la crème, les cocktails les plus élaborés du monde. Je ne les connais pas tous moi-même, mais je peux vous expliquer.
- Pas la peine, invente-en un nouveau. Du rhum rien qu’au rhum, vous avez bien cela en réserve, non ? Une suggestion, tiens. Apporte-moi un citron vert, si t’en trouves. Deux demis, c’est bon aussi…
- Nos citrons sont déjà tranchés en rondelles selon les consignes du camarade Directeur, Monsieur ! Ils servent à enjoliver l’amas de glaçons de nos cocktails les plus chers et givrer les verres que notre bienaimée clientèle aura le plaisir de se jeter derrière la cravate. Vos exigences remettent en cause l’organigramme interne de l’établissement, je vais voir ce que je peux faire
Décodé net par cette notion étrange qu’est la bienséance, Papito réussit à garder son calme mais il était à un poil de péter les plombs. Ce compartisme bonjour tristesse reviendrait donc à compliquer les choses simples ? A moins qu’il ne simplifie que les choses compliquées ? L’entièreté de son système de valeurs s’en trouvait inversé. Ne pas avoir du rhum rien qu’avec du rhum, où c’est qu’on va là ? Dans une cantine de cette classe, encore bien ! - Et Alcaida, quand c’est qu’y vient ?
- En milieu de soirée, a-t-il dit. A l'heure qu'il est, il participe à la grande java de soutien au peuple yamabite persécuté par la démocratie. T’aurais dû voir le reportage télé diffusé hier. C’est fou ce que ces crapules d'impérialistes lui font endurer, ils posent des bombes partout. Mais y’a pas à se tracasser, pour rien au monde il ne louperait la pêche. Demain, c’est le championnat. Y prétend même qu’avec toi, il va faire sauter la banque.
- Ah ! Un championnat de quoi ?
- D’où sors-tu, vieil homme ? C’est le concours Hemingway, le trophée à l’Aruga le plus prisé au monde et Alcaida tient absolument à remporter la Coupe du Grand Commandeur qu’il a dit.
- Un trophée pour commandeurs d’Arugas ? Pourquoi ne m’a-t-on jamais proposé d’y participer, je les aurais gagné tous. Bordel de Saint Ché, ton boss aurait pu me prévenir, j’aurais pris mes câbles !
- Arrête de proférer des insanités, pépère. Tout est prévu. Ici, on prévoit toujours tout. C’est plus tard que cela coince et personne n’est jamais fichu d’expliquer pourquoi. Demain, on monte à bord du yacht. Enfin, Alcaida et toi. Moi, j’vais devoir rester de faction sur le parking pour surveiller la Lada. - Ta Lada, elle ne s’envolera pas toute seule. Moi, c’est ton histoire d’Arugas qui m’intrigue. Pourquoi que Maxime n’en a jamais touché mot dans la Granma ? Emilio m’aurait prévenu et j’aurais fait affaire avec Alcaida pour qu’il aligne les coupes dans son bureau. Si c’est un bon yacht, on va sûrement gagner. N’empêche, il aurait pu me prévenir plus tôt, ton Lieutenant !
Imperturbabilité longue et décisive. Trois nouvelles tables en cours d’occupation, un chef de salle de plus en plus câlin et toujours pas de comida en vue. Ernesto qui avait compris qu’il fallait faire tinter la clochette pour attiser le service en profita pour réclamer par deux fois ce fameux cocktail de rhum au rhum, le quarante et unième et dernier de la maison, une création de ce jour :
- Et vous n’avez toujours pas de citron ?
- On cherche, Monsieur. On cherche ! Goûtez plutôt au No Pasaran. Un avant-goût de Paradis, dit-on. Le Fruta Bomba peut-être ? La douceur même. Un Pinà Collada ? Les dames en deviennent toutes choses… Un Cuba Libre pour changer ? Il est actuellement en promotion, c’est ce que nous avons de plus torché. Un Margarita, alors ? Entre nous, c’est plus classique vous savez !
Tout vient à point à qui sait attendre. Le petit personnel s’y mit à six pour couvrir la table d’un monceau de cassolettes, comme s’il était sous menace directe de se faire retirer son étoile dans le guide Maxime. Présentée dans un bol d’argent ciselé, la soupe au fromage du vieux était froide et figée, il y en avait tout au plus pour six cuillerées à l’arrière-goût de pizza. Resté de faction à ses côtés, le frelon à nœud pap’ chargé de sa défense la lui arracha quasi des mains avant qu’il ait pu en racler le fond. Après s’être essuyé les doigts à même sa serviette comme s'il venait d’entrer en contact avec quelque chose de sale, c’est tout en déférence étudiée qu’il sortit le plat dit consistant d'une espèce de pondeuse à couvercle, comme s’il s’agissait d’une curiosité scientifique. Là, Pépère se mit à tiquer un peu beaucoup ! Heureusement qu’il ne devait pas y aller de sa poche sinon il aurait manifesté son profond mécontentement. Non seulement le riz était froid et les haricots n’atteignaient pas la dizaine, mais le carré de porc lardé aurait tenu dans un mouchoir plié en huit. Quarante dollars, à Cojimar on achète un petit cochon sur pied à ce prix-là. Fallait encore le tuer, soit ! Mais cela n’explique pas tout. Dans cet hôtel, équipés comme ils le sont, cela doit se passer derrière, hors de la vue des touristes sans doute. A moins que ce ne soit le client qu’on achève ? Il n’est pas roi le client, un Roi on en a déjà un, il ne tolérera jamais que quelqu’un veuille lui piquer la place ! Après un discret coup d’œil à sa montre, Luis qui s’était bâfré sans mot dire décréta qu’il était temps d’arrêter la séance. Tant pis pour le dessert, le vioque commençait à bailler comme un fonctionnaire en fin de service et son boss allait rappliquer sous peu. La déception de la chambre ravalée, tout baignait dans l'huile sauf au niveau du moteur de la Lada dont il se foutait complètement puisque ce n’était pas la sienne. Après ce traitement protéinique, le vioque dormira aux anges. Cric-crac comme il l'est dans les situations caramel et cætera, il trouvera bien le moyen d’arracher à Alcaida le droit de lui servir de garde de corps dans les coulisses de ce cabaret luciférien. Avant de regagner l’aire de repos B14, le vieil Ernesto dont la caboche commençait à faire la fête aux cocktails crut bon rappeler le croque-mort en queue de pie :
- Puisque c'est le compartisme qui prend la note en charge, tu me trouveras bien une demi-bouteille de cocktail de rhum au rhum avant d’aller dormir. Pour le citron, je peux vous dépanner. J’en ai deux dans mon panier !
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CHAPITRE 14
Pathologie normale pour un rebelle top niveau, le Lieutenant Alcaida fit irruption peu avant vingt-trois heures. Tout en suppositions et conjonctures sous son ample chasuble hawaïenne, il avait la dégaine bebop d’un grand Vizir obsédé par l’idée fixe de devenir Calife islamiste à la place du Calife islamique. Avant même l’entame de son sempiternel jeu de massacre, il fut frappé par l’odeur sauvage traînant en ces lieux :
- Vieux pirate, t’aurais pu en profiter pour prendre un bain, il y a des briquettes de savon à profusion. C’est un hôtel de luxe ici. Tu peux les prendre, c’est gratuit !
- Tout ce qui traînait comme savon, je l’ai déjà piqué. Il sent la cocotte que c’en est écœurant, mais si tu sais m’en faucher d’autres cela fera plaisir à Martha. Y'a trop de manettes dans ton cagibi. Je ne m’y retrouve pas, on dirait un sous-marin. Et l’eau chaude qui gicle, ça fait tout drôle. Coulé dans la mer le long du rivage, là c’est bon contre les rhumatismes… Dis, t'es un petit cachottier ! Luis m’a touché un mot de ton histoire d’Arugas. C’est vrai que demain j’vais devoir pêcher un trophée pour toi ?
- Comme tu y vas, toi. La victoire hasta siempre, c’est un dogme. Encore faudra-t-il me la concrétiser, pépère ! Cette Marina est une zone spéciale. Tout y est minuté, ce n’est pas comme au pays. Le concours en lui-même démarrera après la seconde prière au Roi et nous serons les avant-derniers compétiteurs de la deuxième série. Les hasards du tirage au sort. Ce détail m’a coûté vingt mille dollars, mais il nous donnera l’avantage de connaître les résultats de la quasi-totalité de nos adversaires. Vingt mille verdes et trois gamines pour arranger un simple tirage au sort, ces organisateurs n’ont vraiment aucune morale. Mais on s'éloigne, l’important n'est pas là. Tu vas me la faire gagner cette Coupe, hein ?
- Oui, mais j’ai pas mon leurre !
- Tss, tss, on ne minimise pas le grand Alcaida, jamais. Je me suis souvenu de tout… le sac de riz du Vietnam, le brouet de sardines où il macère depuis hier et même les petits poissons que tu mets dedans. Des Boniatos, je crois ?
- Non, des Lisas ! « se rappela le vieux qui avait failli lâcher des Ajugones, tout en se souvenant ne pas lui avoir parlé des yeux d’Imperador. Jamais ce mariole ne saura pour les Chicharros argentés.
- Voilà, j’explique. Mais c’est bien parce que c’est toi, hein ! En fait, ma seule option c’est vaincre ! Vaincre et écraser nos ennemis, c’est là le plus important. La compétition se jouera entre trente-huit bateaux étrangers, celui de Fidelio et le nôtre. Autant dire que le prestige de la Patrie est en jeu. Et tout mon édifice repose sur tes connaissances, mon coco. Sinon, ton autorisation d’écumer la baie …tu vois à quoi je fais allusion, corsaire ?
Le vieux entrevit l’œil du Judas. Ce petit révolutionnaire d‘opérette avait beau se complaire au top du machiavélisme crasse, le dédain qu’il mettait à torcher les images le touchait autant qu’un appel éruptif à la Nation de sa Majesté. La meilleure réponse consistait à ne pas en donner. La cavalcade reprit avec une pointe de golpe inattendue :
- La majorité des concurrents sont des milliardaires ricains ou canadiens, de grands amis de la Nation pour la plupart. Trois autres sont également venus du Brésil. Où vont-ils chercher l’argent ? Dans les favelas de Rio, peut-être ? Quels oppresseurs ! Escobar le colombien s’est désisté en dernière minute, un tuyau glissé au FBI a permis de faire arraisonner son yacht dans les eaux internationales. On se rend parfois certains services …rapport au statu quo, tu comprends ? Et puis nous n’avions guère le choix, le bateau de Fidelio n’était que première réserve. Mais notre grand leader a des relations partout et il sait faire de ces coups ! Te rends-tu compte ? Toi le pobrecito, tu vas affronter les plus beaux bateaux de pêche sportive du monde. Y’a même un Émir qui a fait le voyage depuis Dubaï avec un Magnum 70 modèle Sedan dans les soutes de son A380 personnel. Deux fois 1140 chevaux, moteur 16 V 92. Un monstre, il a bien failli rester à l’aéroport, nous ne disposons pas de camion capable de le transporter jusqu’ici. Et soyons francs, creuser un canal en un temps si bref relevait de l’utopie. Mais nous avons le mérite d’y avoir pensé, non ? Finalement, c’est encore une fois le Roi qui a trouvé la solution en le faisant atterrir à Miami contre la libération de trois terroristes. Rien que trois, ce n’est pas grand-chose !
- C’est quoi un monstre Magnum 70 ?
- On voit bien d’où tu sors, toi. Ce bateau va de Santiago à la côte colombienne et retour sur un jour. Les radars ont à peine les moyens de le suivre, tu comprends maintenant pour Escobar ? Le frangin du Roi est intéressé par ce joujou. Il prétend le rentabiliser en un seul voyage mais là, je crois qu’il exagère. Y’en a que dix au monde dont un appartenait à Johnny Sarkophone, un vieux rocker français qui fut assez tocard pour se prétendre l’idole des jeunes ! Idole des jeunes, cela frise la mésalliance pour un bolide qui dépasse les cinquante nœuds en vitesse de pointe, non ? Ça te dit, cinquante nœuds ? Plus fort que mon hydroglisseur, hein ! Et ce con d'Émir n’avait pas l’intention de s'en servir pour pêcher, mes services ont vite découvert qu'il projetait d’aller faire un tour du côté de Guantanamo. Mais là il déconne, on a dû lui expliquer. Qu’importe, un simple coup de fil par satellite lui a suffi pour en louer un autre. Et de nouveau à Miami. Un demi-million de dollars par jour, une paille ! Il doit en principe arriver ce soir, encore du travail pour nos services de fouille. Pourquoi s’est-il encombré de ce monstre, alors ? Absurdistan n’organise pas encore de courses d’offshore que je sache ! Prince de sang, tu parles. Il se croit tout permis, il a fait monter une tente dans le grand salon de sa suite et sa garde personnelle a envahi les couloirs. Des mecs enturbannés qui arpentent les communs, sabre à la main, j’te dis pas le ramdam que cela engendre. Et pour couronner le tout, il s’agenouille cinq fois par jour en chantant du rap sur la moquette. Mais bon, a priori il ne donne pas l’air d’être un dangereux propagandiste. N’empêche, ses mœurs sont bizarres. Il picole des jéroboams de champagne à la bouteille et n’arrête pas de fumer des petits blocs de tabac puant qu’il émiette dans un narguilé.
Des tas de petites révolutionnaires masquées rentrent et sortent de sa suite, comme si c’était d’une mosquée. Mmh… qui sait, ceci explique peut-être cela ?
- Alcaida, les mœurs des Émirs ne m’intéressent pas. S’ils ont vraiment tant de flouze, pourquoi qu’y z’en distribuent pas une partie à leurs pauvres ? Dis-moi, notre barque à nous, elle est comment ?
- Notre barque, notre barque… Même Fidelio en crève de jalousie. Lui ne possède qu’un Cayman 30 Fly, du matériel ricain. Du bon mais du ricain, il n’est pas Ministre de l’Industrie pour rien !
- Un caïman, c’est un crocodile. Moi j’te demande comment qu’elle est notre barque.
- Surprise, divine surprise. C’est un yacht chinois flambant neuf payé en souscription par les indigènes tibétains libérés de la superstition. Je ne t’invente pas de bourdes, ils l’ont offert au Roi dans le cadre de divers projets de coopération entre pays victimes du génocide capitaliste.
- Mais tout ce qui est chinois, c’est de la merde !
- Procès d’intention, vieux grigou. Ce bateau n’a rien d’une jonque. Même s’il a été monté à Jiang Hua Marine, c’est sous licence européenne… une garantie. Un formidable Island Gipsy 40, la preuve que le compartisme peut tout si on veut bien l’y aider. Tu t’imagines ? Gagner à bord d’un bateau chinois, assemblé à vingt kilomètres de Hong Kong encore bien. Les oppresseurs impérialistes en attraperont une pneumonie, c’est sûr.
- Si on gagne ! Parce que si ton bateau chinois est aussi fiable que leurs bicyclettes, j’espère que t’as appris à nager, Lieutenant.
- Vieux pirate, toujours le mot pour rire, toi ! Ne sais-tu donc pas que depuis que leur grand timonier Mao Zim Boum a rejoint le saint Ché, le business révolutionnaire fonctionne plein tube ? Liberté minimale et productivité à gogo. Et plus on y va fort, mieux cela marche. Du capitalisme à revers, fallait y penser, non ? Mais je comprends que cela te dépasse, toi qui n’as jamais travaillé qu’à l'ancienne. Tiens, avale ce comprimé de Valium et va te coucher, il me reste quelques détails à régler en privé avec Luis. Et demain, tâche de te lever à l’heure ! T’en auras pour deux heures d'excursion en échange desquelles je n’aurai plus besoin d’entendre parler de toi. Et t’as tout intérêt à avoir de l’inspiration, faut qu’on gagne ! Je te donnerai ce que tu veux, tiens. Que veux-tu si on gagne ?
- Yemana, je ne veux que Yemana !
- T’en as de bonnes, toi. La déesse de la mer, rien que cela… Mais qu’est-ce que t’en ferais, p’tit vieux ? Suis l’exemple de l'Émir de Castel Gandolfo, bordel ! Sérieux, une ou deux petites révolutionnaires, ça ne te dit rien ? Quand on ôte leur masque, elles ne sont pas si vilaines que cela, tu sais !
Ressort du monde, le Roi Soleil court vers le milieu du ciel, contraste désolant avec la situation de lampadaire faite au brave Ernesto réduit depuis l’aube à se ronger les sangs entre quatre murs de béton couverts de cadres en duralumin avec plein de taches de couleur dedans. Cela vous étonne ? Cet hermétisme où il n’était pour rien commençait à faire joujou avec ses nerfs. Une paire de valoches bouclées sous les yeux pour tout bagage, Luis avait déjà avalé quatre aspirines dans une chopine d’eau tiède, décantation psychique sensée le dépêtrer d’un mal de crâne à ne plus savoir où donner de la tête et ce n’était pas cher payé sa nuit de folies ! Arraché au souvenir lancinant d’un magma de créatures enrobées de brume, il voulut régler le mécanisme d’air conditionné en le bloquant sur froid sibérien. Fragilisé par le manque séculaire d’entretien, l'appareil du cru vomit une dose épaisse de fumée blanche, puis se mit à claquer des dents dans un registre proche des borborygmes éructés par le frigo soviétique du vieux. Aléa supplémentaire dû à notre technologie périphérique, il tenta de briser, non la glaceais le mur du silence en ouvrant le caquet de la télé avec une petite boîte noire dont il se servit comme d’un colt braqué sur un gros possédant en passe de se faire délivrer de toutes tentations. Rond de flanc devant l’apparition d’une succession ininterrompue de tueries hachées de pubs vantant tantôt le taux de calcium des pizzas Bonbonsanto, tantôt les mérites vitaminiques de la nourriture équilibrée pour chiens, le pépé se demandait à quel type de magie noire il était confronté. Luis s’étant pour une fois mis à prêcher la bonne parole en s’arrachant les poumons pour faire passer sa première Popular du jour, il l’entendit ensuite commander deux petits déjeuners via un téléphone tout ce qu’il y a de plus normal avec un cornet et un fil. Tenté de refuser tant son estomac craquait aux jointures, il changea d’avis à l’énoncé du menu. Une fricassée d’œufs jambon-tomates, des chiens chauds nappés de haricots rouges, de la confiture aux fraises et du pain, à la farine de blé encore bien, cela paraissait aussi pantagruélique que vrai de vrai. Son doux accompagnateur le lui confirma d’une voix traînante sans vraiment mettre à profit son fugitif avantage :
- J’te le jure sur la tête du Roi. Ce n’est pas une blague, pépé. Tu passes commande par téléphone et le personnel te l’amène sur un plateau. Cela s’appelle du service et ne coûte que vingt dollars par personne. Un breakfast disent ces obèses de Ricains. Y’a même écrit café à volonté, le nôtre évidemment !
Et quarante minutes supplémentaires de se faire la malle comme par désenchantement. Quelle réalité d’appoint traînait dans cette casemate grand-luxe dont l’éclairage indirect le rendait mal à l’aise, si oppressé ? Le coup de bol de sa vie, tu parles ! De l’oppression flagrante. On ne la voit pas, mais elle est bien là et le condamnait à se taper le carton en attendant le bon vouloir d’Alcaida avec le seul espoir imbécile d’un petit déjeuner qui ne se pointait toujours pas malgré vingt dollars à la clé. Par la barbe à Maxime, ce n’était plus tenable. Même Dientuso se serait dérangé en personne ! Assigné à n’être plus que l’ombre de lui-même, Papito eut fait n’importe quoi pour que le rythme de cette journée s’accélère enfin. En révolte ouverte contre une société où son système de valeurs n'avait pas cours, il se sentait à la fois proche du dénouement et dans une situation peu enviable, déficience étalée qui lui pétait la gueule mais ne l’avait pas encore sonné.
L’agitation extérieure prit subitement le pas dans une cacophonie d’ordres aboyés comme s'ils avaient à prévenir d’avance toute objection. Un mélange délire et poigne vite submergé par de lointains bruits de haut-parleurs qui se mirent à égrener en un Anglais nasillard la liste des concurrents :
- One-dos-tres. Uno, two, three, quatro
Vu la kyrielle d'excès dont notre Nation s'avère capable, cela devait représenter une satanée pagaille ! Un instant plus tard, le colonel Sanabria fit irruption avec la mine du sous-chef de rang ravalé au rôle de simple exécutant, une mission infâmante pour lui qui avait toujours entretenu l’ambition de devenir commissaire politique dans une collectivité locale, ces kibboutzim où il fait si bon danser…
- Ernesto Che Ciencaminos, c’est toi n’est-ce pas ?
- Et deux fois plutôt qu’une ! Demande à Luis de te montrer mon carnet d’identité, camarade…
- Ne sois pas exaspérant. Il ne s’agit pas d’un contrôle, c’est Alcaida. Il ne se retient plus, on te réclame d’urgence sur le bateau. Dans le salon en bas qu’il a dit. Et que t’en bouges plus. Non mais, tu le fais exprès ou quoi ? T’as vu comme t’es fringué ? Ma parole, on dirait que tu prends plaisir à montrer que tu sors d’un monde à part. Ôte-moi ce short de boy-scout et remets des vêtements civils, a-t-on idée ! Et jette cette paire de sandalettes. C’est ridicule, on dirait des babouches. Plus vite que cela, bordel ! Je me tue à te le dire, ses ordres, Alcaida ne les rappelle jamais deux fois. Avec lui, on ne discute pas… » Dépiauté suite à un strip de derrière les fagots de sa tenue d’épouvantail, Papito enfila son beau pull blanc crème, puis son élégant pantalon bleu auquel était ajusté son étui à couteau, le tout dans un silence contaminant qui eut don de hausser encore d’un cran l’impatience du cancrelat.
La recette s’avérant infaillible, il prit un temps fou à lacer les pompes d’Emilio qui le faisaient toujours autant souffrir des pieds. Lui, c’est depuis hier qu’on le faisait poireauter. A chacun son tour !
- Et que ton accompagnateur qui s’est si bien distingué en dégueulant sur les sofas du Gogo-club n’oublie pas d’emporter ton bête panier. Aucun indice de ton passage ne doit subsister ici. Maintenant tu te magnes et je ne le répèterai plus deux fois ! » hurla le sécuritaire agréé dont l'accès de fureur ressemblait à s’y méprendre à un arrêt de mort signifié par le Roi.
D’une placidité folle sous ses yeux de chien battu, le pépère renoua par deux fois ses lacets à seule fin de parfaire l’ulcération du malveillant qui dut aller jusqu’à faire mine de sortir sa cravache. Dernier tour de compartisme version docile, il passa sous contrôle d’une pléthore de militaires mieux emboîtés que les pièces d’un puzzle qui le guida le long du chenal comme s’il se livrait à son jeu d'approche favori. Trois minutes de drill nord-coréen plus tard, le collectif s’arrêta pile au pied d’une passerelle recouverte d’un tapis rouge qui tressauta sous son poids. Auraient-ils décidé en dernier ressort de le faire pendre aux vergues ? A peine eut il foulé le carré arrière en goûtant tout ce que la vie a d’inespéré qu’un gros papagito crépu le fit cloîtrer dans le salon de croisière sous le cockpit. Pris dans les rets du compartisme mégalithique, le vioque n’en avait rien vu de ce beau yacht chinois, sinon la cale d’Ali Baba dans laquelle on venait de le précipiter. Boiseries laquées, éclairage indirect et passementeries de soie opacifiée, tout le sens qu’il donnait au mot féerie était à portée de main. Au prix d’un effort mental ahurissant, il s’assit sur un tabouret vissé au bar pour ne pas tomber à la renverse. A quelle méprise avait-il affaire ? Le même gorille empesé à l'accent vénézuélien prononcé lui proposa un café thermos qu’il accepta presque à contrecœur. Les yeux pétillants d’arrogance, il le somma ensuite de ne pas entrouvrir les rideaux d’écoutille, personne n’avait à soupçonner sa présence à bord. Jamais le pépé n’aurait cru ça. Lui qui aurait tant voulu voir en quoi consistait un poste de commande moderne, il se retrouvait bloqué dans un trou à rats sous la ligne de flottaison, perforé par un étrange appareil feutré qui n’était autre que celui de l'État. Pour la première fois de sa vie, Ernesto avait perdu les commandes !
Un coup de canon retentit au loin comme si une nouvelle révolution des humbles venait d’éclater à quelques lieues d’ici et tout partit en cadence accélérée. Des pas précipités émanant de la coursive se croisèrent tous azimuts. Un concert aigu de voix claquées également, cela devait fourmiller de militaires là-haut ! Une volée de coups de sifflet plus tard, un tremblement anxiolytique prit le bord, suite à quoi le personnel de quai retira la passerelle. Débauché de Cojimar pour la bonne cause, le vioque se retrouvait captif des soutes d’un bateau qui renaissait à la vie, cela n’avait aucun sens. Le yacht avala le chenal à la vitesse d’une Lada poussée dans ses derniers retranchements et l’allure s’amplifia encore de plusieurs paliers une fois passé le môle. Par le Walhalla capitaliste, un missile à tête chercheuse n’aurait pas cavalé plus vite. Un clic-clac de serrure plus tard, Alcaida parut le visage encadré par l’abattant. Il semblait éprouver un plaisir intense :
- Alors, comment te sens-tu aujourd’hui, vieux pirate ? En forme pour les Arugas ? Y fuse terrible mon bateau, hein ! C'est un walkaround carène en V évolutif, ce qui se fait de mieux au monde. Je te l’avais bien dit, fantastique ce matériel chinois !
- J’en ai rien vu de ton beau yacht, moi. Pourquoi m’as-tu fait chercher à Cojimar pour me cloîtrer dans un salon de thé ? Fais-moi sortir de ce trou. Où sont les câbles et les appâts ? Il faut tout préparer !
- Mais tu retardes d’une guerre sainte, papy. Nous disposons d’un personnel qualifié pour la basse besogne. Toi, pour une fois, tu seras du côté des chefs et ta fonction s’arrêtera à nous montrer où et comment. Je te l’ai déjà dit, on doit absolument triompher sur toute la ligne. Viens que, je te présente à notre passager, je crois que tu le connais
Désarmé par cette invite curieusement débarrassée de véhémence, le vieux se leva cahin-caha, dominé par l’impression qu’il allait être confronté à quelque chose d’intense sans savoir de quoi la foudre serait faite. Alcaida ressentit l’urgence de l’activer. En quelque sorte, comme tout allait éclater dont la vérité, il faisait le sacrifice un peu fou de le rendre à son élément pour en disposer à volonté. D’un geste mélangeant invite et mépris, il lui indiqua la rampe d’accès au pont. Enfin du positif, un retour aux vraies sensations. Ernesto grimpa les échelons de travée comme s'il s'agissait de sa dernière chance de remonter la pente. Sans prêter attention à un grand militaire en treillis qui lui tournait le dos, il courut s’accrocher des deux mains aux douilles de rambarde bâbord. Jamais il n’avait vu l’océan défiler si vite ! Alcaida le prit par le coude, le poussa presque :
- Majesté, voici le compagnon Ernesto Che Ciencaminos dont je vous ai tant parlé. C’est lui le meilleur pêcheur d’Arugas de la Nation, Sire ! » LE ROI !!! Bordel de saint Ché, le Roi Maxime en chair et en os. Oh putain, j’croyais que ce vieux totem n’existait qu’à la télé pour les discours ! Par Ochun, comme il a l’air féroce. Alcaida m’a bien possédé…
- Ce vieux prolotaire de Cojimar m'est entièrement dévoué, Sire. Avec son expérience, nous gagnerons haut la main. Ce plan, il y a des mois que je le prépare. Il est imparable » Effondré, le vioque réalisa qu’il s’était mis en situation d'offrir sa complicité à son pire ennemi, il en aurait hurlé. Se retrouver face à ce comploteur devant l’éternel, passe encore. De là à lui révéler les secrets de l’Aruga. Jamais… jusqu’à la mort !
Yemana passa en trombe loin par-dessous à gauche. Impérative comme jamais, elle lui glissa à l'oreille :
- Reprends-toi; vieux fils de Nérée. Fais semblant de collaborer, ou alors ils te précipiteront par-dessus bord et tu serviras d'en-cas aux requins. T'as fait une bourde monumentale, d'accord. Mais la pire, arrange-toi pour que ce soient eux qui l’aient commise en t'appelant à la barre. Réfléchis vite, mais réfléchis bien !
Sauvé in extremis le Papito. C’était l’intervention surnaturelle qu’il attendait dans le contentieux qui l’oppose depuis toujours à cet idéologue chargé à mort. Incroyable, ce squelette sur pieds fait plus maquette que sur ses photos. Lui, un homme puissant ? Allons donc, il tient à peine debout. Le gilet pare-balles sans doute. Mais quels yeux ! Des yeux alcaloïdes, rongés d’expression rusée, proches du dénouement. Seuls sa barbe effilochée, ses mâchoires de ptérodactyle et ses yeux de psychopathe le font ressembler au modèle. Avec vingt ans de plus, c’est sûr. L’effet inverse à celui souhaité. A moins que…? Rançon de l’exercice continu du pouvoir, le bon Maxime crut en toute sincérité avoir impressionné ce petit chose comme il impressionne tous ses interlocuteurs. Parfait prophète de pacotille, il lui ramena la main à hauteur du cœur avec la langueur étudiée de qui sait que rien ni personne ne peut lui échapper. Terrifiant dans le registre du Parrain atteint d’une tumeur des cordes vocales, il lui susurra de cette voix de fausset qui n’appartient qu’à lui :
- Vieux corsaire, comment t’y es-tu pris pour manipuler si facilement mon Comité ? Voilà une bonne semaine que j’entends plus parler de tes prouesses que de l’action de mes ministres. Que de temps perdu alors qu’il reste tant à faire pour le devenir de l’Humanité !
D’une prodigalité folle dès qu’il lui faut donner ses lettres de noblesse au chaos, il termina sa quête d’identité sur une note irréprochable :
- Aide-moi à gagner le concours Hemingway face au fleuron de l'impérialisme mondial et je ferai de toi un héros. Un héros anonyme, je ne t’oublierai jamais !
Menace à peine voilée, Sa Majesté venait de lui faire remarquer qu’il n’était qu’un faire-valoir, une larve à son entière dévotion. Sa licence lui brûlait les poches, s’il avait su. Mais Yemana veille. Elle est là pour lui, elle va lui sauver la peau : – Agis à son image, vieux guérillero. Force l’orgueil spasmodique comme s’il s’agissait également d’un succès personnel » Message reçu. La rétroversion opère :
- Majesté, à ce que je vois notre bateau se dirige droit sur la représentation des intérêts ricains. Sauf votre respect, c’est une erreur. Avec tout ce que nos égouts y ont déversé, la baie est eutrophiée pour mille ans et de toute façon, nos concurrents l’ont déjà ratissé avant nous. Il n’y a pas plus de poissons rouges que d’Arugas là-dessous. Si vous voulez gagner, filons plein Est !
Génial le vioque. Une quille de bateau, il commande et s’ensuit l’effet inverse :
- Vieux pêcheur, qui es-tu pour oser me dénier le droit d’humilier ces salauds d’impérialistes face à leur representacion ? Que le pilote y passe par trois fois pour commencer, j’ordonne !
Ça, c’est bien notre grand leader tout craché. Ernesto connaissait le point faible du bonhomme. Dès qu’il est question des Ricains, il suffit de lui dire blanc pour qu’il fasse noir. Belle inspiration, Papito. Première passe d’armes et premier échec au Roi. Dément, non ? Très en mise de fonds maintenant qu’il avait été si élégamment ravalé dans son statut de moins-que-rien, il prit le temps d’analyser le yacht sous toutes ses formes. Par la Virgen, son étrave était aussi blanche que la robe d’une santériste en année d’initiation. Hérissé de radars comme s’il en pleuvait et piraté par deux militaires armés qui scrutaient la mer aux jumelles, ce bateau-fusée filait au moins trente fois plus vite que Maryleen vent dans le dos. Seconde diversion, il ne lui aura pas fallu longtemps pour la tenter :
- Par saint Ché, que ce bateau reste stable ! C’est quoi pour une quille ?
Branché sur son triomphe, Maxime était déjà hors écoute. Rien à cirer du saint Ché, sus aux Ricains ! Ça plane pour lui, lui, lui, lui... Brusque crochet par Alcaida. Le poids mouche jouait sa carrière. Un jump bref et incisif, un seul mais le bon :
- La quille ? Je ne te savais pas si fin connaisseur, toi ! Fibre de carbone. Rien à voir avec du vulgaire métal, tu t’en doutes n’est-ce pas ? Centralisation totale. L’ordinateur de bord règle seul le degré d’abaissement des flaps hydrauliques et le niveau des volets correcteurs d’assiette. Au signal, le pilote inversera un des moteurs et ce Gipsy virera jusqu'à 160 degrés sans jamais verser. Pour lui assurer une propulsion maximale, j’y ai fait monter deux Caterpillar à doubles hélices contre-rotatives. J’te dis pas la poussée qu’ils développent, même Hedge Bond 007 peut se rhabiller. Mise en présence d’une telle machinerie, l’Aruga part battue d’avance. Et toi, je t’ai fait venir ici pour la rencontrer, c’est tout simple. Sinon, te v’là mûr pour le djihad, c’est tout simple aussi !
Satisfait du tranchant de son explication, le petit vizir se frappa le sternum du poing comme s'il avait un crucifix à la place du cœur, puis inclina profondément la tête à la façon d’un courtisan amené à vous prouver que l’intelligence de sa démonstration ne peut d’évidence s’adresser qu’à très peu de monde. Sa Majesté s’étant fait l’infime honneur d’écouter ne fut-ce qu’en vertu de son droit de tout savoir, il se mit à rire sous sa barbe de la candeur imbécile de ce vieux jobard. Lui-même ignorait pourquoi ce yacht restait si stable, ces pêcheurs en barquette ont de ces questions ! Assuré de son emprise, Alcaida l’invita à monter au flybridge et de s’y asseoir à même le baquet de combat, un accastillage fait pour la pêche au gros et rien qu’elle. Ernesto que la surprise venait de faire passer de la mer au trône n’y avait pas prêté attention.
- Prenez place, Majesté. Il s'agit d'un siège antichocs en matériaux composites. Je vous épargne les trésors d’ingéniosité qu'il m'a fallu déployer pour vous en trouver un à mesure, c’est ce qui se fait de mieux au monde, Sire !
Impréparé à ce type de contrainte, Maxime le Très-Haut s’installa à même ce qui ressemblait à un fauteuil de dentiste muni de rallonges. Avec toute la prévenance que seul s’autorise un fils spirituel, son majordome inclina le dossier de deux crans, puis l'entrava pieds et chevilles au caillebotis. Bouille illuminée par la joie qu’il avait à servir son maître, il le saucissonna au moyen de sangles coulissantes qu’il régla au niveau du torse, comme s'il avait à le ligaturer sur une civière avant l'injection létale. Que de détails orduriers. Où est la housse de plastique ? :
- La photo, Chavezito. N’oublie pas la photo ! Demain en première page de la Granma, j’ordonne ! Curieux ce baquet, on dirait un siège de Mig 21. De la merde cette aviation soviétique. Faux frères, va !
Petit caniche court sur pattes, son petit chienchien privatif courut chercher une ligne où le leurre tel qu’expliqué par le vieux avait été installé. Vexé d'avoir à cautionner une initiative n'émanant pas de sa personne, Alcaida l’arracha des mains de l’impie et l’emboîta lui-même au porte-canne avec toute la fausseté d’un obscur petit représentant de commerce amené à vanter l’article pour mieux embobiner son interlocuteur :
- Du filin 30, Majesté. Sous tension, ce câble vous tracterait un sous-marin. Seul l’acier effilé en vient à bout, autant dire que... Personne ne remarquera que nous utilisons du matériel prohibé par le règlement. J’ai tout prévu, Sire !
Flippé comme jamais de sa putain de vie, le vioque. Des règlements ? Nos dirigeants les édictent, ce n’est pas à eux qu’ils s’appliquent. Quoi qu’il en soit, ici tout le monde triche, c’est une profession de foi. Le malhonnête, c’est celui qui ne triche pas. Celui-là, il peut être sûr qu’il ne s’en sortira jamais. Bon Dieu de bon sang ! Ernesto, pourquoi as-tu lâché cette histoire de leurre ? Fringant comme un passe-lacet, le petit vizir reprit avec une persuasion peu commune :
- Envoyez la ligne à l'eau, Majesté. Elle est couplée à une micro-caméra grand angle reliée par drone au centre national de gestion des données, celui-là même dont vous m’avez confié la responsabilité, Sire ! Même Bill Gates n’aurait aucune chance de se tirer par la fenêtre sans nous alerter. Décidément, nos amis Chinois, quelle efficacité ! Une technologie de pointe à peine commercialisée par Silicon Valey qu’ils en mettent déjà une copie sur le marché. Dans sa version faciale, elle vous cible tout opposant à deux kilomètres à la ronde, Sire !
Et derrière le dos du Roi, une voix bien connue d’apporter son p’tit grain de sel :
- Tout ce qui vient de Chine, c’est de la merde. Surtout les bicyclettes !
Saucissonné à son bloc opératoire, le Roi se mit à glousser comme un dindon :
- A quelle profondeur ta bicyclette, vieux pêcheur ?
- Sire, je viens de vous dire que cela fait bien soixante ans qu’il n’y a plus la moindre Aruga ici ! « répondit-il d’un ton versifié d’évidence.
Quelle perle ce Papito ! Il n’y a pas une heure qu’il sévit à bord et le voilà déjà en train de bluffer tout ce beau monde…
La déstabilisation suit son cours. Noyé dans un océan de béatitude qu’il n’avait plus connu depuis des lustres, le divin Maxime donnait l’impression ignoble de prier. De prier pour que cela dure entre lui et ces satanés Ricains. Une joute sans pitié, plus d’un demi-siècle de lutte sans bataille, une guerre des mots qui s'éteindra le jour de l’extinction du Phare. Des deux côtés, on n’attend que cela depuis toujours. Plus rien ne l’arrête, il jubile, jubile et tourne en rond… :
- Encore un tour. J’ordonne, encore un tour !
Signe évident de paranoïa clinique, une échancrure de fond dilata ses grands yeux d’opiomane, tic qui une fois déclenché taillada jusqu’aux paupières elles aussi très froncées. Par Ochun, ce type hallucine ! Seraitil sous neuroleptiques ? Cramé par les amphés ? Toujours est-il que son sourire de squale est là pour le confirmer, notre grand leader n’a plus grand-chose à apprendre du monde :
- Cùgno, depuis la mémorable raclée que je leur ai foutue à la baie des Cochons, jamais ces maudits Ricains n’ont osé recommencer. Assiste-moi, vieux rebelle. Ces Arugas de la Patrie, dis-moi où on les tire !
Sa Majesté excelle dans le style populiste, ses raccourcis sont toujours saisissants. Tout parfait qu’il soit dans son rôle d’expert chargé d’étaler ses connaissances, le pépère n’en était pas moins hors d’état d’éluder son écrasante responsabilité. Si, et c’était là sa seule consolation, une consolation avisée. Voilà plus d’un tour d’horloge qu’il protège l’Aruga et Maxime n’en est toujours nulle part. Une situation identique à la nôtre après plus d’un demi-siècle d’endoctrinement révolutionnaire
- Nous voici déjà à hauteur de la Bohia aluminica, Majesté. A deux miles au large, il y a une faille truffée de contre-courants dès 80 mètres de fond. Beaucoup d’Arugas y chassent parmi les à-pics, surtout des Casteros !
Par tous les saints du ciel, le Gipsy prit alors son véritable envol opérationnel. Une fusée éjectable, il n’y a pas mot plus fort pour décrire la course effrénée dans laquelle il était lancé. Avec ce ton d’amnésie morale si caractéristique de son rapport avec le monde, notre bon Roi se remit à beugler sur une domesticité coupable à ses yeux de n'être pas à sa totale disposition. Comme si son petit Chavezito n'était que de la mierda. Comme si ses exigences allaient de soi. Comme si l’insoutenable ne comptait pas. Comme si son cœur n’était pas déjà en état de mort clinique. Comme s’il était normal qu’il n’y ait d’espoir que pour lui. Bien évidemment que de l’espoir, il n’y en a que pour lui :
- Il y a une touche, Alcaida. Que dois-je faire ?
- Mes compliments, Sire ! Pressez le bouton au-dessus du moulinet et le mécanisme de remontée se déclenchera automatiquement. Vous gagnerez haut la main sans même combattre, Majesté !
Manière admirablement dosée d’intervenir. Décidément, rien n'est fortuit chez ce petit chamelier. Vouée à lui donner raison, encore et toujours raison, la canne en fibre de verre se tendit en arc de cercle et la ligne se mit à crisser à une vitesse indescriptible. Pêcheur ? Assassin, oui ! Ernesto ne se départit pas de son calme, un calme olympien dont faisait également preuve la mer dans ses ritournelles de vagues. Lui qui connait les lueurs sporadiques émanant des grands fonds, il se demandait par quel miracle Maxime se serait assuré une prise. Le Gipsy survolait les coulis vaseux prolongeant l’estuaire du fleuve, il n’y a que galions enfouis dans leur gangue de boue et petits poissons décharnés làdessous. Laissons faire ce Roi qui sait tout mieux que tout le monde, il aura coincé sa ligne sur une aspérité rocheuse ou récupéré un vieux frigo jeté à la mer.
- Je l’ai, je l’ai ! …J’ordonne !
- Pas sûr, Majesté ! Mais s’il s’agit d’une Aruga, laissez le piège se refermer et vous l’aurez.
- En es-tu certain, vieux pêcheur ? J’exige que mes ennemis soient mis au courant. Préparez immédiatement un communiqué de presse, j’ordonne !
Le registre est clair, il y a des psychoses qu’il vaut mieux ne pas aborder. Deux tiers de la ligne y étaient déjà passées, d’ici à ce qu’il n’en reste plus… Le câble va casser, tout démolir, entraîner la confusion, encore plus de confusion. Qui sait ? S’il est vraiment aussi solide que l’a prétendu Alcaida, il finira par désenclaver le baquet où trône le Roi. Songerie à voix haute, Mad Max filera direct à la mer, une noyade qui ne serait pas sans rappeler celle de Marat dans sa baignoire. Dommage en un sens, il eut cent fois mérité la charrette et les quolibets de la foule ! Très en faveur depuis six mois, Chavezito n’avait pas son pareil pour honorer son maître. Sans rien y connaître, il tapa dans le mille :
- Majesté, je serais vous, je ferais déjauger le bateau. Si la ligne se retend, c’est que vous nous avez ferré un animal. Pas un de ces maudits Yankees qui sentent le soufre, ha, ha, ha !
Le vioque embraya comme si sa réputation entrait en lice :
- Votre serviteur m’ôte les mots de la bouche, Sire. Une Aruga aurait déjà tenté de se dégager, c’est évident. Faites couper la ligne, Commandante !
Valeur curative oblige, Alcaida eut la crapulerie d’abonder dans le même sens. La fuite en avant, sa seule infaillibilité :
- Majesté, ce vieux pêcheur connaît son boulot et il reste à peine une heure de compétition. Si vous voulez gagner, il y a tout intérêt à suivre ses recommandations.
- J’ordonne ! J’ordonne !
- Qu’exigez-vous, Sire ? Notre fierté est d’exécuter, Majesté ! C’est vous le Phare de lumière, notre irremplaçable guide.
- Coupez-moi la lumière, euh la ligne. Coupez-la, par saint Ché ! Depuis le temps que je vous le dis… Qui commande ici ? Écoutez ce que propose ce vieil homme
Bien vu, Papito ! Suis la voie tracée par Yemana et il te reste une petite chance d'emporter le morceau :
- Ordonnez de mettre cap plein Sud, Sire. Le gouffre de la Meijera n’est qu’à trois miles d’ici et l’Aruga raffole de ces longs espaces où elle peut faire jouer sa vitesse. Surtout du côté de l’U-boat, un à-pic que je connais comme ma poche. Avec votre Granma des temps modernes, tous les espoirs nous sont permis, Majesté !
Nous, vous, nous… le vioque s'améliore de minute en minute. Voyez l'élégance qu'il met à mélanger l’étriqué et des instruments aussi voisins que le superlatif et le faux pour conduire l’adversaire là où il le désire. Là où on le met automatiquement en échec diraient Alcaida et Gégèncito. Hélas, le gain de temps s’avéra minime. Revenu dare-dare de la coursive, le petit pétroleur Chavezito brandissait déjà une nouvelle canne toute équipée :
- Par les cornes de Bush, il n'y a plus un instant à perdre ! Sus à l'insupportable domination capitaliste, le peuple entier vous en sera redevable, Majesté !
- En avant ! Tous pour la Révolution. Tous pour moi, pour la Patrie …pour le peuple !
La licence européenne donnant toutes les garanties de mondialisation voulues, guerre des étoiles oblige, les deux moteurs ricains les menèrent en un rien de temps à la première grande faille menant au large. A la vitesse prise par ce vaisseau fantôme à fendre la mer, le vioque comprit qu’il avait peu vécu, mais il n’en restait pas moins en mesure de certifier que notre bon Roi avait fait de lui un juge. Plongé dans le courtbouillon de la perf’ à tout prix, il s'accouda négligemment au baquet comme s’il s’était élu chef de cordée de l’incontestable chef de la Nation, façon s’il en est de couronner la certitude de son irrémédiable talent :
- Votre leurre reste collé en surface, Sire. Les grosses Arugas nagent plus bas. Si vous ne faites par ralentir l’allure, nous n’aurons aucune chance de la voir s’intéresser à l’appât
Recommandation aux airs de génie, mais contraire à toute logique. Les rebords de la faille étant ultra serrés, la ligne ne trouvera pas à s'y faufiler et finira par s'accrocher aux contreforts. Lui qui était pour ainsi dire né ici, il donnait un cours bien différent à la chose en pénétrant la fracture par tribord avant d’y plonger quatrevingts toises de câble dûment lesté pour surprendre l’animal en pleine course. L’Aruga répugne à faire du gymkhana. Avec ce qu’il venait de proposer avec tant d’aplomb, il lui sera impossible de rencontrer l’appât. S’il y avait un prize-money du looser, le pépère l’emporterait haut la main ! Mise en garde qui sonnait faux, Alcaida redit au Phare de la Nation tout l’intérêt qu’il y avait à persévérer sur la voie qu’il avait tracée, mais perdit définitivement contenance en constatant que sa Majesté avait cessé de l’écouter. Si ce plan génial foirait, adieu plans sur la comète et les 72 petites révolutionnaires… En revanche, le vioque eut bien mérité une longue salve d'applaudissements. Diantre, son nouvel échec au Roi venait de rapporter un petit quart d'heure supplémentaire. Tirant parti du soutien résolument discret de la mer, il eut une nouvelle inspiration entièrement dictée par les circonstances :
- Des oiseaux, Sire ! Des oiseaux !
- Ma carabine, amenez-moi ma carabine !
- Mais non, Maxime. Comment n’as-tu pas remarqué cette nuée d’oiseaux par bâbord ? Pourquoi que tes deux vigiles n’ont rien signalé ? Ça, c’est un banc de Boniatos qui maraude en surface. Et qui dit Boniatos dit souvent Aruga derrière. A l’attaque, mille sabords ...euh, par saint Ché !
Nouveau coup de batte à la Di Maggio, Tiger Ernesto eût cent fois mérité de faire le carré sous les vivats de la foule. Ces deux militaires rivés à leurs jumelles sont des hommes de la sécurité, la présente curée n’a pas le même sens pour eux. Ce n’est rien de plus qu’un banc de petits poissons qui achève de piocher un animal crevé sous l’œil de macareux ravis d’assurer leur quota de régulation des espèces. L’Aruga ne fréquente pas les zones à découvert. Trop risqué, un mako peut à tout moment lui tomber sur le paletot. Maxime va se retrouver avec un squale sur les bras et le vioque pourra toujours rapporter avoir de ses yeux vu qu’il n’est qu’un anthropophage ! Des désirs aux réalités, il n’y a qu’un pas. Le Gipsy eut beau passer la zone au peigne fin, poissons et oiseaux s’étaient volatilisés et aucun requin ne vint chatouiller la ligne. Là, reconnais que t’en voulais trop, pépé ! L’instinct du squale le pousse à déchirer. Le leurre est trop volumineux, impossible que ce goinfre l’avale cul sec, Ton secret qui n’en est plus un sert à piéger l’Aruga, lui enrouler le pic avant le cérémonial du tête-à-tête et pas autre chose. Fais tout pour empêcher ça :
- L’étau se resserre, Sire. Nous avons encore quarante minutes pour remonter le Grand Puits où elle se sera réfugiée en attendant la fin de tout ce tintamarre. La victoire est proche, Majesté.
- Faites ce qu’il dit, Sire ! « eut la bêtise d’ajouter Alcaida, blanc comme un navet.
- Alcaida, ici le Commandeur c’est moi. Faites ce qu’il dit, j’ordonne !
- Oui, faites ce que je dis, il ordonne ! « conclut notre vieille canaille qui aurait bien coiffé sa casquette …euh, son chapeau de paille de capitaine.
L’espace d’un instant, la ligne se tordit sans raison, puis vrilla comme un fil à plomb en recherche d’équilibre. Curieusement cela n’émut personne, sauf un dont le cœur se mit à battre à tout rompre. Quant au Roi, il était plongé derrière la grande muraille de ses pensées. Comment se débarrasser de cet Alcaida ? L’exiler sur un cayo éloigné de tout ? Le coller au mur des lamentations ? Le bourrer de coke avant un procès public ? Le faire fusiller à la Moncada pour qu’on n’en parle plus ? Avec toute l'assurance d'un Duce en devenir, le petit vizir détourna notre grand leader de ses déviances :
- Ferrez, Majesté. Ferrez vite, le câble s’est mis à vriller !
Alea jacta est. Le vioque l’avait déjà compris, une Aruga venait de se frotter au leurre. C’est à désespérer de tout, les déviations psychiques de ce foutu Roi l’ont à nouveau servi. Une fraction de seconde de plus et la bête se serait détournée du piège. Mais non, perdu dans son Éden de merde, il avait fallu une intervention, presque un cri d’alarme de son petit terroriste d’État pour le voir enfin porter son attention sur la canne qui et c’était logique en fonction même du processus de traque, se mit à sautiller comme un ressort. Pressentiment d’apothéose qu’il n’avait plus connu depuis des lustres, sa Majesté fut d’une promptitude miraculeuse dans sa démarche victorieuse. Un triomphe qui n’avait, hélas, plus rien d’onirique :
- Une Aruga. Je l’ai, rien ne me résiste !
Le petit monde de Don Ernesto s’écroula d’une pièce. Par Ochun, l’ennemi séculaire s’est finalement joué des obstacles dont il avait jonché la mer. Dès demain, il sera la risée de tout Cojimar. Pensez donc, avoir aidé Maxime le Rouge à triompher du plus noble des poissons. Au pilori à vie le bonhomme. Il sera rejeté par ses collègues, honni pour toujours ! Même par Gégèncito… Retour à ce petit freluquet d’Alcaida. Un instant en mauvaise posture, le favori reprend l’avantage à mi ligne droite. Le pur-sang cravache, il va gagner :
- Le sonar le confirme sans l’ombre d’une hésitation. Vous en avez ferré une toute grosse, Majesté. Enclenchez le moulinet à l’entame de chaque virage et vous la remonterez sans effort. Un quart d’heure si vous suivez mes instructions. Ce nouvel exploit va entrer dans les plus belles pages de notre Révolution. Je vous félicite, Sire !
Floué comme jamais, le vioque se dirigea vers le marchepied sans que plus personne ne fasse attention à lui. Il avait tout entendu et dès l’instant où la ligne s’était mise à trembler, il avait compris qu’il s’agissait d’une Aruga. Dégage sur ta gauche, ma belle. Ne virevolte pas constamment à droite, défends-toi ! Le Gipsy 40 fit un brusque demi-tour à démanteler tout sens de l'orientation et la canne se courba en cinglant l’air. Toujours en retard d’une guerre, le Roi ne réagit pas. Par saint Ché, l'hallali, le triomphe ! Des bombes plein les yeux, Alcaida insista sur l’entame rapide du cérémonial de mise à mort :
- Le bouton juste au-dessus du moulinet, Majesté. A l’entame de chaque virage, vous ai-je dit ! » Cette fois, Maxime a enfin daigné écouter. A chaque nouveau déjaugeage, le câblage reprenait au moins vingt mètres en chuintant à vous scier l’âme. En situation similaire, Ernesto devait lâcher toise après toise sous peine de voir sa barque sombrer. Il n’y a pas plus noble combat et ce remorqueur des temps modernes en fait une chaîne d’abattoir. Tout est de ta faute, vieil homme. Et c’est toi qui as mis le destin en marche, elle ne s’en sortira jamais. Jamais ! Apostasie, le divin Maxime n’est plus qu’en seconde ligne.
C’est Alcaida seul qui triomphe :
- Sire, mes services au sol ont analysé le signal. Il s'agit d'une Aruga exceptionnelle, l'image de synthèse le confirme. Le pilote va casser le rythme pour la forcer à sauter. Le final n’en sera que plus à votre mesure, Majesté. Votre bien-aimée Révolution triomphera toujours. Toujours !
Au top de l’orgueil, le Roi. Il a vaincu, encore et toujours vaincu.
- Cet Alcaida, quelle astuce ! Je le ferai nommer dans mon Comité. Mais pas trop près, c’est un malin. La révolution, j’en resterai maître jusqu’à la fin des temps
Une forme d’anthologie lisse et bleue jaillit de l’eau, décolla plein ciel et y resta un instant interminable. Par la Virgen, c'est Yemana !
Le vieux l’a immédiatement reconnue. L’Aruga de légende, celle qui même aux heures les plus noires n'a jamais quitté le cœur de Cigaro. Yemana, le pacte. Ce Roi maudit la vole, la mer me l’a promise ! Quatre, cinq, dix fois, la Reine bondit par-dessus l’eau. Incapable de contrer la poussée des deux moteurs qui hurlaient à mort, elle se rapproche inexorablement. Et ce câble qui part en zigzag, puis se retend sans jamais casser. Yemana, Yemana ! Pas à lui… Pas à lui, c’est un Diable ! Ulcéré d’avoir œuvré toute sa vie pour rien, le vioque sentit le poids de son couteau, ce beau couteau d’acier trempé qui pend à sa ceinture depuis passé soixante ans. Tous ces militaires l’avaient trouvé si gagne-petit avec son bête panier tressé que personne ne s’était abaissé à le fouiller. En changeant de pantalon, il avait récupéré son bel outil, rien à voir avec une arme. L’Aruga n’est plus qu’à une courte tête. Pour la dixième fois, elle retombe dans un bruit jaillissant d’écume. On distingue nettement le leurre enroulé au bout de son pic, elle est perdue. Ivre de rage, Ernesto Che Ciencaminos crispa sa main sur le manche comme si c’était lui qui s’apprêtait à entrer dans l’Histoire et d’un coup sec, trancha le câble. Yemana se sentit revivre. L’instinct la reprit, elle bondit comme un tigre. Un saut venu des tréfonds de son être, plus sauvage que jamais. Très haut, loin devant ! Le Roi la vit venir droit sur lui. Ligaturé à son baquet, notre grand leader ne put esquisser le moindre geste. D’un violent coup de pic, Yemana lui fracassa la tête, puis replongea à tout jamais en son monde originel. Le Phare de lumière tournoya légèrement de côté, les yeux pointés vers le ciel. Un peu de sang se mit à couler de la bouche. La machine à remonter le temps, le firmament, d’ultimes soubresauts d’automate. Justice est faite, c’est la vie qui s’échappe pour toujours. Par saint Ché ! La mort, le panthéon, les héros…
Mes remerciements à ces centaines de Cubains qui m’ont tous parlé d’une même voix. Et plus que tout autre, toi Adolpho, ce vieux pêcheur si attachant de Cojimar.
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Cuba : le Parlement adopte le projet de nouvelle Constitution
Un vent de modernité souffle sur Cuba. Le Parlement cubain a adopté, dimanche 22 juillet, à l'unanimité, lors d'une session ordinaire de l'Assemblée nationale, le projet d’une nouvelle Constitution. Le texte, qui comprend 224 articles, jette les bases pour l'intégration de différents acteurs économiques, en reconnaissant le rôle du marché dans l'économie de l'île, les investissements étrangers et d'autres formes de propriété, notamment privée. Cela pourrait permettre la légalisation des petites et moyennes entreprises.
Le texte maintient toutefois invariablement ses fondements économiques : "La propriété socialiste de tout le peuple et la planification de l'économie". Cependant, la référence à la future "société communiste" est retirée du nouveau texte fondamental.
Après quatre décennies d'une économie étatisée dans sa quasi-totalité, les réformes de l’ancien président Raul Castro ont stimulé l'entrepreneuriat privé, qui emploie désormais 591 000 personnes, selon les chiffres officiels, soit 13 % de la population active.
Au niveau institutionnel, la future constitution rétablit le titre de président de la République et celui de Premier ministre. Le nouveau texte constitutionnel réaffirme "le caractère socialiste" du système politique cubain ainsi que le rôle dirigeant du parti communiste, parti unique.
Un texte qui ouvre la voie au mariage homosexuel
Enfin, différence de taille avec la Constitution de 1976 : ce texte définit le mariage comme l'union consentie entre deux personnes, sans préciser le sexe, ouvrant légalement la voie au mariage homosexuel, requête majeure de la communauté LGBT cubaine.
"Nous sommes face à un projet qui contribuera, après la consultation populaire et le référendum, à renforcer l'unité des Cubains autour de la révolution", a déclaré le président Miguel Diaz-Canel, à l'issue de la session parlementaire de deux jours.
Miguel Diaz-Canel, qui a succédé au pouvoir à Raul Castro le 19 avril, a souligné que, lors de la consultation, "chaque Cubain pourra exprimer librement ses opinions et contribuer à un texte constitutionnel qui reflète le présent et l'avenir de la patrie".
Le projet doit désormais faire l'objet d'un débat populaire, du 13 août au 15 novembre. Un référendum sera ensuite organisé avant l'adoption finale.
https://www.france24.com/fr/20180723-cuba-parlement-adopte-projet-nouvelle-constitution-economie-marche-socialiste